site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Flexibilité du travail et plasticité humaine

La Crise du travail

(sous la dir. de J. Bidet et J. Texier), p. 155-164, PUF, 1995




Dans La volonté de savoir, Michel Foucault montre que l’apparition de dispositifs disciplinaires modernes présuppose une modification sensible sinon majeure des relations patriarcales caractérisées, entre autres, par le droit de vie et de mort du père de famille sur les enfants, les femmes et les esclaves. Ce droit, en principe absolu, est peu a peu remplacé au cours de processus historiques complexes par un droit largement dépersonnalisé et exercé par des mécanismes de pouvoir pour gérer la vie. Le pouvoir ne fonctionne plus pour prélever tribut ou pour piller les richesses des autres, mais pour faire servir la vie des individus à une majoration des biens et des richesses. II s’agit de bien gérer la vie et les corps, leur utilisation et leur reproduction, afin de les rendre disponibles pour la production et non pour la destruction. II n’y a pas disparition du droit à donner la mort, mais il est désormais lié a des conditions d’exercice bien précises et on l’interprète comme un moyen de protéger la vie. Le pouvoir de dominer ne se manifeste plus, pour l’essentiel, par des rites et rituels de soumission devant les autorités sacralisées par la tradition, mais bien dans la captation grâce à des agencements disciplinaires, du pouvoir agir des individus. Le pouvoir de dominer se disperse et se diffuse dans l’espace social comme un biopouvoir, c’est a dire comme un pouvoir qui dresse les corps et sanctionne les manquements aux règles disciplinaires instaurées pour assurer de bonnes gestions des vies humaines.
Ces analyses de Foucault, comme celles de Surveiller et punir sur la micro-physique du pouvoir, ont une très grande importance, parce qu’elles font comprendre que les phénomènes de pouvoir ne se réduisent pas a l’étatique, mais sont présentes dans tous les rouages de la société et règlementent les conduites les plus quotidiennes. Cette considération vaut en particulier pour les relations et pratiques économiques telles que Marx a tenté de les démonter dans son entreprise de critique de l’économie politique. Marx n’ignore pas qu’il y a du pouvoir dans les relations économiques et dans les relations de travail comme en font foi les développements qu’il consacre aux conditions de la vente de la force de travail et au despotisme d’entreprise, mais il ne place pas les relations de pouvoir au centre de sa conception de la valorisation. De prime abord ce reproche peut paraitre injustifié dans la mesure ou les analyses sur la subsomption formelle et la subsomption réelle des travailleurs sous le commandement du Capital ont a voir avec le processus de création de valeurs.
II faut bien voir, toutefois, que Marx ne cherche pas explicitement à cerner le rôle des phénomènes de pouvoir dans les opérations sociales qui donnent la forme valeur aux produits du travail. Or, pour que le travail humain produise de la valeur, il faut qu’une grande partie de l’agir des hommes soit captif, c’est à dire échappe à ceux qui agissent. Le travail producteur de valeur est effectivement du travail capté grâce à de multiples effets de pouvoir : il est conditionné pour être une activité dépendante tant dans ses finalités que dans ses modalités d’exercice. Il ne s’agit, certes, pas d’une activité serve dans la mesure ou le prestataire de travail ne consent l’usage de sa force de travail que pour une période de temps limitée dans la journée et peut rompre ses attaches avec l’entreprise qui l’emploie. Mais cette liberté relative (pour vivre il faut bien travailler) est accompagnée de contraintes lourdes dans la vie de tous ceux qui sont des travailleurs dépendants. En concédant l’usage de sa force de travail, le salarié abandonne en fait la maîtrise d’une partie essentielle de son temps, ce qui rejaillit sur le temps qui lui reste, qu’il soit temps de récupération ou temps de loisir. La temporalité sociale est de fait dominée par le découpage abstrait du temps de travail, c’est à dire par le travail socialement nécessaire comme activité directrice des autres activités. Les individus, qu’ils le veuillent ou non, sont obligés d’insérer leurs propres rythmes vitaux, en leur faisant violence au besoin, dans les dispositifs temporels qui scandent les processus du devenir abstrait du travail (les horaires de travail et de transport, la fixation de la durée du travail, le pointage et le chronométrage, la durée du sommeil, la durée des congés etc.).
Cette domination du travail abstrait et de sa temporalité linéaire abstraite se retrouve dans des dispositifs disciplinaires aussi essentiels que l’Ecole comme préparation au travail et que la prison (pour ceux qui refusent les contraintes du salariat). Elle se fait également sentir dans la famille ou l’activité de la mère, principalement tournée vers l’élevage et la reproduction de la force de travail, se présente comme un travail domestique harassant qui laisse peu de place pour des initiatives propres, surtout lorsque cette mère travaille de surcroit professionnellement. En d’autres termes, une partie capitale de la société, défavorisée dès le départ par des rapports sociaux de sexe encore marques par le patriarcat est condamnée à un travail, nié en tant que tel et qui lui enlève en même temps toute reconnaissance sociale véritable. Les femmes, enfermées dans le dispositif matériel et symbolique du foyer apportent en fait une triple contribution à la production du travail abstrait : elles procréent et élèvent la future force de travail, elles déchargent les hommes de beaucoup de tâches - ce qui les rend plus disponibles pour le travail salarié -, elles occupent enfin les emplois les plus subordonnés et les moins bien rémunérés dans les usines, les bureaux et les administrations. L’abstraction sociale du travail pèse de tout son poids sur elles.
Cette scansion linéaire abstraite du temps produit évidemment beaucoup d’effets en dehors du domaine strict de la temporalité. L’espace, en particulier, est structuré, a bien des égards, par la production de la valeur et donc par le travail abstrait. Les flux de la valeur s’impriment dans l’espace comme zones d’habitation, zones de production, lieux de loisirs, mais aussi comme circulation des marchandises, des hommes, des informations. D’une certainc façon l’espace devient lui-même abstrait et captif de la production de la valeur, et cela même quand il est espace de loisir ou de repos (les loisirs ne sont pas souvent gratuits). II est jalonné de signaux et de signes qui orientent, invitent à faire ou à ne pas faire, affirment la puissance du Capital sur le travail, fournissent des points de repère pour s’adapter aux flux mêmes de la valeur. L’utilisation de l’espace est largement l’utilisation d’un espace mort, réservé à des activités codées et estampillées. II est cloisonné, fragmenté alors même qu’il se donne pour illimité : il est champ d’action restrictif, parsemé de barrières et d’impasses pour la plupart des humains. Il est aussi un espace à risques : accidents du travail, accidents de la circulation, expulsions de l’espace habité, dégradation de l’environnement, pollution etc. L’espace en ce sens n’est pas seulement déploiement, il est enfermement vital dans de nombreuses circonstances.
Ces dispositifs spatio-temporels de la production de valeur, qu’en reprenant la terminologie de Foucault, on pourrait appeler des biopouvoirs, n’atteignent toutefois leur pleine efficacité que grâce aux processus et relations de pouvoir qui se cristallisent dans les processus technologiques. La technologie, en effet, ne doit pas être saisie comme pure instrumentalité ou comme simple démultiplication productive des efforts humains, elle est, surtout, activité multiforme du travail mort pour capter le travail vivant ou le nier dans sa concrétion. Elle est une sorte de mouvement permanent, de transformation processuelle qui déplace, façonne et refaçonne le travail humain comme travail abstrait tout en déplaçant ses propres frontières. Elle est pouvoir abstrait du Capital sur les hommes et la nature et se constitue en univers ou milieu technique dont l’objectivité sociale étend son emprise sur l’objectivité naturelle en le transmuant. Elle peuple le monde et la société d’objets animés, de systèmes de machines dynamiques qui pénètrent le quotidien et le monde vécu et exercent une véritable fascination sur les individus. Comme le dit Adorno un voile technologique semble masquer les mécanismes sociaux et les mécanismes de pouvoir. Les êtres technologiques, qu’ils servent à la production ou à la consommation, fonctionnent très souvent comme des substituts d’actions libres, non captées. Leur efficience pour supprimer partiellement la pénibilité du travail ou pour satisfaire certains besoins, leur permet de jouer un rôle de compensation par rapport à la relative impuissance du travail vivant capté.
Le travailleur cerné par tous ces dispositifs et agencements est bien sûr, soumis a des pressions constantes pour conduire sa vie selon la rationalité de la valorisation. II lui faut chercher à développer et à vendre dans les meilleures conditions possibles sa force de travail, s’il veut obtenir le droit de consommer les biens et services produits dans la société et s’il veut jouir d’un minimum de reconnaissance sociale (et par la même d’un minimum de protection sociale). II doit donc exercer sur lui-même des contraintes permanentes, s’opposer très souvent à ses propres pulsions et réduire progressivement les attentes qu’il peut avoir par rapport à la vie et par rapport à la participation à la société. II lui faut, en particulier, domestiquer ses propres souffrances en faisant passer son auto-affirmation par des séries successives d’auto- limitations et d’auto-négations dans ses rapports avec autrui et dans sa recherche de sens. Le travailleur devient ainsi un dispositif de pouvoir sur lui-même, un dispositif qui rétrécit la vision du monde et de la société, produit et reproduit des orientations unilatérales dans de très nombreux domaines. Dans ce cadre, il y a forcément restriction de l’expérience, comme font bien vu Walter Benjamin et Theodor Adorno. La capacité à dépasser le répétitif, à déceler de la nouveauté derrière l’événement, à formuler des interrogations, ne peut en effet que s’étioler sous les coups que les individus s’infligent à eux-mêmes, en raison aussi d’une cécité imposée pour se conformer à la domination du travail abstrait. L’expérience ainsi réduite n’est plus guère qu’une succession de moments vécus qui ne donnent pas lieu à une réorganisation des savoirs et des « habitus ». L’individu travailleur peut, bien entendu, se mettre à la recherche de sensations nouvelles, de distractions qui détournent de la monotonie quotidienne, il n’a que très peu de moyens pour s’affranchir de la conduite rationnelle-obsessionnelle de la vie.
La victoire du travail abstrait sur l’activité captée n’est toutefois jamais complète, parce que la captation ne peut jamais être annihilation totale de la pluridimensionalité de l’activité humaine. Le travail abstrait est bien une instrumentation de la valeur qui absorbe de la force de travail, mais cette dernière n’est pas pure instrumentalité s’épuisant dans de pures dépenses d’énergie physique et nerveuse. Sans doute, le travailleur aliène-t-il pour un temps ses capacités d’agir, mais il ne s’en sépare pas vraiment et il ne peut jamais les rendre tout a fait conformes aux besoins du travail abstrait et du Capital. Dans le processus de production, il est, en fait, implique tout entier, parce qu’il ne peut agir sans mettre une dimension expressive dans ce qu’il fait, parce qu’il doit entretenir un dialogue avec sa propre activité et l’activité des autres, parce que sa confrontation avec les objets et les instruments de travail à des aspects cognitifs et affectifs qui dépassent les bornes de la situation de travail immédiate. Les contraintes qui pèsent sur l’activité de travail ne peuvent empêcher que celle-ci fasse l’objet de multiples investissements ou contre-investissements contradictoires. Cela ne doit pas étonner puisque l’activité de travail relègue les autres formes d’activité dans le domaine du secondaire ou du contingent.
Il y a inévitablement de la subjectivité dans le travail et la domination du travail abstrait doit donc trouver des accommodements avec elle ou des façons de la contenir. Dans la phase du machinisme et de la grande industrie, et surtout dans la période d’apogée taylorienne, la subjectivité est apparemment niée ou neutralisée. Elle est en réalité tolérée et integrée sous une double forme, sous la forme de procès d’identification individuels au poste de travail (pour ne pas se dévaloriser soi-même), sous la forme de procès d’identification collectifs au travail comme producteur des richesses de la société. II y a la, un paradoxe : les processus subjectifs à l’oeuvre dans les activités de travail aboutissent à une sorte de sacralisation du travail salarié dépendant, c’est à dire à un dédouanement de la domination du travail abstrait. Le mouvcment ouvrier sous sa forme classique (syndicats, partis socialistes, partis communistes) s’est lui-même enlisé dans ce piège. II a, certes, par ses luttes, imposé le compromis fordiste et l’Etat-Providcnce (celui de la protection sociale), mais il ne s’est pratiquement pas préoccupé des opérateurs de domination à l’oeuvre dans les procès de travail. II ne s’est pas beaucoup préoccupé non plus des effets de redoublement des bio-pouvoirs que pouvaient avoir ses propres structures, et des conceptions de la transformation sociale centrées sur la promotion du travail salarié dépendant et non sur la des-abstraction et la libération des activités captées.
Le réveil est aujourd’hui douloureux. La crise du mouvement ouvrier, de ses modes d’organisation et d’encadrement est profonde et irréversible. Le capital comme révolution permanente est en train de bouleverser les relations de travail et les relations sociales en bousculant les équilibres auxquels on s’était habitué. Depuis plus d’une décennie le rapport salarial protégé dans le cadre de l’Etat-Providence est en train de se déliter pour céder la place à un rapport salarial marqué par l’intermittence et la précarité, le rapport salarial flexible. II faut pourtant se garder de ne voir que les effets destructeurs de cette offensive : l’activité captée et absorbée sous forme de travail abstrait est en voie de mutation profonde, de même que les dispositifs et agencements du pouvoir qui contribuent à sa captation. Si l’on essaye de cerner ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, on est conduit à s’interroger sur les relations qui s’établissent entre la subjectivité des travailleurs et leurs activités dans la production. Pour ceux qui travaillent dans des secteurs post-tayloriens, une première constatation s’impose : on leur demande plus d’initiative et on leur accorde plus d’autonomie dans l’organisation du travail et de la production (participation aux micro-décisions). En d’autres termes, il s’agit moins de capter des activités, des chaînes d’actions réglementées, répertoriées et homogénéisées que déjouer sur des activités mobiles, souvent héterogènes dans le temps et dans l’espace, mais le plus souvent interdépendantes et complémentaires.
Dans un contexte de progrès technique très rapide, les rapports à la technologie se modifient eux aussi en profondeur. Les systèmes de production automatisés sont faits de travail mort de plus en plus complexe et contrôlent de plus en plus d’opérations et d’enchainements d’opérations. Ils ne sont pas simplement des ensembles de machines, mais aussi des systèmes évolutifs, perfectibles en fonction des transformations de la demande et d’innovations programmées. Les systèmes de production baignent en fait dans le monde de la techno-science, celui où la production des connaissances devient un élément essentiel de la production des biens et services. C’est pourquoi ils ont besoin d’avoir face à eux des hommes aux qualifications évolutives, des qualifications qui se déplacent rapidement. Les capacités des travailleurs à élargir leurs savoirs, qu’ils soient acquis sur le tas ou dans des systèmes de formation, deviennent ainsi une caractéristique décisive de la capacité de travail en général. II n’est pas exagéré de dire que la force de travail se présente de plus en plus comme force intelligente de réaction à des situations de production changeantes et à l’affleurement de problèmes inattendus. Peut-on en tirer la conclusion que l’autonomie des hommes au travail par rapport aux processus technologiques s’en trouve grandement majorée ? Ce serait aller trop vite en besogne et cela pour plusieurs raisons. Dans les secteurs de pointe, la technologie se fait, sans doute moins prescriptive pour les travailleurs (gestes, rythmes), mais prédétermine largement comment il faut travailler en créant des conjonctures de travail où s’infiltrent en même temps des considérations de marche et de rentabilité financière. Elle produit donc toujours des effets de domination sur les individus au travail en prolongeant les processus disciplinaires qui n’ont pas disparu des entreprises et des sites de production. II ne faut pas oublier non plus qu’il y a toujours une division très nette des tâches dans la production (de biens et de services), division entre tâches d’élaboration des stratégies, de conception des programmes de production d’un côté, tâches d’exécution des orientations retenues par le « management » d’un autre côté. Cette division est d’ailleurs garantie par des dispositifs de domination spécifiques, monopolisation de certains flux informationnels, contrôle de certains canaux de communication, cloisonnement des relations entre les travailleurs etc., qui constituent une véritable micro-technique cognitive-communicationnelle du pouvoir.
II est par suite impossible de parler aujourd’hui d’une émancipation, même rampante de l’activité captée par rapport à l’abstraction du travail. On a d’autant moins le droit de le faire que la flexibilisation actuelle du travail représente un extraordinaire opérateur de domination qui ramène sans cesse les activités de production dans des agencements de dépendance et de subordination. II y a, bien sûr, une flexibilisation qu’on pourrait qualifier d’ascendante, celle qui joue sur la formation et re-qualifie les salariés pour les envoyer dans de nouvelles occupations. Mais dans la plupart des pays occidentaux cette mobilité ascendante du travail ne concerne qu’une fraction minoritaire des salariés et la flexibilité qui est la plus pratiquée est celle de la précarisation de l’emploi, des licenciements économiques et du chômage. Le capital appuyé sur la techno-science détruit plus d’emplois qu’il n’en crée, il expulse et refoule de la production et du secteur des services des couches de plus en plus nombreuses. II n’est guère de milieux qui soient épargnés par cette menace du chômage, puisque même cadres moyens et supérieurs sont atteints à leur tour. Le chômage et l’emploi précaire tendent ainsi à s’inscrire dans le rapport social au même titre que le travail : les périodes de prosperité économique ne font que très peu diminuer le nombre des chômeurs alors que les phases de récession le font progresser très rapidement.
Cela dit, les conséquences de cette constitution d’un salariat et d’une société de réserve ne sont pas toutes favorables pour le Capital. En faisant du non-emploi une certaine forme de normalité, il détruit beaucoup d’équilibres sociaux anciens sans qu’apparaissent simultanément des équilibres nouveaux. Le chômage massif d’hommes d’âge mûr ébranle séricusement les dispositifs d’autorité dans la famille (rapports entre sexes, rapports entre générations), parce que les chômeurs peuvent difficilement assumer certains rôles masculins traditionnels (père de famille, donneur d’orientations). Cela signifie que certains comportements féminins autonomes et non conformes peuvent plus facilement jouer tant sur les hommes que sur les enfants. La famille nucléaire est sans doute toujours un refuge : elle est de moins en moins un facteur de stabilité et de cristallisation de rôles bien déterminés. En son sein, la socialisation primaire devient largement désordonnée, et ne dispose plus de modèles stables. Les relations interindividuelles et intersubjectives deviennent flottantes et déroutantes pour beaucoup d’individus dans ce climat d’incertitude.
Dans beaucoup de secteurs sociaux, le monde vécu, pour reprendre le terme de la sociologie phénoménologique (Alfred Schiitz), est en train de se fissurer. Les évidences quotidiennes, le monde familier des pratiques qui vont de soi, des comportements que l’on est en droit d’attendre, des savoirs qui rassurent, des sagesses qui disent ce qu’il convient de faire à tel moment et en tel lieu, sont remis en question. Les points de repère qu’il fournit, perdent de leur apparente solidité et beaucoup se demandent s’ils peuvent se fier encore a ce qu’ils croyaient être des références inébranlables. Le monde vécu se fait en partie menaçant et se charge de méfiance. II se fragmente, destructure les temporalités quotidiennes, obscurcit l’avenir et s’assombrit fortement. II s’ensuit qu’il n’est plus un arrière-plan sécurisant pour des individus qui chercheraient à se réaliser. On peut au contraire penser que sa fissuration et les craintes qu’il véhicule, rendent l’idée même de réalisation de soi-même problématique. Pour beaucoup de jeunes, pour les chômeurs, pour les travailleurs intermittents, il n’est évidemment pas question de voir dans le travail un moyen de réalisation. Mais, en même temps, il leur est très difficile de trouver une sphère de réalisation dans l’expressivité et dans les relations intersubjectives dans la mesure où ils n’ont pas souvent à leur disposition les moyens culturels et les ressources subjectives pour articuler des projets de vie.
Des fractions importantes de la société se trouvent par la mises en dehors des formes dominantes de l’agir et des formes de vie légitimes (se soumettre au monde merveilleux de la marchandise). II peut en conséquence y avoir des failles dans la clôture idéologico-culturelle du monde du travail abstrait. La société capitaliste n’est plus ce mécanisme bien huilé qui paraissait capable de tout intégrer et absorber au point de transformer les hommes en purs supports du travail et de la marchandise. Elle refoule, expulse, met au rebut plus qu’elle ne l’a jamais fait. II n’est, en ce sens, pas impensable que des couches non négligeables puissent être amenées à mettre en question les abstractions réelles qui dominent la société en essayant d’explorer et d’expérimenter autrement cette dernière. II ne faut pourtant pas se dissimuler que la constitution d’une sphère authentique des expériences et des expérimentations sociales ne peut se faire seulement avec du négatif. II faut en fait que le négatif puisse s’articuler à du positif, à des pratiques d’autonomie dans le travail, à des relations solidaires dans les rapports interindividuels et de groupe, ce qui n’est pas donné à l’avance.
II faut, plus précisément, que des moments de l’activité, des séquences d’action sortent au moins en partie des dispositifs de l’abstraction et permettent d’opposer à l’activité captée des activités autres se situant dans des temporalités différentes. Dans le travail il faut retrouver tout ce qu’il peut y avoir d’activités contrariées, de multi-dimensionnalité à l’œuvre derrière l’activité apparemment pleine et affirmée qui se transforme en travail abstrait. II faut, en bref, jouer sur les discontinuités de l’activité, sur tout ce qui ne se laisse pas enfermer dans les limites du rapport de travail et de sa dynamique monologique. Cela implique que la sphère du travail soit mise en relation avec les sphères du non-travail dans une perspective de re-appropriation de l’agir et de construction de liens sociaux nouveaux. La hiérarchisation rigide des activités à partir du travail rendu abstrait doit en fait, être renversée pour laisser la place à des priorités ouvertes à des pondérations nouvelles. II faut notamment que le non-travail dans sa diversité cesse d’être subordonné au travail. II faut aller vers un horizon où travail et non travail se féconderont réciproquement et feront apparaître une nouvelle notion de richesse sociale (richesse et complexite des échanges humains) en lieu et place de l’accumulation de valeurs.
Si l’on veut aller dans ce sens, il faudra procéder nécessairement à un renversement copernicien dans le domaine de l’action collective. Elle ne peut plus être dirigée par de grandes machines bureaucratiques imposant des mots d’ordre et des consignes d’en haut qui unifient en nivelant la diversité et alignent les actions communes sur la défense quasi exclusive de la marchandise force de travail (sa valorisation contre la valorisation du Capital). L’action collective doit se faire synthèse du multiple, intégrer de nombreuses déterminations de l’agir qui ne sont pas prises en charge par les seules revendications matérielles. L’action collective ne peut en effet ignorer les relations que les individus entretiennent avec leur environnement, les réseaux d’interaction dans lesquels ils sont insérés, les milieux et les formes de vie où ils déploient leurs activités. La formulation d’objectifs collectifs doit elle-même être le fruit d’élaborations complexes, d’échanges interindividuels et d’échanges entre groupes pour permettre au plus grand nombre de se retrouver dans les mobilisations. Toutes proportions gardées, il faut que les inquiétudes, les impasses, mais aussi les poussées de l’agir des uns et des autres puissent s’exprimer et se traduire en termes de transformation de l’activité et de décrochage par rapport à la valorisation et à ses fétiches.
Beaucoup de choses dépendront, bien sûr, des effets des actions collectives sur les opérateurs de domination, de leur capacité à créer des espaces où s’établissent de nouvelles connexions au monde et à la société, où se construisent de nouveaux mondes vécus. La réflexion du dernier Foucault va dans ce sens qui postule que les procédures et dispositifs disciplinaires d’assujettissement pourraient perdre de leur efficacité, laissant ainsi la porte ouverte à des processus de subjectivation (formation d’individus moins dominés). II faut cependant faire attention que les procès dits aujourd’hui d’individualisation sont profondément ambivalents et qu’ils sont en particulier marqués par ce qu’on peut appeler des opérateurs d’isolement, dont le principal, celui de la valorisation individuelle pousse à des formes monadiques et paranoiaques d’auto-réalisation. Dans sa quête du sens et de l’identité l’individu fasciné par les fétiches de la valeur refuse de voir que sens et identité ne sont pas de purs produits subjectifs, mais sont aussi des rapports et la résultante d’échanges complexes (intersubjectifs et sociaux). C’est pourquoi il est impossible de suivre Alain Touraine lorsqu’il discerne dans les processus actuels de subjectivation un véritable mouvement social. On serait au contraire tenté de dire que les ambiguïtés de la subjectivation ne pourront être dépassées que par des mouvements sociaux efficaces contre les opérateurs d’isolement et contre les « abstractions réelles ».
En effet les conditions dans lesquelles sont placés les individus et les conditions dans lesquelles peuvent se manifester leurs subjectivités ne sont guère propices à des affirmations univoques de subjectivation. Pour reprendre un thème de Leo Loventhal, il y a beaucoup de mécanismes qui produisent de l’analyse à rebours (au sens psychanalytique), par exemple, se mettre à l’abri de l’autorité, s’identifier à des chefs, s’agresser soi-même parce que l’on se sent agressé, refuser d’affronter les problèmes essentiels. L’élargissement du champ d’action des individus, leur autonomie croissante dérangent beaucoup de dispositifs de pouvoirs, mais les révoltes spontanées et les remises en question ne peuvent avoir des effets relativement durables que si les mécanismes régressifs sont contre-battus par la dynamique même de faction dans les mouvements sociaux. En d’autres termes, les mouvements sociaux comme les organisations qui y participent doivent rompre avec les formes pathogènes-paternalistes d’encadrement. Les individus ne peuvent libérer de l’agir que s’ils se transforment dans et par faction, que s’ils élargissent leur horizon de vie et dé-mercantilisent leurs échanges.
Ces quelques réflexions devraient faire mesurer à quel point la flexibilité actuelle du travail est une atteinte à la plasticité humaine, à la polymorphie de l’agir en même temps que la manifestation d’un capitalisme qui n’a plus de garde-fous et se détache de ses propres présuppositions. Le Capital produit en détruisant de plus en plus et le moment de son triomphe sur le « socialisme réel » est maintenant suivi du moment où l’on voit toutes les pulsions de mort qui le travaillent.





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