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Introduction

Marx ou crève - revue de critique communiste

n° 1, p. 1-4, avril-mai 1975




L’heure est de nouveau au pessismisme chez les tenants du capital. Après une très longue période de prospérité, les principales puissances capitalistes se trouvent confrontées maintenant à des difficultés majeures et croissantes. Alors que les voyages de Nixon à Pékin et à Moscou en 1972 semblaient annoncer une nouvelle ère de stabilité presque sans nuages pour l’exploitation et l’oppression, le tableau qui s’offre aujourd’hui a des couleurs très sombres.
Le monde capitaliste, à quelques exceptions près, est secoué par une forte récession économique dont chaque pays essaye de faire payer les frais au voisin. La « structure de paix » qu’Henry Kissinger rêvait d’instaurer pour le plus grand profit de l’impérialisme dominant devient chaque jour plus improbables. Les points chauds se multiplient sur le globe et les foyers qu’on croyait éteints se rallument un peu partout. Dans les métropoles impérialistes elles-mêmes, l’Etat et les systèmes politiques fonctionnent de plus en plus mal face à la montée des forces centrifuges et à un malaise grandissant. Si l’on essaye de rapporter cette crise rampante à ses raisons profondes, il faut bien renvoyer, par-delà les symptômes les plus divers, à la lutte des classes et aux contradictions de plus en plus fortes qui se font jour entre la mise en valeur capitaliste des ressources matérielles et humaines et les aspirations à une modification fondamentale des conditions de vie et de travail, et cela à une échelle planétaire. Dans les pays capitalistes dits avancés, cette crise se manifeste surtout comme une crise des rapports de travail et de l’éthique productiviste et puritaine qui les soutient. La domination du travail mort ou cristallisé, c’est-à-dire les moyens de production possédés et utilisés comme du capital, sur le travail vivant, se heurte à la socialisation croissante du processus de la production matérielle (coopération de plus en plus intégrée, complexité grandissante des connexions et des communications nécessaires à la production). Le vif (la force de travail) supporte de plus en plus difficilement de servir aux finalités étrangères du mort (le capital). Pourquoi travailler, quand on ne contrôle ni l’organisation, ni les objectifs, ni les condi- tous les domaines de la vie sociale promettent d’établir des rouages anonymes et interchangeables de la machine capitaliste quand s’ouvrent des perspectives de libération à partir de l’automatisation ? Pourquoi ordonner le mode de vie en fonction des valeurs bourgeoises de la concurrence et de l’affrontement des individus, quand l’association, la solidarité dans tous les domaines de la vie sociale prometteur d’établir des relations plus satisfaisantes, de réduire les tensions et les égoïsmes sans pour autant sacrifier l’individualité à la collectivité ?
Ce qui frappe dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’universalité des mises en question de l’ordre social bourgeois et des formes d’oppression qu’il a faites siennes. Les adversaires déclarés du capitalisme sont en ce moment plus nombreux qu’ils ne l’ont jamais été. En ce sens l’actualité de la révolution n’a jamais été aussi grande d’un hémisphère à l’autre, que ce soit pour l’ouvrier de l’automobile de Détroit ou le paysan sans terre d’Indonésie. Le paradoxe de la situation est que dans les diverses parties du monde, les tendances à une transformation radicale des rapports sociaux s’étendent sans se rejoindre, ébranlent le vieil édifice sans lui porter de coups décisifs. Malgré son désarroi et son manque d’imagination, la bourgeoisie continue de porter des coups terribles au mouvement révolutionnaire, de massacrer et de maintenir en tutelle les plus larges masses. Le pourrissement ou la putréfaction de la vieille charogne bourgeoise ne paraît mener qu’à des vagues désordonnées, irrationnelles de contestation constamment renouvelées, mais tout aussi constamment décimées. Comme dans les années 30, le mot de Brecht sur le communisme, « cette chose si simple, mais si difficile à réaliser », conserve aujourd’hui toute sa vérité. .
Le communisme, le régime des conseils d’ouvriers et de paysans, de techniciens et d’employés, s’offre comme la solution, mais, par un étrange retournement des prévisions de Marx, il n’apparaît plus comme la marche réelle du mouvement d’émancipation et comme son point d’aboutissement logique. Il est dans l’air et un peu partout à l’état latent, un peu comme un espoir fou ou un rêve qu’on aimerait voir devenir réalité. Mais dès qu’on se tourne vers la pratique, il prend un visage de Méduse, celui de l’archipel du Goulag en U.R.S.S., celui de la défaite du prolétariat au Chili, celui d’une « révolution culturelle » en Chine qui renie ses promesses et s’enlise dans les pires compromis intérieurs et extérieurs.
En réalité il faut prendre conscience que cinquante ans de stalinisme ont ravagé le mouvement révolutionnaire et ont permis à la bourgeoisie de contenir toutes les formes de mise en cause des rapports sociaux dans des limites compatibles avec le maintien de sa domination. Le stalinisme, c’est effectivement, dans les pays qui ont connu la révolution, la mise en tutelle du prolétariat, c’est, dans les pays soumis directement au commandement du capital, la subordination du combat prolétarien à la recherche d’accomodements permanents avec la bourgeoisie, c’est plus généralement à l’échelle internationale l’insertion dans un flux d’équilibre avec l’impérialisme. Le stalinisme, en un mot, c’est, à partir de la confiscation bureaucratique et nationaliste de la première révolution socialiste victorieuse, un réseau international des collaborations de classe d’une redoutable efficacité en fonction même de sa démultiplication et de son polycentrisme présent.
Pendant dix ans, les marxistes révolutionnaires ont consacré leurs forces à la recomposition du mouvement ouvrier, au développement en son sein d’un pôle révolutionnaire conséquent, capable de peser sur le cours et l’issue des luttes. Cet effort a porté ses fruits : dans les entreprises, des centaines de « groupes Taupes » agissent et se développent. Ils ont marqué de leur empreinte un grand nombre de conflits récents. Le poids des marxistes-révolutionnaires au sein du mouvement syndical s’est considérablement accru. Leur implantation progresse dans les universités, les lycées, les casernes. Lors de la prochaine explosion généralisée de luttes, ils disposeront de moyens autrement plus puissants qu’en 1968 pour transformer la crise prérévolutionnaire en révolution victorieuse. Leur maîtrise politique doit être à la hauteur de leur responsabilité nouvelle. La crise à laquelle ils se trouvent confrontés est à bien des égards sans précédents. Crise sociale totale, économique, politique, idéologique, culturelle, elle doit être analysée rigoureusement, dans tous ses aspects. Les généralités vagues, les à-peu-près, la répétition satisfaite des « acquis » ne suffisent pas. L’élaboration adéquate des mots d’ordre et des tactiques de lutte implique désormais l’analyse rigoureuse de ce que l’on combat et des conditions dans lesquelles on combat, la définition précise des objectifs auxquels on tend. Cette analyse implique elle-même, contre toutes les déviations, pseudo-psychanalytiques, scientiste, structuralistes, la réappropriation de la méthode marxiste.
Bref, l’empirisme relatif du temps de la « percée » politique est devenu un obstacle absolu à tout bond en avant. Nous entendons contribuer au dépassement de cet empirisme, à la levée de cet obstacle. Marx ou crève sera un support à l’élaboration stratégique et programmatique des marxistes-révolutionnaires, un lieu de confrontation de leurs groupes de travail et commission. Elle sera l’instrument de la lutte théorique contre les idéologues bourgeois et leurs ombres portées au sein du mouvement ouvrier : réformistes et ultra-gauches. Elle sera une arme théorique pour les militants dont elle s’efforcera d’éclairer la pratique.
Certes, nous ne nous dissimulons pas les difficultés de pareille entreprise. L’hégémonie réformiste sur le mouvement ouvrier a eu de lourdes conséquences au niveau théorique. Le marxisme « officiel » s’est dégradé en idéologie, incapable de rendre compte de l’évolution du réel, ni même d’intégrer les apports des théoriciens bourgeois. Un retard colossal s’est accumulé dans de nombreux domaines : épistémologie, psychanalyse linguistique, sociologie... Des pans entiers de la réalité sociale sont restés méconnus ou négligés. Ce retard ne sera pas comblé en un jour. Mais la crise conjointe de l’impérialisme et du stalinisme, la montée du mouvement des masses, créent une situation propice au renouveau de la recherche marxiste. A condition qu’elle tourne résolument le dos à tout académisme, à tout repli sur elle-même. A condition qu’elle s’intégre résolument au combat révolutionnaire, qu’elle soit un « guide pour l’action ».


Source : exemplaire personnel





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(1934-2004)