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Défense de la Ligue

Le Monde

12 juillet 1973




Que les bonnes âmes libérales ne se rassurent pas trop vite ! Qu’elles ne se laissent pas bercer par des refrains écoulés sur la violence des extrêmes ! La dissolution de la Ligue communiste sous l’égide de Pompidou-Marcellin est une affaire très grave par tout ce qu’elle dévoile et tout ce qu’elle laisse deviner. Les révélations de la presse sont maintenant convergentes malgré les démentis de la préfecture de police. Il y a eu provocation policière à un très haut niveau. Depuis plusieurs semaines, le ministère de l’intérieur a laissé se développer une campagne raciste, illégale depuis la loi de juillet 1972. Depuis plusieurs années, il a toléré des contacts permanents, à peine occultes entre une partie de la police et des groupes de combat fascistes qui font la chasse aux syndicalistes, aux militants politiques de gauche et d’extrême gauche, et bien sûr aux travailleurs immigrés. Depuis des années il construit un appareil d’espionnage intérieur qui n’a rien à envier à celui de Nixon (écoutes téléphoniques, viol de correspondance, mises sur fiches, multiplication des mouchards). En fait tout se passe comme si aux yeux de M. Marcellin la majorité des Français était à classer dans la catégorie des suspects.

La gauche traditionnelle s’est émue. Le P.C.F. et le P.S. eux-mêmes ont déclaré que l’autorisation du meeting raciste d’Ordre nouveau le 21 juin était intolérable, que, venant après l’utilisation répétée des unités de police contre les travailleurs en grève et après les attentats contre des cafés nord-africains, elle était la manifestation d’une politique ultraréactionnaire visant à brider les masses populaires. Pourtant, s’il n’y avait eu la réaction de neuf organisations révolutionnaires, dont la Ligue communiste, l’intolérable aurait été toléré et dans l’indifférence ou l’ignorance la machine policière et les groupements fascistes auraient pu continuer leur travail de quadrillage et d’intimidation - au besoin en broyant les parties réticentes de la police. Au bout du compte, notre pays risquait beaucoup de connaître un développement spectaculaire des attentats à l’italienne (assassinats, bombes comme à Milan). C’est pourquoi nous ne pouvons pas être d’accord avec tous ceux qui, à gauche, sont si tièdes dans la défense de la Ligue communiste, d’Alain Krivine et de Pierre Rousset. Non, la Ligue communiste et les autres organisations révolutionnaires n’ont pas manifesté par amour de la violence ou pour " casser du flic ", mais bien pour nous avertir des dangers qui nous menacent. C’est bien pourquoi, la lutte contre la politique de Marcellin est la tâche la plus urgente de l’heure. Il ne s’agit pas seulement de se solidariser avec une organisation interdite et pourchassée, il s’agit de s’attaquer à un tout, un système d’intervention dont la caractéristique est de faire passer l’opportunité répressive avant le respect formel de la légalité. Marcellin a déjà obtenu l’extension des délais de garde à vue (bien qu’il ne s’estime pas satisfait), il cherche maintenant ouvertement à dicter leurs décisions aux juges ; demain, si l’on n’y prend garde, on en sera revenu à la méthode des lettres de cachet.

Le fait que la base sociale du régime s’effrite, que sa popularité est en recul ne doit pas conduire à entretenir des illusions. C’est précisément parce que le consentement populaire est de plus en plus difficile à obtenir que le régime pompidolien se raidit. C’est parce que les nuages s’accumulent à l’horizon national et international qu’il est tenté de frapper de plus en plus durement. Le dernier remaniement ministériel nous avait doté d’un gouvernement de la contre-révolution préventive. Si nous nous laissons faire, c’est la voie de l’aventure autoritaire qu’il voudra nous faire emprunter. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux dernières déclarations de M. Galley, ministre de la défense, devant les représentants de la gendarmerie. La liberté pour lui n’est plus qu’une valeur répressive, c’est-à-dire la défense d’une minorité privilégiée, de cette fameuse société libérale dont les plus beaux fleurons sont aujourd’hui MM. Druon, Royer, Mazeaud et bien sûr Marcellin. Il est temps de marquer un coup d’arrêt.

Bien sûr, la période des vacances n’est guère propice aux actions de protestation. M. Marcellin ne l’ignore pas et il compte certainement qu’on le laissera vaquer en paix à sa triste besogne. Verra-t-on après la première vague d’arrestations et de perquisitions suivre d’ici peu une deuxième ? Verra-t-on s’accentuer la chasse aux militants de l’ex-Ligue communiste ? Les protestations doivent continuer et s’amplifier.

François Châtelet et Jean-Marie Vincent (*)
Respectivement directeurs des départements de philosophie et de sciences politiques de l’université de Paris-VIII.





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(1934-2004)