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Ernst Bloch : l’utopie concrète et le piège de l’ontologie

Critique du travail

p. 39-56, PUF, 1987




La société a de plus en plus de mal à coïncider avec elle-même. Autrement dit, les hommes qui vivent en elle et par elle s’identifient de plus en plus difficilement aux relations et aux pratiques qui leur collent à la peau, mais leur semblent en même temps extérieures, comme imposées d’un dehors qu’ils ne savent pas très bien situer. Une grande partie de la pensée contemporaine témoigne de cet état de choses en se faisant pensée du retrait, c’est-à-dire du désinvestissement par rapport aux pratiques sociales et aux représentations qui les accompagnent. La philosophie de Heidegger, par exemple, après avoir été tentée par le projet d’une ontologie fondamentale passant notamment par l’élucidation des structures de la vie quotidienne, s’est tournée vers un réexamen critique de toute la pensée occidentale, conçue comme pensée de la volonté de puissance et de la domination dans l’oubli du rapport originaire à l’être. L’au-delà du présent inauthentique est une sorte d’en deçà, de retour en arrière, de regard rétrospectif qui renoue avec les vertus de la réceptivité et de l’étonnement ainsi qu’avec l’esprit de méditation. Cette fascination pour le retrait, cette répudiation de l’engagement immédiat ne sont d’ailleurs pas propres aux seuls penseurs qu’on qualifie trop rapidement de réactionnaires, on les voit aussi à l’œuvre chez les théoriciens les plus en vue de l’école de Francfort, tel Theodor W. Adorno. Pour ce dernier, tous les échanges sociaux, toutes les pratiques, marqués par la réification et l’esprit de domination, participent d’une structuration sociale qui aveugle les esprits et nivelle les différences. La société qui prend la consistance d’une seconde nature s’abandonne au vertige de la répétition- reproduction du même, de l’identification de l’hétérogène au déjà vu, déjà codifié. Elle pourchasse inlassablement le non-identique, tout ce qui pourrait rappeler ou suggérer une relation de l’homme à l’homme, ou de l’homme à son environnement qui ne serait pas une relation d’appropriation ou d’assimilation forcée. Les pratiques qui se veulent révolutionnaires succombent elles-mêmes à cette réification omniprésente, elles ne font que la secouer pour mieux s’y intégrer par la suite. En dehors de l’art, lui-même menacé de mort, il n’y a pas de négation déterminée de l’ordre existant, pas de pratique qui mène à la reconnaissance du non-identique et au renoncement à la violence sur l’homme et la nature.

Il est assez évident que les différentes variétés de marxisme officiel ne sont guère capables de répondre aux interrogations que formulent les philosophies radicales du retrait ou de la critique de l’enfermement contemporain. Chez les marxistes officiels, la critique de l’existant voisine en effet trop souvent avec une apologie des formes actuelles de la pratique, de la technique et des activités sociales. Les marxismes institutionnalisés critiquent l’individualisme bourgeois, mais la plupart du temps ils ne cherchent pas à saisir la complexité des rapports entre l’individu et la société et plus précisément le caractère problématique des relations entre un général ou universel hypostasié (la société) et un particulier enfermé dans son isolement monadique (l’individu). Pour eux, la réconciliation de l’individu et de la société, l’épanouissement de l’individualité comme de la socialité passent simplement par les bouleversements socio-économiques et la transformation morale des individus (en fait l’intériorisation de nouvelles normes sociales). La réalisation du socialisme peut donc renouer avec les valeurs de la bourgeoisie ascendante, héroïsme, ascétisme, culte du travail et de l’autoréalisation dans le travail, c’est-à-dire, en quelque sorte, surinvestir les formes bourgeoises de l’échange social et de l’activité. C’est ce qu’a bien vu Jean-Paul Sartre dans Questions de méthode, en donnant malheureusement au problème une solution discutable : compléter le marxisme orthodoxe stalinisé par une philosophie existentialiste de la pratique (et de ses fondements subjectifs). La publication d’Experimentum mundi, d’Ernst Bloch (en version française), vient toutefois montrer qu’il est possible de mettre en question du dedans la solidarité du marxisme avec le vieux monde qu’il entend combattre [1]. E. Bloch, en effet, ne part pas d’un homme déjà constitué qu’il suffirait de mettre dans de meilleures conditions dans un monde lui- même déjà habitable, il part au contraire d’un homme inachevé dans un monde fait d’interruptions et de discontinuités, d’un homme qui ne se possède pas et n’est encore qu’un vouloir dire sans véritable qualification ou prédication. La non-coïncidence de l’homme avec lui-même, avec la société et ses pratiques, ne renvoie pas, en ce sens, à un oubli de l’être ou à un enfermement totalitaire (soumission des individus à un universel abstrait), mais à l’insatisfaction du manque à être, au dérangement d’un vouloir-plus qui n’est pas encore réalisé. L’homme n’est pas ce qu’il est, ni complètement ce qu’il fait, il est autre par ses projections au-delà de l’immédiat et de ce qui veut le rendre prisonnier. Bloch en veut pour preuve tout ce qui est dépassement du donné dans la vie quotidienne comme dans les œuvres de l’esprit humain, mythologies, religions, œuvres d’art, etc., le plus souvent par une transgression implicite de ce qui est explicitement dit. Le rêve diurne, comme le réapparaître dans l’œuvre d’art, orientent vers ce qui n’a pas encore existé, vers ce qui mûrit sous les apparences de l’engourdissement, transformant ainsi sans cesse les conditions de l’action, bouleversant les faits accomplis, et les situations les mieux acquises.

C’est pourquoi, selon Ernst Bloch, il ne peut y avoir de clôture idéologique, d’enfermement dans une présence à soi illusoire et satisfaite d’elle-même. Il y a au fait toujours quelque chose qui excède l’idéologie, la circularité du déjà vu et du déjà connu et permet d’aller vers l’inconnu en faisant éclater les frontières du « maintenant » trop circonscrit. Le monde doit, par suite, être conçu sous l’angle de la possibilité objective, des latences, des tendances inscrites dans tous les contextes où triomphe apparemment l’irrémédiable. Autrement dit, ce qui se fait et s’accomplit n’est qu’une partie de la réalité objective, ne représente qu’une des actualisations possibles à un moment donné des processus et des mouvements qui constituent le champ du réel. La temporalité, pour être véritablement comprise, doit être placée sous le signe et la primauté du futur afin qu’au-delà de la perception bornée de la succession chronologique, on saisisse — comme le dit Bloch — que le devenir est antérieur au passé. En ce sens, le dépassement du présent inauthentique ne relève pas d’une « anamnèse », d’une redécouverte de ce qui a été perdu, mais d’une utopie concrète qui se nourrit des tendances à l’oeuvre dans la réalité. L’utopie, telle que la conçoit Bloch, est à la fois proche et éloignée de la négation déterminée selon Hegel, proche dans la mesure où elle n’est pas une négation abstraite, un refus purement moral de ce qui se donne pour la seule réalité possible, éloignée dans la mesure où elle n’est pas une résolution quiétiste, au fond prédéterminée, des contradictions qui traversent le présent. L’utopie concrète n’est pas pure transcendance, elle se manifeste par l’intermédiaire d’une dialectique des objectifs proches et lointains, qui se nourrissent réciproquement et se corrigent sans cesse. L’utopie concrète, de ce point de vue, n’a rien à voir avec la planification technocratique qui fait de l’avenir le lieu d’une reproduction élargie du même (croissance quantitative), pas plus qu’elle ne se confond avec les utopies abstraites qui bâtissent les sociétés parfaites de l’avenir en mettant entre parenthèses non seulement les difficultés à surmonter, mais aussi ce qui est susceptible de se développer. Bouleverser en profondeur la société, ce n’est pas lui imposer d’en haut des normes abstraites, c’est au contraire lui permettre de nouvelles relations et de nouvelles formes d’activité dans un climat de libération des forces productives humaines. L’utopie concrète, Bloch ne craint pas de l’affirmer, ressortit de l’imagination objective, c’est-à-dire d’un imaginaire social qui tire sa force de la critique qu’il fait de l’étroitesse et de l’unidimensionnalité du réel cristallisé.

On ne s’étonnera donc pas que Bloch refuse de penser la rigueur intellectuelle dans le cadre d’une totalisation circulaire ou d’un système clos qui prétende se soumettre le monde des étants. Le système comme il le dit est un ordre de route, un ensemble de perspectives de transformation qui décide, épouse les tensions anticipatrices dans la réalité. C’est par excellence un système ouvert à son propre mouvement et au dépassement des frontières que la pensée se met à elle-même lorsqu’elle se veut contemplative et dominatrice d’un présent réifié. Il s’ensuit que les catégories qui soutiennent son architecture ne peuvent pas ne pas être des figures processuelles, tendues et tournées vers le non-encore-être par opposition aux concepts des théories traditionnelles de la connaissance. Bloch insiste particulièrement sur la catégorie de « front » qui cerne la situation temporelle de l’avant où les choses se décident et sur la catégorie de novum qui cherche à saisir ce qui n’est pas encore conscient et n’a pas encore été selon sa possibilité objective. La véritable connaissance ne doit donc pas être perçue comme une adéquation illusoire à une objectivité figée : elle est plutôt une expédition sans repos, ni trêve vers ce qui est proche, mais non encore appréhendé. Elle procède par l’exploration systématique de ce qui n’a pas été ou n’est pas encore questionné, elle s’ouvre à l’expérimentation inventive, celle qui ne
s’enferme pas dans les protocoles d’expérience, mais accepte l’étonnement et l’ébranlement des certitudes péniblement établies. La conceptualisation et la réalité font mouvement l’une vers l’autre dans la mesure où les concepts se remettent en question dans et par l’extension de l’horizon balayé et travaillé, dans la mesure aussi où la réalité qui fait éclater les catégories vieillies exerce elle-même une pression pour que se produise une autre conceptualisation. La philosophie au sens où l’entend Bloch ne peut donc être une façon d’ordonner et d’organiser le monde en s’appuyant sur des certitudes ontologiques, c’est-à-dire sur des références à la permanence de l’être. De manière tout à fait explicite il place au contraire sa réflexion sous le signe d’une ontologie du pas- encore-être pour qu’il soit bien clair qu’il n’y a pas de fondement immuable à la pensée et à la pratique. L’ontologie du pas-encore-être (de la faille, de la béance dans les fondations les plus solides) ne peut être pour lui qu’une incitation sans cesse renouvelée à la transformation des pratiques et de leurs relations unilatérales à la fermentation de la société. La réflexion ontologique sur les insuffisances de l’être social comme des relations de celui-ci à la nature doit en effet mettre crûment en lumière l’incertitude des contenus sur lesquels reposent les rapports sociaux apparemment les plus assurés. Par contrecoup, le bouleversement des pratiques et leur dynamisation doivent empêcher la réflexion ontologique de se laisser aller à une statique de la tranquillité ou du changement bien tempéré.

C’est, bien entendu, dans cet esprit, que Bloch se propose d’étudier la société pour lui restituer son caractère de multiversum, sa multidimensionnalité occultée par les aplatissements idéologiques. La société, pour lui, est traversée de discontinuités spatiales et temporelles, c’est-à-dire tissée de chevauchements et d’enchevêtrements appelant, en fait, une théorisation multilatérale qui mette en relation ou en communication tout ce que les discours abstraitement universels sur le social veulent ignorer. Il faut d’abord et surtout prendre conscience que les formations sociales concrètes ne vivent pas selon des temporalités uniques, c’est-à-dire selon les mêmes synchronies dans leurs différentes composantes et selon les mêmes ordres de succession pour ce qui concerne les épisodes socialement significatifs. Les couches sociales dans leurs divergences et leurs oppositions n’ont pas les mêmes rapports à la mémoire collective, à l’imaginaire social et aux diverses façons de concevoir le passé, le présent et le futur de la société. Et cela, non pas parce que les vécus sociaux seraient hétérogènes, mais parce que les relations des classes et des groupes aux rapports sociaux de production dominants ne sont pas systématiques et ne se font pas jour dans les mêmes conditions. Si certaines couches plus ou moins proches de la bourgeoisie peuvent indéniablement se satisfaire du présent capitaliste, d’autres vivent nécessairement dans la nostalgie du passé précapitaliste, alors que les travailleurs de la grande industrie, eux, aspirent à un futur autre. Ces décalages temporels induisent des déséquilibres idéologiques permanents qui rendent particulièrement aléatoires et fragiles les périodes de stabilité. Derrière les façades normalisées de l’ordre social et étatique, la société est perpétuellement en bouillonnement, voire en proie à des glissements et à des déplacements idéologiques majeurs qui traduisent l’impossible conciliation d’enracinements spatio-temporels contradictoires et de pratiques sociales aux fondements opposés. Il est vrai que les individus comme les ensembles collectifs formés dans le giron de la société capitaliste se caractérisent par leur rigidité, rigidité dans l’isolement monadique d’une part, rigidité dans les mécanismes de soumission des individus au groupe d’autre part, mais cet éloignement du singulier et du général, cet enfermement de la dialectique du singulier, du particulier et de l’universel dans des relations de pouvoir et des relations marchandes réifiées ne sont pas à l’abri de la fonction utopique et de ses débordements. Ni les individus, ni les groupes ne sont à l’aise dans l’individualisme solipsiste ou dans le collectif totalitaire, ils aspirent constamment à un être autre, à des « moi » qui n’aient pas sans cesse à se protéger des autres, à des « nous » qui ne reposent pas sur des mécanismes régressifs d’identification, aux chefs et la négation de soi-même. L’individualité est ainsi à la recherche d’une autre socialité, d’une socialité qui permette à la fois une participation intense et un quant-à-soi conscient de ses conditions et de ses implications (par une sorte de réinvention de la solitude). La socialité, pour sa part, qui ne s’épuise pas dans l’extériorité et les contraintes du social abstrait, tend à créer de nouvelles formes d’association et de relations interhumaines. Aussi bien faut-il se garder de tomber dans des vues réductrices sur la lutte des classes qui ne voudraient retenir que les oppositions d’intérêts matériels immédiatement constatables ou à l’inverse des intérêts historiques abstraitement conçus. Le conflit de classe doit au contraire être analysé en tenant compte des multiples déterminations de l’individuel et du social, bien au-delà de l’économique et du politique étroitement compris.

Il faut toutefois bien se pénétrer de l’idée que l’enrichissement de la notion de lutte de classes opéré par Bloch ne se confond pas avec l’ajout d’un complément culturel à la notion traditionnelle. Chez lui la lutte des classes est avant tout travail en profondeur du pas-encore-conscient sur le conscient figé, travail des nouvelles formes sociales en voie de développement sur les formes sociales fétichisées. La lutte autour de l’exploitation et de l’oppression n’est pas seulement affrontement de type guerrier, affirmation de stratégies et de tactiques, elle est tout autant lutte pour de nouvelles médiations entre le sujet et l’objet, ré-organisation progressive des relations entre les consciences, les pratiques et l’environnement technico-social, prise de distance par rapport à l’immédiat aveuglant qui empêche de s’orienter vers de nouvelles liaisons entre les hommes et le monde. Elle est par conséquent lutte pour la conscience de classe comme chez le Lukács de Histoire et conscience de classe, par le dépassement du fétichisme de la marchandise comme du fétichisme de l’étatique. Mais, à la différence de ce qui se passe chez Lukács, cette conscience de classe en cours de développement n’est pas une conscience attribuée ou à attribuer en fonction d’une conception préétablie. C’est au contraire une conscience qui ne peut se définir a priori et se présenter comme compréhension au préalable de la tâche historique à accomplir. Elle est, en fait, arrachement au quotidien routinier, découverte dans la lutte de possibles insoupçonnés et plus profondément re-création, ré-ouverture de l’histoire en fonction, non d’une brusque illumination, mais en fonction d’une ré-élaboration pratique - critique du champ des représentations du monde et de la société. La lutte des classes doit donc se penser comme lutte contre la pré-histoire, contre la primauté du passé fermé, ce qui signifie aussi lutte pour la ré-actualisation des potentialités inexplorées et inutilisées du passé occulté et enfoui. Il ne peut y avoir, en ce sens, de linéarité du progrès social et de dépassement d’un présent non réussi sans reprise de ce qui n’a pas trouvé autrefois sa validation. Le front du progrès transcende par là les limites habituelles de la temporalité, il s’établit comme le constate Bloch dans une temporalité élastique qui traverse les époques. Rien n’a vraiment été définitivement joué, parce que rien pour le moment n’est vraiment joué. Le novum qui apparaît à l’horizon du futur peut encore sauver ce qui s’est apparemment perdu corps et biens dans la nuit des temps, car le novum peut toujours s’enrichir, au-delà des poussées concrètement utopiques du présent le plus immédiat, de toutes les virtualités qui, formellement laissées en arrière par le cours chronologique du temps, recherchent toujours leur actualisation. L’hétérogénéité des histoires et des traditions propres aux différentes couches de la société, leur apparente incommunicabilité ne peuvent être véritablement des obstacles insurmontables, puisque l’unification du monde humain sous l’égide du capitalisme contraint les opprimés et les exploités à faire converger leurs efforts (et les moyens qui leur sont spécifiques) vers des objectifs communs. Ernst Bloch ne souscrirait sans doute pas entièrement aux vues de Walter Benjamin sur la Révolution comme rédemption de toutes les souffrances du passé, mais il ne désavouerait certainement pas l’idée d’une transversalité spatio-temporelle qui transposerait sans interruption vraiment définitive l’essentiel de l’expérience subversive d’une époque vers une autre. La lutte des classes comme les pratiques authentiquement révolutionnaires se révèlent polyphoniques, c’est-à-dire porteuses de partitions écrites dans des circonstances et dans des lieux très différents. Elles vivent et se vivent sur des registres très différents, dans la non-simultanéité, dans une synchronie a-synchronique qui fait coexister et intervenir des préoccupations originellement très éloignées les unes des autres. Mettre en question la domination de la bourgeoisie, rassembler des opprimés autour du noyau de la classe ouvrière, ce n’est pas fondamentalement faire la sommation d’intérêts matériels (même si cela doit être fait), c’est faire se rejoindre des visées vers le tout autre, dissemblables par leur origine, mais conciliables par leur non- soumission au présent satisfait de lui-même. Les alliances qui se nouent dans la lutte politique ne peuvent de ce fait avoir de solidité — au-delà d’une conjoncture très limitée — que si elles permettent la fusion d’horizons divers et de structures temporelles qui font éclater la notion habituelle de la contemporanéité.

C’est bien pourquoi la pensée révolutionnaire n’a pas le droit de négliger ce qui vient des luttes d’autres lieux et d’autres temps et ne peut évidemment porter l’estampille du lieu que l’on foule et du jour d’aujourd’hui. La primauté du futur exige au contraire que l’excédent extra-idéologique, le pas-encore conscient, l’im-pensée de traditions banalisées à souhait (pour reprendre le vocabulaire de Heidegger) soient repris et réinterprétés pour faire céder les résistances d’un certain passé, le passé de l’immobilité et de la reproduction du même. Le monde de l’esprit objectif, des formes intellectuelles ainsi que des interprétations de la société et de l’univers est derrière une façade de sérénité, et dans un climat apparent de lente maturation, des savoirs et des cultures, un monde plein de malaises et d’affrontements, de tensions vers le nouveau et de retours en arrière. C’est un monde qu’il faut déplacer, faire sortir de ses gonds en recourant à une herméneutique de la percée et de l’avancée au travers de la tradition. Dans l’optique d’Ernst Bloch, le progrès de l’esprit humain ne s’opère pas en effet par la sélection progressive ou naturelle des meilleures théories et des meilleures formations culturelles, encore moins par des cumulations successives, mais bien par des luttes très souvent obscures quant à leurs objectifs, luttes qu’il s’agit d’éclairer pour mieux voir le futur et qu’il s’agit en même temps de faire s’exprimer selon d’autres conventions et codes que ceux qui leur furent imposés à l’origine. De ce point de vue, il ne saurait être question au vu de leur rôle dans certaines phases historiques, d’ignorer la portée des luttes et des affrontements religieux en adoptant à leur égard une attitude méprisante dictée par un athéisme vulgaire et borné. La religion n’est pas qu’une projection dans un au-delà insaisissable des désirs insatisfaits des hommes et conjointement soumission à un Deus absconditus censé donner des réponses à cette insatisfaction, elle est tout autant recherche de l’homme inachevé, de l’homo absconditus et de l’humanum absconditum. Cela est particulièrement vrai lorsqu’elle se présente comme recherche du royaume de Dieu sur terre, comme messianisme qui ne peut s’en tenir au règne du père transcendant et ne peut se contenter de l’état de choses existant dans la société. Autrement dit, dans les religions, il faut être attentif à tout ce qui met en question l’inaccessibilité du divin et va dans le sens de son humanisation, notamment à tout ce qui rompt avec les mythes apologétiques et statiques de la divinité pour se tourner vers des mythes eschatologiques profondément travaillés par des problèmes humains. Il y a presque toujours eu une religion d’en bas pour s’opposer à la religion d’en haut, celle des prêtres et de la théocratie, et chercher dans la mystique et l’hérésie les moyens de desserrer les contraintes théologiques et ecclésiastiques. Dans ces combats et par ces combats, la religion se fait athéisme authentique, sécularisation et transformation des inquiétudes et des protestations adressées à la divinité en pratiques subversives. Cette sécularisation n’est ni une adaptation - réinterprétation de la religion pour faire face au désenchantement et à la désacralisation du monde moderne dominé par le capitalisme, ni non plus la négation abstraite et aveugle de la religion au nom de la lutte contre la théocratie, mais une révélation du religieux - eschatologique à lui-même grâce au dialogue de la tradition et de la révolution. Comme le dit Bloch dans L’athéisme dans le christianisme, il faut lire la Bible avec les yeux du Manifeste communiste, tout comme il faut lire Marx en ayant présentes à l’esprit les interrogations pressantes venues des textes et des traditions religieux. Pour transcender l’existant, il est nécessaire de rompre avec la transcendance, mais pour ce faire il est tout aussi nécessaire de se faire l’héritier de tout ce qui a été affrontement concret avec la transcendance. On ne dépasse pas la religion comme domination de l’au-delà, comme système hiérarchisé des relations du spirituel et du temporel sans utiliser les forces qui les rongent de l’intérieur.

Sans ce rapport vivant à l’eschatologique et au sacré subversifs l’athéisme profane est forcément appelé à dépérir, voire à se transformer dans la religion et dans la religiosité conservatrices de l’athéisme repu et obtus. La phrase provocante de Bloch selon laquelle « seul un athée peut être un bon chrétien, seul un chrétien peut être un bon athée » n’a pas d’autre sens. Elle appelle d’ailleurs à s’interroger sur le marxisme d’aujourd’hui qui, comme les religions établies, s’est voulu horizon indépassable, c’est- à-dire a eu tendance à se transformer en une transcendance qui ne peut transcender vraiment l’existant. L’hérésie de la théorie s’est ainsi faite théorie de l’orthodoxie, identification à l’adversaire au nom de la lutte efficace contre l’adversaire. Contre ce marxisme du quiétisme et de l’immobilité théoriques, il faut, selon Bloch, rétablir dans ses droits, voire réimputer au marxisme une théorisation de la mobilité et de l’anticipation, de l’inquiétude et de l’espérance. Le marxisme n’est certainement pas un prophétisme qui serait irruption de l’irrationnel dans une société sclérosée, mais il n’est pas non plus une explication totalisante du monde ou une Weltanschauung porteuse de vérités premières et dernières. Le marxisme n’a pas à être une théorisation positive de la société et du monde, mais une théorie critique et autocritique, constamment en train de déplacer son objet et de se décaler elle-même par rapport à lui pour être une nouvelle pratique de la théorie. Afin de travailler dans l’horizon du futur et de contribuer à transformer le monde, la théorie marxiste doit être transformatrice d’elle-même, répudier toute relation contemplative au monde. Il n’y a pas seulement va-et-vient entre la théorie et la pratique ; réciprocité de la visée et de sa mise en oeuvre, de la fin et du moyen, il y a dans le travail de la théorie et de la pratique l’une sur l’autre une mise en question permanente des contraintes à l’harmonie et à l’équilibre. La théorie anticipatrice détruit les certitudes des pratiques aveugles, de même que les pratiques irréductibles aux orientations préétablies et aux téléologies institutionnalisées, bousculent les édifices théoriques. Le marxisme, comme unité de la théorie et de la pratique, ne procède pas selon une pragmatique de l’adaptation et de l’ajustement, mais par des permutations et des jeux de bascule incessants qui déplacent les ordres de préséance. Il y a primauté du théorique lorsque la pensée anticipatrice libère des énergies emprisonnées dans des pratiques réifiées et routinières, mais il y a priorité de la pratique lorsqu’elle secoue sans remords ni précautions le bel ordonnancement de la présomption théorique. Théorie et pratique ne peuvent être qu’en relations de tension permanente, pour ne pas dire d’affrontements, entrecoupées de très rares armistices. La théorie révolutionnaire se doit donc de combattre l’illusion théorique par excellence, celle qui se croit en mesure de diriger la pratique par décret d’en-haut et, ce faisant, de s’approprier le monde. La représentation logique n’emprisonne jamais complètement l’intensité a-logique, et, comme Bloch ne cesse de le répéter depuis Esprit de l’utopie, le marxisme ne peut se réduire à une « critique de la raison pure », c’est-à-dire à une théorie purement cognitive qui suffirait à fonder la nécessité du socialisme. Plus précisément, « la critique de la raison pure », c’est-à-dire en l’occurrence la « critique de l’économie politique », ne peut être saisie dans toute sa rigueur critique que si on la lit sur la toile de fond d’une autre éthique, une éthique sans propriété rendue possible par les manques et les failles de la société capitaliste. La nouvelle éthique en gestation ne fonde certainement pas l’appareil conceptuel de la critique de l’économie politique, mais elle introduit dans le champ de l’économique des éléments de rupture tels qu’elle ôte à l’activité économique son caractère de naturalité en ouvrant la voie à d’autres orientations épistémologiques. Les catégories de la critique de l’économie ne cherchent pas à épouser la réalité socioéconomique comme croient le faire les catégories de l’économie politique classique, elles l’exposent dans sa spécificité et son historicité en prenant leurs distances par rapport à elle. Il faut donc retenir que la théorie marxiste est multiple et qu’elle correspond à l’unité conflictuelle de moments divers, souvent difficilement conciliables, le moment de l’impensé et des questions informulées, le moment des projections vers l’avenir, le moment de la critique scientifique, le moment aussi du regard de détective qui est à l’affût des trous, de l’imprévu et de l’inattendu, du secondaire qui renvoie à de l’essentiel.

Le marxisme n’a évidemment pas de centre fixe, de noyau dur définitivement cristallisé, il est parcouru de courants froids (la rigueur critique et scientifique) et de courants chauds (la recherche d’un monde meilleur) qui mêlent leurs eaux sans règles préétablies, en fonction des mouvements et des ébranlements de la société. Il trouve, certes, un principe d’unité et d’unification dans l’espérance fondée et argumentée en une société sans classe, la docta spes comme la nomme Bloch, mais il ne s’agit pas là d’une référence à une certitude ou à un déterminisme historiques. La nécessité de la société sans classe ne renvoie pas à un sens préétabli, comme on l’a déjà vu, mais à la possibilité objective du socialisme. Cela signifie en particulier que la docta spes ne doit pas s’appuyer seulement sur les pulsions vers le tout à fait autre et sur l’insatisfaction avec le manque et le pas-encore-être, mais doit être capable de concrétiser la fonction utopique sans tomber dans le fatalisme et une lecture fidéiste des contradictions sociales. Comme Bloch en a parfaitement conscience, le marxisme compris de cette façon doit être capable de lire dans les mouvements objectifs de la société, ce qui la contredit, la transcende, et traduit l’irréductibilité des pratiques et des relations humaines aux formes sociales qu’elles prennent temporairement. Il se situe par là aux antipodes du refus purement moral de la réalité présente, puisqu’il lui faut faire naître des pratiques subversives-transformatrices, de la rencontre et de la fusion des contradictions objectives et d’innombrables révoltes. La docta spes doit, en quelque sorte, devenir le point de convergence des moments divers de la critique marxiste de l’existant, pour apporter aux différents « vouloir-agir » le moment de la prédication et de la détermination. Pour cela, il faut évidemment arriver à spécifier les oppositions à l’ordre social existant, c’est-à-dire découvrir leurs sources, leur insertion spatio- temporelle et leur dynamique. L’horizon du futur, lui-même, doit entrer dans un mouvement de détermination et d’apparition de nouvelles possibilités concrètement repérables. Formulé négativement, le problème est de mettre au jour ce qui empêche un libre jeu des formes sociales, c’est-à-dire leur détermination par des activités individuelles et sociales qui ne soient ni pétrifiées, ni automatisées. Il s’agit de comprendre pourquoi la société capitaliste, malgré son apparente non-directivité et la permissivité que certains lui attribuent, ne tolère pas, voire proscrit très ouvertement la prédication-qualification des activités et des communications à partir d’elles-mêmes et des questions dont elles peuvent être porteuses.

Sur ce point précis, E. Bloch ne manque pas de se référer aux analyses de Marx sur la valeur qui s’autovalorise en tant que substitut du sens et en tant que carcan des différentes formes d’activité sociale, mais, et c’est là un point aveugle de sa théorisation, il ne l’utilise pas dans toute sa radicalité. On peut noter en particulier qu’il tire très peu de choses des développements de Marx sur la société capitaliste comme monde renversé (la tête en bas), où le Capital, dans le déploiement de ses formes et de leurs métamorphoses, se donne pour le vrai sujet des processus sociaux et le moteur de la socialité. Les formes sociales (en tant que formes des relations humaines) n’apparaissent pas dans leur dépendance par rapport à des sujets porteurs (individus et groupes sociaux), mais au contraire dans leur autonomie et leur préséance par rapport à ces sujets en tant qu’elles se donnent à voir et à pratiquer pour des formes naturelles et donc obligatoires. La prédication-qualification des activités à partir des automatismes de la valorisation se fait sujet par rapport à des sujets, réduits eux à l’état de prédicats de leurs prédicats. La relation activité sociale productrice - production sociale se renverse et se verrouille ; le produit domine et impose sa loi aux producteurs. Cela signifie que les cristallisations matérialisées de l’activité humaine, les formes des échanges des hommes avec leur environnement et avec la nature prennent une consistance propre par rapport aux volitions et aux projets des participants au jeu social. C’est ce que Marx expose dans ses oeuvres de la maturité comme un renversement des rapports entre forces productives humaines et forces productives matériellement cristallisées (ou travail mort), ces dernières asservissant les premières. Mais cette exposition est en même temps critique, mise en évidence de l’incomplétude de ce processus de captation des échanges humains qu’est la marche en avant du capital. L’exposition décrit et reconstruit la dialecticité du capital, ses mouvements de différenciation et de retour à lui-même (de reproduction élargie), en même temps elle construit des cercles de cercles en montrant que les processus apparemment autosuffisants du capital ne peuvent jamais s’affranchir de leurs présupposés substantiels ou de leurs contenus et trébuchent sur eux presque à chaque pas. La matérialité rétive des activités et des échanges humains ne peut être assimilée par le matérialisme idéal ou l’idéalisme spéculatif de la dynamique capitaliste, elle lui oppose au contraire des limites qui ne peuvent être franchies que par des crises multiformes et récurrentes. La possibilité d’un renversement de l’inversion est par conséquent inscrite dans l’équilibre instable et précaire de la reproduction des formes sociales capitalistes et l’utopie concrète se trouve ainsi avoir partie liée avec la tendance à une permutation des relations entre les formes sociales et leurs producteurs, c’est-à-dire avec une négation déterminée, la remise sur pied qui n’est ni retour à l’origine, ni retour en arrière, mais effectivement ouverture sur d’autres modalités de production des formes sociales et donc des sujets.

L’horizon du futur n’est plus simplement déterminé ou qualifié par les projections vers un être autre qui naissent des manques du présent, il est investi, pénétré par les perspectives d’éclatement du système fermé des pratiques et des formes sociales ainsi que par les possibilités de reformulation et de redistribution des activités humaines qui en résultent. En ce sens, ce n’est plus seulement l’homme inachevé ou homo absconditus tendu vers le tout autre qui apparaît au seuil de l’avenir, c’est aussi, comme le dit Marx, l’individu multilatéral, riche de multiples connexions avec les autres et avec le monde et qui joue consciemment avec elles. La socialité et l’individualité, sans cesser d’être des terrains d’exploration et de découvertes, se présentent sous cet angle, dans leur complémentarité potentielle, à des distances infinies de leurs relations d’hostilité ou d’opposition dans le monde d’aujourd’hui. La réversion de l’inversion il est vrai n’apporte pas par elle-même de solutions à tout ce qui tourmente les hommes et la société, mais elle laisse entrevoir et espérer des échanges matériels et symboliques délivrés des contraintes et des automatismes de la réification. C’est en fait sa proximité, sa latence qui permettent de définir avec rigueur les termes de ce dialogue de la tradition et de la révolution qui hante E. Bloch. Le futur à la fois déterminé dans ce qu’il rejette et écarte, et ouvert dans ce qu’il autorise, peut se mettre à l’oeuvre concrètement dans le présent, le tarauder dans tout ce qu’il a d’ossifié et de routinier, et le faire sortir de sa temporalité statique comme de sa logique de la fermeture. Cela veut dire que la tradition n’a plus besoin d’être saisie comme un monde de sédimentations figées, caractérisé par des règles de transmission (et de déperdition) rigides et qu’il faut accepter comme poids du passé sur le présent ou rejeter avec violence. Elle peut au contraire être questionnée sans arbitraire à partir de ce que la réversion potentielle de l’inversion laisse ou fait découvrir sur les exploitations et oppressions du passé. Plus précisément, la réversion donne la possibilité de déconstruire toute la construction fétichiste du monde de l’esprit objectif et notamment de désarticuler toute la logique forcée qui fait d’éléments spatialement et temporellement hétérogènes des parties homogènes et subordonnées de la reproduction théorico-culturelle du capital. Le « troisième monde », pour reprendre la terminologie de Popper dans Objective knowledge, n’est plus alors cette cumulation autonome et continue de productions culturelles qui produisent les relations symboliques des hommes. Il n’est plus cette objectivité de la culture et des liens symboliques qu’on peut en permanence opposer aux subjectivités qui en sont porteuses, mais bien le monde en voie de réappropriation par les hommes qui libère et suscite de multiples constructions culturelles aptes à vivifier les pratiques, le lieu où se nouent de nouvelles liaisons entre formes intellectuelles et formes sociales. Le dialogue du passé et du futur à travers la mise en question du présent (ou de sa fausse immédiateté) interroge précisément les possibilités de déplacement-renversement des rapports entre activités de pensée et pensé, il interpelle tout ce qui peut s’opposer au développement conscient des formes sociales. Il ne s’agit pas seulement de parvenir à de nouvelles généalogies qui détruisent l’être-là de catégories réifiées et leur apparente indiscutabilité, il ne s’agit pas seulement de mettre fin à des téléologismes rétrospectifs, il s’agit par le questionnement et la qualification réciproques du passé et du futur, de rendre possibles de nouvelles déterminations de l’existence sociale. Ce ne sont pas n’importe quelles questions venues du passé ou venant de l’anticipation du futur qui concourent à l’élaboration pratico-collective des nouvelles catégories et formes sociales, mais bien celles qui prennent en compte l’universalisme capitaliste, son universalisation-synthétisation des formes de l’exploitation et de l’opression, et l’unification contradictoire du temps et de l’espace du monde qui en découle. On peut d’ailleurs ajouter que c’est à travers ce passage dans le monde réifié que les hypothèses et les modèles de transformation gagnés dans la confrontation entre les discontinuités spatio-temporelles peuvent se développer en hypothèses et modèles réels mis à l’épreuve, c’est-à-dire insérés dans l’expérience même du monde, pour parler comme Ernst Bloch.

Cette tentative de précision de la dialectique de l’utopie concrète et de la négation déterminée n’est évidemment pas incompatible avec une part très importante de la pensée blochienne, celle, très riche, qui fait ses comptes avec un certain positivisme marxiste. Il ne faut toutefois pas se dissimuler que la théorisation d’E. Bloch ne s’arrête pas à une théorie historiquement située de la production des formes sociales, mais qu’elle s’élargit à une dialectique du monde (Weltdialektik) fondée sur un matérialisme d’un type très particulier, celui de la matière inachevée, l’ens imperfectissimum tendu vers sa réalisation. La possibilité objective, si décisive dans la conceptualisation sociale de Bloch, trouve ainsi son origine dans la dynamique de la matière, dans son mouvement de production de formes, ou si l’on veut dans son activité entéléchique. L’expérience du monde, par conséquent, se définit aussi comme le devenir sujet de la nature et de la matière. Le sujet social à naître, le procès de son effectuation, ne peuvent être interprétés autrement que comme la pointe extrême d’un mouvement qui parcourt la nature tout entière. La que-impulsion à la recherche de son quoi ne renvoie pas seulement aux sujets mutilés anxieux de trouver une insertion sociale qui les sorte de relations atrophiées avec eux-mêmes, les autres et le monde, mais à la non-réussite du monde, aux échecs de son apparaître (Erscheinen) ou de ses modes d’apparition. On voit bien, à ce propos, ce que Bloch peut faire valoir contre des conceptions déterministes et positivistes de la nature, la réduction de la matière à un ensemble de relations quantitatives et fixistes, à un « en soi » mort qui n’est plus qu’un champ d’intervention sans doute résistant, mais très passivement résistant pour les hommes. A cela, il oppose l’impossibilité du déterminisme poussé jusqu’à ses extrêmes limites, ce qui veut dire notamment que l’objectivité ou la matière ne sont pas des substrats indifférents pour les activités subjectives (pas plus qu’ils ne sont d’ailleurs de simples corrélats de la conscience). Dans la nature, comme dans la société, il y a des sujets à l’oeuvre pour dépasser leur pas-encore. Aussi bien la réconciliation de l’homme avec la nature doit-elle se concevoir non comme une absorption de l’objectivité naturelle par la subjectivité humaine, mais comme la fonction, la fécondation réciproque de subjectivités en voie de développement. E. Bloch, il est vrai, se garde d’affirmer que cette réalisation en cours du monde est assurée de la réussite, il admet que la passion qui se consume elle-même, autrement dit l’impulsion qui ne trouve pas de « quoi » peut conduire au néant et à la vanité totale (totales Umsonst). Mais le fait de circonscrire le monde à cette alternative de la réussite tendancielle et de la catastrophe (les interruptions temporaires étant, bien sûr, secondaires) pose on ne peut plus clairement problème dans la mesure où elle réintroduit subrepticement un finalisme ou plus exactement une téléologie que Bloch croyait pouvoir éviter. En effet, si l’on veut aller au-delà de la constatation d’une relative indétermination de la nature, on est obligé de lui imposer un sens (ou un non-sens), ce qui est une façon de lui attribuer un destin. E. Bloch affirme, certes, que le « commencement est à la fin », que le monde naturel est en suspens, mais il est lui-même forcé d’ajouter qu’il est agité de « marées utopiques » qui sont le pendant naturel des « utopies concrètes » qu’on trouve dans la société. Par là, il place le thème de « l’humanisation de la nature et la naturalisation de l’homme », qu’il reprend au jeune Marx, sous le signe de l’anthropomorphisme. L’herméneutique objective-réelle qui prétend découvrir ce qu’ont à dire les allégories ou les chiffres du monde naturel se modèle, en réalité, sur l’herméneutique qui déchiffre le préapparaître utopique dans la société. Elle se situe dans un contexte où l’identité tendancielle de but entre l’homme et la nature renvoie quant au fond à l’identité de l’être et de la pensée, comme l’a fort bien montré le théologien Alfred Jäger. Il y a coproductivité de la nature, c’est-à-dire participation de la nature à l’histoire humaine, parce qu’il n’y a pas d’affinités profondes entre processus matériels chiffrés et processus sociaux mal déchiffrables, ou pas encore déchiffrables.

Quoi qu’il en ait, E. Bloch se retrouve donc par le biais de cette identité à venir (le but non fini), dans le cadre d’une dialectique du fini et de l’infini, du manque et de la plénitude qui tend à mettre l’infini de la Raison (l’Evidence utopique) au commencement et à la fin des processus humains et naturels. L’ontologie du pas-encore, au lieu de fonctionner comme mise en garde contre la tentation ontologique, se referme sur elle-même et se dévoile comme une ontologie de la Raison utopique qui peut à terme tout expliquer et mettre en place dans la nature et la société, au détriment du non- identique et du non-conceptuel. De ce point de vue, il n’est pas interdit d’affirmer que la pensée d’Ernst Bloch se meut constamment dans de profondes contradictions, prise qu’elle est entre sa volonté de faire valoir les droits des intensités a-logiques et sa tendance à soumettre la non-logique à des téléologies d’ordre conceptuel. On peut retenir en particulier que la téléologie naturelle qualitative qu’il applique aux réalités extra-humaines l’empêche d’analyser dans toute sa riche complexité la dynamique des rapports entre formes sociales et formes des relations humaines à la nature. La solution « matérialiste » empruntée à une certaine tradition aristotélicienne (d’Aristote à Vico) masque en quelque sorte la matérialité des relations entre les hommes et la nature. Elle voile ce qu’on pourrait aussi appeler la relationnalité matérielle et suprasensible des échanges humains-naturels, si l’on veut bien ne pas oublier qu’il n’y a pas appréhension directe de la nature par les hommes, mais enchevêtrement des formes humaines de précompréhension et de préhension des milieux naturels avec les modes d’insertion et d’immixtion des processus naturels dans les formes sociales. Il y a en fait production sociale de la nature, et plus précisément des formes naturelles, parallèlement à la reproduction des rapports sociaux, et dans la reproduction des rapports sociaux. Cela signifie en particulier qu’il n’y a pas de face-à-face entre la société et la nature, entre l’homme et la matière, mais élaboration - révolution permanente du naturel à partir des matériaux légués par les générations passées et des questions posées par les pratiques sociales nouvelles. L’histoire de la nature ne peut donc être séparée de la production des formes naturelles en tant que formes de préhension et de contact avec le naturel. Les temporalités et les modulations spatiales de l’élément naturel ou de la matérialité sont évidemment irréductibles aux manifestations temporelles et spatiales de la société, mais pour percevoir vraiment cet accompagnement plus ou moins discordant et distant, plus ou moins proche et harmonieux, pour recevoir et accepter la matérialité dans sa non- socialité, encore faut-il être capable de saisir que le mode de production des formes sociales et des formes naturelles peut produire ces dernières comme formes de séparation entre l’homme et la matérialité, c’est-à-dire comme formes négatrices des différences et de la non-conformité du matériel-naturel. Dans un tel contexte, l’objectivation (la rencontre du social et du naturel) se présente et se développe comme une projection subjective du social, comme une annexion unilatérale des processus matériels qui laisse de côté de nombreuses déterminations des pratiques. Cette objectivation-occultation a, sans doute, atteint son point culminant avec la société capitaliste qui transforme le matériel-naturel au champ de valorisation et d’exploitation. Les connaissances accumulées dans les béances de la nature deviennent considérables, mais les relations au naturel se font de plus en plus utilitaires (matières premières, recherche de lieux et de moyens de récupération pour la force de travail), c’est-à-dire rendent de plus en plus difficile la compréhension du métabolisme homme-nature comme relationnel-processuel impliquée dans de nombreuses activités productrices de formes. Le naturel-matériel s’autonomise, prend la consistance de la matière indifférente, passivement réceptive ou résistante face aux opérations humaines technicisées pour la valorisation, tout aussi passivement elle s’insère dans le jeu des forces productives matérielles qui soumettent les hommes à leur joug.

Sans vouloir épuiser la question, on peut par conséquent se demander si, dans sa tension vers l’avant, la pensée de Bloch est assez attentive à la finitude de l’homme, de la temporalité et de l’histoire, et si elle ne cherche pas à franchir à bon compte ce qui n’est pas franchissable en tout état de cause. N’est-elle pas tentée dans sa dialectique de la Nature comme sujet de prétendre à la possession de l’absolu, à l’image du sujet humain – divinité ? N’est-elle pas encore prisonnière des projections de la conscience subjective, c’est-à-dire toujours en deçà de l’inventivité des relations de communication entre les hommes, des dépassements dont elles sont toujours capables, dans la finitude, par rapport au pseudo-infini de la confrontation solipsiste du sujet et de l’objet ?


Source : exemplaire personnel





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aux écrits
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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Les oeuvres d’Ernst Bloch sont publiées en 17 volumes chez Suhrkamp à Francfort. Sur l’oeuvre de Bloch on peut consulter : Burghart Schmidt (sous la direction de),Materialien zu Ernst Blochs « Prinzip Hoffnung », Frankfurt, 1978 ; Hans Heinz Holz, Logos Spermatikos, Darmstadt-Neuwied, 1975 ; Arno Münster, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Paris, 1985.