Depuis longtemps, la gauche intellectuelle en France se dit du côté des opprimés et des exploités et décidée à combattre les injustices sous toutes les formes qu’elles peuvent prendre. Elle se dit, sinon investie d’une mission, du moins moralement obligée de critiquer publiquement les dirigeants de l’État, de les rappeler à l’ordre lorsqu’ils lèsent les intérêts des plus défavorisés. On peut, certes, penser qu’il y a eu bien des équivoques dans les soutiens apportés à la classe ouvrière depuis la révolution d’Octobre. L’intelligentsia de gauche était pour la classe ouvrière, mais, dans sa majorité, elle se mettait dans le sillage du parti communiste, sans se soucier outre mesure de sa bureaucratisation et de sa soumission à l’URSS du « socialisme réel ». On se disait libre, mais on jetait un voile pudique sur le fait qu’une partie importante des intellectuels de gauche gravitait autour des institutions étatiques ou para-étatiques et depuis plusieurs décennies participait de la médiatisation en touchant des rétributions symboliques et matérielles. On voulait croire, malgré tout, que cette gauche intellectuelle ne courberait pas trop la tête devant les puissants du moment et ne passerait pas avec eux d’alliances durables.
Or, ces conceptions optimistes et lénifiantes de la gauche intellectuelle ont été clairement contredites au cours du mouvement social de novembre-décembre 1996. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner avec attention, un peu comme une ouverture, le manifeste publié, au début du mouvement, avec les signatures d’une partie de l’équipe d’Esprit, de sociologues regroupés autour d’Alain Touraine et d’intellectuels classés en général dans la « deuxième gauche ». Il se donne de prime abord comme un texte de soutien à un ensemble de mesures « techniques » pour sauver la sécurité sociale, ce qui a permis à la presse de le présenter comme un manifeste d’ « experts ». Mais ce texte[[Le texte est intitulé Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale. est aussi une intervention dans une conjoncture bien précise : il prend position en faveur d’une politique gouvernementale qui, loin d’être neutre, devrait peser plus lourdement sur les pauvres que sur les riches (voir par exemple le remboursement de la dette sociale ou RDS) et viendrait couronner des décennies d’attaques insidieuses contre la protection sociale (niveau des remboursements pour l’assurance-maladie, l’hospitalisation, régime des retraites, etc.). Le texte ne veut pas voir que le but de la politique gouvernementale n’est pas d’aller plus loin dans la solidarité nationale, mais au contraire de prolonger les inégalités existantes devant la maladie, la mort et les aléas de la vie de travail. Le plan Juppé parle emphatiquement de couverture universelle, mais cela ne l’empêche pas de vouloir pérenniser une situation où les salariés les moins bien rémunérés payent proportionnellement plus que ceux qui ont de gros revenus. Ce projet, en même temps oublie de dire que les déficits sociaux trouvent, pour partie, leur origine dans la dîme perçue par l’industrie pharmaceutique ainsi qu’une partie des professions médicales et para-médicales, et surtout dans le chômage que l’on doit à la soumission aux réactions et aux stratégies des marchés financiers (nationaux et internationaux).
En bref, le manifeste fait tout simplement l’impasse sur la lutte des classes dans les formes qu’elle revêt aujourd’hui en acceptant implicitement que l’État national se plie aux impératifs de la mondialisation. Sa philosophie profonde est une philosophie de l’adaptation à des contraintes considérées comme inévitables. Il reflète, en ce sens, l’esprit de démission qui s’est fait jour depuis une vingtaine d’années dans les rangs de la gauche politique et syndicale. C’est pourquoi, il ne faut pas s’étonner de le voir prendre parti pour Nicole Notat et la direction de la CFDT, c’est à dire pour un secteur syndical qui aimerait, après l’éviction de la gauche politique du pouvoir, devenir l’interlocuteur privilégié du pouvoir d’État. Pour ces curieux défenseurs du monde du travail, le renouvellement d’un syndicalisme affaibli ne passe donc pas par de nouvelles formes de mobilisation, de nouveaux rapports entre militantisme syndical et préoccupations quotidiennes des salariés ou encore par l’élargissement des cadres de l’action (en direction de l’Europe par exemple), mais bien par des négociations et des transactions sur les politiques d’ajustement à la mondialisation. Au fond, les auteurs du manifeste ne pensent pas que l’on puisse changer véritablement les rapports de force entre les travailleurs salariés et le Capital dans un contexte profondément transformé par l’internationalisation des rapports économiques. Il ne reste plus qu’à amortir les chocs les plus brutaux en faisant jouer les leviers dont dispose encore l’État et à espérer que la dynamique économique sera meilleure.
Cette stratégie d’adaptation, qui croit faire la part du feu, est au fond une stratégie de stabilisation des relations sociales et politiques. Elle ne prépare pas ceux qui s’y rallient, à voir les mouvements revendicatifs ou de mise en question des politiques économiques venant d’en bas d’un oeil lucide. Elle les pousse au contraire à les considérer avec suspicion, comme des trouble-fête qui dérangent des dispositifs difficiles à mettre en place. Le moins qu’on puisse dire est que beaucoup des signataires du manifeste n’ont guère apprécié à ses débuts la grève des transports et des services publics. A en croire certaines tribunes libres parues dans la presse, le mouvement parti de la SNCF aurait été un mouvement corporatiste, tourné vers le passé, attaché à des privilèges indéfendables (en matière de retraites notamment) et incapable de comprendre la nécessité de « réformes ». Son irrationalité devenait évidente quand on le voyait demander le retrait pur et simple du projet Juppé sans proposer de solution de rechange. Il devenait, pour ces intellectuels choqués dans leur quiétude, une sorte de défoulement collectif, l’expression de sentiments de frustration accumulés depuis des années. On pouvait, sans doute, lui trouver des excuses : les maladresses et l’arrogance du premier ministre, l’absence d’une véritable concertation entre le gouvernement et les syndicats. Mais, en tout état de cause, il fallait lui dénier le qualificatif de mouvement porteur d’avenir et refuser toute identification fantasmatique avec lui.
La gêne et l’embarras ne sont pas absents des prises de position des signataires du manifeste des « experts », parce qu’ils auraient trop mauvaise conscience à accabler outre mesure des grévistes ou des manifestants qui clament leur difficulté à vivre. Mais cette ambivalence ne leur permet pas pour autant de comprendre ce que le mouvement a de nouveau par rapport aux grèves habituelles. Ils ne voient littéralement pas que le mouvement est un mouvement contre la valorisation capitaliste et particulièrement contre les différentes formes de « rentabilisation » des services publics. Les cheminots, par exemple, ne défendent pas seulement leurs retraites, mais repoussent aussi clairement le contrat de plan élaboré par la direction de la SNCF qui voudrait leur faire assumer les dettes de l’Etat et des fermetures de lignes plus ou moins arbitraires. Si l’on prête attention à leurs déclarations, on peut d’ailleurs se rendre compte qu’ils ne sont pas attachés à une conception statique d u service public, mais qu’ils veulent au contraire son amélioration et son extension. Pour eux, les services publics ne doivent pas s’aligner ou se modeler de façon analogique sur les entreprises qui font de la plus-value ou de la survaleur, mais développer une logique propre, du point de vue des modes de rémunération et du point de vue des prestations effectuées pour le public. Ils savent très bien qu’il ne faut pas s’en tenir aux formes autoritaires et bureaucratiques de gestion et qu’il faut, au contraire, mettre au point des formes démocratiques de consultation et de concertation à tous les niveaux d’activité. De façon significative, on retrouve des préoccupations semblables à France-Telecom et à la poste où les centres de tri se sont mobilisés contre le recours au travail précaire et les contrats à durée déterminée dans le service public.
Ces prises de position sont si loin d’exprimer des préoccupations limitées qu’elles ont rencontré très vite un vaste écho et ont conduit à une contestation sans précédent des formes actuelles du salariat. Un peu partout au cours du mouvement, les étudiants, les travailleurs des transports publics intègrent dans leurs manifestations les chômeurs, les sans logis et protestent contre le sort qui leur est réservé. C’est toute la politique des licenciements économiques, des plans sociaux et de la flexibilisation du travail qui est mise en question, bien au delà des frontières du service public. Beaucoup de non-grévistes du secteur privé prennent conscience que les grévistes se battent pour tous les salariés en refusant de se plier aux déréglementations en cours et à leurs effets. Ils découvrent également que les conditions « anormales » créées par les grèves font apparaître des possibilités de travailler et de vivre autrement (horaires et discipline de travail, relations quotidiennes). Dans un tel cadre, la « fracture sociale » que le candidat Jacques Chirac a beaucoup brandie pendant la campagne électorale, se donne à voir tout à fait autrement. Ce n’est plus la fracture entre les « exclus » et les autres, c’est en fait la fracture entre les salariés du privé et du public soumis aux menaces du licenciement, du travail précaire, des soins au rabais et des retraites en peau de chagrin d’un côté, et tous ceux qui, fonctionnaires du Capital et habitués des sommets de l’État, se mettent à l’abri des variations conjoncturelles de l’autre côté.
On peut d’ailleurs remarquer que le mouvement étudiant, parti de revendications très ponctuelles dans un certain nombre d’Universités défavorisées (des postes d’enseignants, des postes d’agents administratifs et techniques, des locaux) s’est peu à peu radicalisé et s’est demandé très tôt quels sont le rôle et la place des Universités dans les dispositifs de production de la main d’œuvre ou de la force de travail. Les étudiants s’inquiètent bien évidemment pour leur avenir, pour des lendemains qui sont rien moins qu’assurés. Mais ils s’interrogent aussi sur les savoirs qu’on leur transmet, sur leur pertinence pour se repérer dans la société d’aujourd’hui, pour la comprendre dans ses contradictions. Ils ne veulent pas être prisonniers de ce que les étudiants allemands appelaient dans les années soixante l’« idiotisme du métier ou de la profession ». Ils n’ont pas des vues très précises sur l’Université qu’il faut construire, ni sur des façons nouvelles d’étudier. Ils sont désireux, toutefois, de voir se développer les capacités réflexives des Universités, c’est à dire leurs capacités à prendre des distances par rapport à ce qui se passe dans la société en même temps que leurs capacités à inventer de nouvelles formes d’apprentissage (les modalités de l’apprendre à apprendre). On pourrait être tenté, bien sûr, de minimiser la portée de toutes ces interventions étudiantes en renvoyant au caractère passager des études et au caractère provisoire de la condition étudiante ! Ce serait certainement une erreur grave. Il y a aujourd’hui plus de deux millions d’étudiants en France et on a toutes les raisons de penser que les effectifs vont continuer d’augmenter pour dépasser la moitié d’une classe d’âge. Si l’on tient compte en outre de l’allongement de la durée moyenne des études (malgré les abandons), il faudra bien admettre que les acteurs étudiants n’ont plus rien de marginal et feront de plus en plus entendre leur voix. Le mouvement étudiant est donc un mouvement social au sens fort du terme.
Si les analyses qui viennent d’être faites sont justes, un paradoxe saute immédiatement aux yeux. Ce mouvement, anti-capitaliste dans ses différentes composantes ne semble pas s’être intéressé beaucoup à la politique. Les grévistes, cheminots, traminots, postiers exigent le retrait du plan Juppé, ils ne demandent pas un changement de gouvernement, encore moins un changement de majorité politique. Il faut pourtant se garder d’interpréter cette retenue comme de l’indifférence politique : les grévistes, au cours du mouvement, ont l’impression qu’ils ne peuvent pas obtenir des résultats tangibles par un jeu représentatif plus ou moins classique. C’est pourquoi ils tentent d’émousser les capacités de réaction du pouvoir en place pour le contraindre à faire des concessions et à se réorienter (par exemple en matière de déréglementation). L’objectif à la limite est de faire fonctionner l’État autrement et de lui arracher des mesures qui contredisent les politiques suivies depuis des années. L’État n’est plus la puissance tutélaire à laquelle on confie son sort, mais un ensemble d’appareils dont les assises ne sont pas toujours bien assurées et dont il faut utiliser les faiblesses et les contradictions. En ce sens, on peut parler d’une politisation pragmatique du mouvement, désireux de sortir des sentiers battus et de trouver des voies nouvelles. Il y a là quelque chose de prometteur, puisque le passage par les grandes machines politiques bureaucratisées n’apparaît plus à beaucoup comme une voie de passage obligée pour faire de la politique. Mais tout cela est encore fragile, parce que les méthodes, les formes d’action et la culture de cette nouvelle politisation sont encore loin d’être élaborées de façon collective. La diversité des situations objectives, la segmentation des relations sociales, les discontinuités dans les rapports d’interdépendances ne sont de ce fait pas surmontées à l’avance. On peut, certes, soutenir que le mouvement a socialisé bien des différences et fait apparaître bien des solidarités en novembre et en décembre 1995, mais on peut se demander si cela sera suffisant à l’avenir, surtout si les affrontements passent à un niveau supérieur. Il faut, en particulier, se demander si un mouvement social renaissant dans d’autres circonstances saura et pourra labourer en profondeur le champ institutionnel pour devenir une sorte d’acteur multiple qui bouleverse les jeux organisationnels, les dispositifs de pouvoir dans le tissu social.
La réponse à ces questions renvoie elle-même à une question tout à fait essentielle : les actions de mise en question de la valorisation capitaliste disposeront-elles des connaissances qui leur seront nécessaires ? En d’autres termes, les pratiques sociales et politiques des exploités et dominés arriveront-elles à surmonter les effets de méconnaissance que produit le Capital sur lui-même en se présentant comme « naturel » et inévitable ou comme pure expression du mouvement de la technique et de la science. De ce point de vue, il ne faut pas sous-estimer les effets de l’extraordinaire expansion, ces dernières années, des sciences et des techniques sociales. Elles ont leur place aussi bien dans les entreprises que dans les quartiers en difficultés, dans les systèmes éducatifs aussi bien que dans la fonction publique. Elles sont indéniablement efficaces dans la mesure où elles fournissent à ceux qui exercent des responsabilités dans les processus sociaux des connaissances pratiques et des moyens d’intervention. Contrairement à ce que certains affirment trop vite, il ne s’agit pas de manipulations ou de purs produits idéologiques. Dans cette pragmatique du social, il n’y a pas à proprement parler d’unité théorique et les prises de position critiques n’y sont pas rares. En réalité, ce qui fait le caractère réducteur de ces socio-techniques, ce sont les conditions de leur production, les commandes sociales auxquelles elles doivent se plier (les recherches sous contrat par exemple), la nature limitée fragmentaire de leurs problématiques. Ceux qui financent et commandent toute cette sociologie appliquée ne sont pas tellement intéressés par des synthèses ou des systèmes de connaissances très organisés ; ce qu’ils demandent, c’est de pouvoir utiliser des connaissances empiriquement constatées pour une pragmatique de l’ordre et du contrôle social.
Les médias, et cela ne saurait étonner, exploitent beaucoup ces connaissances pratiques pour les vulgariser et pour s’en prévaloir comme moyens de leur propre légitimation (se couvrir de l’autorité de la science). Face à cette marée montante, il existe, bien entendu, des foyers de résistance dans le monde universitaire, mais force est de constater que les universitaires critiques ont largement travaillé en vase clos. Ils n’ont, en particulier, pas analysé la pénétration dans le monde social vécu de beaucoup de conclusions des sociotechniques et de la sociologie appliquée. Or, elles influent aussi bien les schémas d’interprétation du social que les savoirs sur la société qui servent à s’orienter dans les pratiques quotidiennes. Il n’y a, évidemment, pas d’uniformité dans les comportements des différents milieux et couches sociaux, puisqu’ils vivent des situations très diversifiées en fonction de la place qu’ils occupent dans les hiérarchies sociales. Mais l’image qu’un groupe se fait de lui-même n’est pas indépendante des ressources culturelles dont il dispose et des moyens qu’il a de les faire valoir ou prévaloir dans les échanges avec les autres groupes. Lorsqu’une couche sociale est en position d’infériorité sur le plan culturel, elle est relativement désarmée face aux modes de compréhension du social véhiculés par des couches sociales mieux dotées qu’elle. La diversité des réactions enregistrées, suivant les milieux sociaux, aux thèmes dominants sur le chômage, les jeunes des banlieues, la précarisation du travail, la délinquance etc. ne doit pas faire illusion : les connaissances pratiques de la sociologie appliquée occupent le terrain, même lorsqu’elles sont considérées avec méfiance par les défavorisés. Il n’y a pas, face au discours qu’elles tiennent, de discours opposé vraiment constitué. Il y a tout au plus des bribes de discours, des vestiges des discours marxistes sur la société, des réactions de révolte et d’indignation mal articulées qui, s’ils permettent certaines formes de résistance, ont plutôt moins de force explicative que ce qu’ils combattent. C’est pourquoi les discours qui contredisent les thèses ou les assertions des connaissances sociales pratiques peuvent être facilement attribués à des points de vue subjectifs et à des refus irréfléchis de voir la réalité sociale telle qu’elle est, ce qui renvoierait à des difficultés à trouver sa place dans la société. On peut affirmer donc que les discours contestataires, eux-mêmes, relèvent d’analyses sociales pratiques, car ils reflètent du mal vivre individuel et du malaise social qu’il faut donc être prêt à traiter cognitivement en se gardant de prendre ce qui s’exprime immédiatement pour la vérité des relations.
Par là, le processus de production des connaissances sociales est inséparable d’une lutte feutrée, mais permanente, pour refouler ou reléguer dans l’accessoire ou le secondaire ce qui ne cadre pas avec la pragmatique sociale de l’ordre et du contrôle. Les appareils de production des connaissances et leurs commanditaires proclament bien haut leur objectivité, en s’appuyant pour cela sur leur prise de distance par rapport aux discours éclatés et souvent dissonants des couches exploitées et opprimées. Mais ils ne sont pas eux-mêmes totalement satisfaits de cette objectivation biaisée et réductrice des travailleurs salariés, car ils la savent menacée par les tentations critiques périodiquement renaissantes chez les chercheurs et par l’apparition toujours possible de discours plus unifiés et synthétiques dans les couches exploitées. Ils ont besoin d’obtenir des réassurances et des confirmations au niveau de la théorie et d’élaborations plus poussées et plus générales. Il leur faut, en quelque sorte, compléter leurs dispositifs pratiques par des activités intellectuelles légitimantes et, plus précisément, par des activités d’expertise sociale, censées faire le tri entre ce qui est conforme ou non conforme au sérieux scientifique dans le domaine des politiques publiques et des orientations suivies par les mouvements ou organisations de masse dans les phases d’affrontement ainsi que dans le domaine de la gestion quotidienne du social et des relations quotidiennes entre les administrés et l’État. L’ « expert » social n’a pas à être un agent stipendié des « grands décideurs », il doit au contraire être un intellectuel jouissant d’un minimum d’autonomie personnelle et d’un minimum de réputation chez ses pairs. Il doit être capable de critiquer des orientations et des mesures des pouvoirs en place au nom de l’intérêt général ; il doit être capable aussi de reconnaître le bien fondé de certaines manifestations de mécontentement de certaines revendications. C’est cela qui lui donne l’autorité pour faire appel au « principe de réalité », et dire le caractère indépassable du capitalisme (on peut l’aménager, on ne peut pas l’éliminer de façon durable). Pour autant, le bon expert ne prêche pas l’immobilisme et la soumission passive aux coups de boutoirs des marchés financiers ; il se prononce tout au contraire en faveur des « réformes » et du changement social consciemment assumé. Il est un donneur d’idées et, en tant que tel, il est un partenaire intéressant pour les décideurs de la vie économique et politique qui doivent, eux aussi, apparaître ouverts au changement, voire à l’expérimentation. Même si beaucoup de choses se passent au niveau symbolique sans avoir de grandes incidences pratiques, il peut y avoir, sur cette base échange de prestations entre les « décideurs » et les experts. Les experts obtiennent des responsables institutionnels une reconnaissance sociale assez large alors que les « décideurs » voient leurs orientations et leurs comportements, sinon totalement justifiés, du moins estampillés comme dignes d’intérêt.
C’est bien dans un tel contexte que s’insère le manifeste qualifié de manifeste des « experts » par une grande partie des médias. Les signataires eux-mêmes récusent cette qualification parce qu’ils ne se veulent pas des spécialistes des problèmes de la protection sociale[[Il faut tout de même rappeler que le terme « expert » figure dans le texte.. Mais il s’agit là d’un malentendu ; l’expertise dont on crédite les signataires, est une expertise du social et de la gestion du social en général, elle n’est pas une activité spécialisée. Les signataires ne devraient en fait pas oublier que bon nombre d’entre eux ont participé à l’élaboration des rapports Minc, sur l’économie, Picq sur l’Etat et Boissonnat sur le travail, destinés aux plus hautes autorités étatiques. Ils se comportent d’ailleurs en experts dans les articles qu’ils publient au cours du mouvement et dans lesquels ils se font juges de ce qui se passe. Selon Pascal Perrineau et Michel Wieviorka (Le Monde du 20 décembre 1995) le mouvement qui est tourné vers le passé trahit un repli identitaire. Daniel SoulezLarivière décrète, lui, que le mouvement social est en panne d’imaginaire et se croit en droit d’écrire dans Libération du 26 décembre 1995 : « Les grévistes et ceux qui les approuvent ne veulent plus bouger, ne veulent rien entendre, comme des adolescents refusant de grandir parce qu’ils n’imaginent rien de bon à cela. Personne, au fond, ne trouve rien à redire au plan Juppé… Mépris du réel. Joie de le faire savoir par un refuge dans les gestes symboliques et ruineux. Haine et mépris injuste pour le politique placé dans une impossible fonction paternelle frustrante aggravée par ses propres maladresses, elles-mêmes produits du temps. »
Toute cette littérature, abondante et diverse dans ses expressions, a une caractéristique commune, celle de prêter peu d’attention à ce que disent les grévistes et ceux, qui, dans leur entourage, les soutiennent. Cela permet plus aisément de disqualifier le mouvement et d’en faire une analyse qui déplace les véritables lignes de force. De ce point de vue, le texte le plus significatif est sans doute l’éditorial de janvier-février 1996 de la revue Esprit. Intitulé La France en grève d’elle-même, le texte fait du mouvement une parenthèse historique, une grève du temps et de l’histoire dans une société opaque, confrontée à un Etat dépressif. Après ce moment irréel, cette phase de défoulement où surenchère et démagogie ont fleuri, il faudra bien reconstruire, c’est à dire établir des rapports plus satisfaisants entre le haut et le bas de la société, et surtout rendre l’Etat plus efficace et les hommes politiques plus réceptifs aux exigences de l’heure. De façon significative, le texte dit dans un certain nombre de passages clés : – « Quand les élites intellectuelles se satisfont du clivage entre les gens du bas et les gens du haut, elles oublient le rôle de médiation qui doit être leur lot. Quand nombre de mouvements associatifs ou d’institutions liées au social se plaignent de la faiblesse du gouvernement, il ne serait pas mauvais qu’elles s’interrogent sur leur passivité depuis des années et leur incapacité à préparer leurs adhérents à la crise du social… En faisant grève contre le pouvoir, la France a vécu une parenthèse historique, elle a retrouvé une solidarité provisoire. Mais l’urgence est de recréer les conditions d’une solidarité nationale qui menace de céder. Avis aux médiateurs, entre la démagogie qui laisse croire que rien ne doit changer et l’esprit de réforme, il y a u n choix à faire. »
La leçon qui est tirée des événements est, on ne peut plus claire : le mouvement, qui n’a été que solidarité provisoire et illusoire, doit être renvoyé à son insignifiance. En revanche, l’expertise sociale doit se renforcer et se faire médiation entre le haut et le bas, ce qui veut, sans doute, dire que les experts doivent nouer des liens plus étroits avec les gens d’en bas pour mieux déterminer les politiques qui peuvent être acceptables pour eux. En même temps ils ont à montrer à ceux d’en haut ce qu’il ne faut pas faire pour éviter de déstabiliser la société et ce qu’il faut faire pour empêcher la « fracture sociale » (celle avec les « exclus ») ne s’élargisse encore un peu plus. Les intellectuels, experts et médiateurs à la fois, se trouvent ainsi investis de fonctions politiques dans un contexte de crise de la représentation et d’absence de la gauche. Ce sont eux qui ont à animer des débats sur le social et les orientations qui seraient souhaitables, à partir des savoirs qui sont les leurs et qu’ils sont les seuls à pouvoir formuler de façon adéquate pour les gouvernants comme pour les gouvernés. Ils ne peuvent naturellement prétendre se substituer complètement aux processus politiques traditionnels, mais ils se posent comme ceux qui tracent les limites à ne pas franchir et disent les pièges où il ne faut pas tomber. Ils tendent par là à s’approprier une position d’arbitre ou de juge de paix pour dire ce qui convient ou ne convient pas dans les débats. Ce paternalisme masqué ne peut naturellement faire bon ménage avec tout ce qui peut avoir des effets déstabilisateurs. L’expertise sociale médiatrice tient en particulier beaucoup à ce que les conflits sociaux ne soient pas saisis comme relevant de la lutte des classes. Elle préfère les interpréter comme des conflits de modernisation, comme des affrontements entre des archaïsmes et des tendances à l’ouverture et à la modernisation des relations sociales. Il y a d’un côté des corporatismes qui figent des situations et des relations, de l’autre des actions et des stratégies en faveur d’agencements dynamiques et évolutifs qui doivent permettre de faire face au changement et à l’imprévisible. Dans les conflits ainsi conçus où les perspectives de modernisation surdéterminent les anciens conflits primordiaux, ils n’ont plus à faire rituellement allégeance à des règles rigides d’action collective, mais au contraire à découvrir leur propre implication dans ces batailles pour la modernité et la performance. Alain Touraine, référence souvent citée, n’explique-t-il pas que le seul mouvement social digne de ce nom aujourd’hui est le mouvement social de la subjectivation. Les experts-médiateurs du social, il est vrai, considèrent que la question de l’« exclusion » est essentielle, mais ils ne cherchentpas à remonter aux raisons profondes des phénomènes de cette nature et se contentent de préconiser un minimum de revenus pour les chômeurs ou la création d’emplois de substitution ou de proximité.
De telles théorisations, sous leurs différentes variantes, laissent donc derrière elles beaucoup de résidus ou de questions non traitées qui se révèlent fondamentales à l’examen. Elles mettent tout simplement de côté l’existence du Capital, ce grand dilapidateur de vies humaines – comme le dit Marx – qui fait des travailleurs salariés des éléments de lui-même, pour les expulser sans ménagement après un certain temps d’utilisation. Elles oublient que l’Etat est partie prenante dans les mécanismes de reproduction du capital et que les services au public dans leur ensemble sont subordonnés à une machinerie régalienne soucieuse avant tout de défendre ses prérogatives de pouvoir et de contenir les dépenses publiques en vue de donner plus d’espace aux mouvements de la valorisation. C’est cette réalité dérangeante que les experts du social essayent de conjurer en excommuniant et en exorcisant ceux qui la prennent au sérieux et tiennent à le rappeler. Dans les textes d’Espritou proches d’Esprit, on voit apparaître les spectres des « intellectuels populistes » qui flattent les revendications corporatistes-conservatrices des secteurs protégés du salariat public, le spectre des universitaires qui dénoncent les élites et la technocratie en ignorant superbement les problèmes qui doivent être résolus dans de brefs délais. C’est sans doute Claude Lefort qui donne l’expression la plus véhémente à cet état d’esprit et à ces hantises en écrivant dans un article publié le 4 janvier 1996 dans Le Monde : « on dirait que soudain s’est entrouverte la vieille malle où moisissaient les restes de l’archéo-marxisme, du maoïsme et du sartrisme ». L’énumération est curieuse, parce que les résurgences du maoïsme et du sartrisme dans le mouvement social ne sautent pas aux yeux, mais elle est tout à fait emblématique dans la mesure où, au-delà de tout examen, elle se veut évocation de vieilleries qu’il suffit de nommer et d’apposer sur les déclarations de contradicteurs pour les discréditer. Ce que disent ou écrivent les intellectuels opposés au manifeste des experts est en réalité nul et non avenu, puisqu’il ne peut s’agir que de vieux refrains, de répétitions mornes sur fond de décomposition et de pourrissement.
Sur des fondations aussi fragiles, la pensée de l’expertise sociale qui pourtant fait sans cesse référence à l’« esprit de réforme », ne peut être une pensée à la hauteur de ses ambitions : déchiffrer la dynamique du social. Dans la mesure où elle se fait gestion de positions de savoir et de pouvoir (la médiation entre le haut et le bas) elle participe, qu’elle le veuille ou non, de la division du travail social. Dans une société qui est de plus en plus une société de production de connaissances, il est en effet indispensable que le travail intellectuel subordonné et en général l’intellectualité présente dans les procès de production et de travail soient soumis à des dispositifs de contrôle directs par le « management » et la technologie dans l’économie et indirects par la mise en oeuvre des définitions expertes de ce qui est possible ou impossible, licite ou illicite en matière de gestion du travail et en matière sociale. Pour que la production de services, de marchandises et de connaissances – marchandises ne sorte pas des limites de l’accumulation du capital, il faut de fait lui superposer la production de connaissances expertes qui fixent des points de repère pour les parties en présence et délimitent un horizon pour les pratiques. Il n’y a ainsi pas de neutralité possible pour ceux qui font de l’expertise sociale. Même lorsqu’ils font des commentaires apparemment éloignés des problèmes concrets, leur activité n’est pas séparable de la production sociale conçue comme l’unité de la production et reproduction des individus dans le rapport social et la production de capital proprement dite. Ils communiquent beaucoup et ne jouent pas de rôle direct dans des dispositifs disciplinaires ou coercitifs, mais ils n’en transmettent pas moins de fortes pressions (notamment symboliques) sur tous ceux qui vendent leur force de travail. A leur manière, ils font la démonstration que la marge de manœuvre et d’autonomie des intellectuels est de plus en plus étroite, compte tenu de la pénétration des mécanismes marchands dans des domaines jusqu’alors épargnés (la production théorique et sa vulgarisation, la production artistique et sa reproduction technique). Il n’y a plus de lieux réservés d’où l’on pourrait jouer les oracles au dessus de la mêlée et d’où l’on pourrait faire entendre sa révolte morale en jouissant de son isolement et de sa propre impuissance.
De ce constat, il ne faut pourtant pas tirer la conclusion que l’intelligence des hommes est complètement prisonnière du Capital et des rapports de travail. Le Capital s’approprie les puissances intellectuelles de la production et les puissances sociales du travail, mais pour ce faire, il lui faut sans cesse rendre actifs ceux dont il capte et capture les activités, les salariés dépendants. Il lui faut, en d’autres termes, accorder de l’autonomie et des rétributions matérielles et symboliques à ses serviteurs et leur disputer simultanément ce qu’ils croient avoir obtenu ou acquis. Le Capital, qui a de plus en plus soif de connaissances monnayables et de connaissances-marchandises, cherche ainsi à absorber de plus en plus d’intelligence qu’il prétend, dans et par son emploi même, transformer en non- intelligence. Le conditionnement de la force de travail devient, par suite, de plus en plus complexe : il faut allonger le temps des études et le temps passé dans les systèmes de formation et en même temps trouver les moyens de gaspiller une partie de l’intelligence produite par l’organisation de l’échec pour certains, par l’instauration de barrières pour d’autres, par la dévalorisation systématique des qualifications acquises : l’intelligence doit être conforme à la logique de la production de valeurs, elle ne doit surtout pas l’excéder et vouloir d’autres horizons. Ces parcours d’obstacles ayant pour but de faire trébucher les intelligences ou de les enfermer dans des conduites étroites doivent donc être ininterrompus, mais pour être efficaces, il faut aussi que leur action soit renforcée par des pratiques de négation des connexions sociales du travail intellectuel. La coopération dans les sites de production et dans les bureaux est objectivée et rigidifiée par des organigrammes hiérarchisés et par des dispositifs techniques filtrant et canalisant les communications et les informations. La circulation de l’intelligence dans les entreprises ou les établissements n’a pas à apparaître comme la circulation de connaissances produites dans des échanges multilatéraux, mais bien comme des échanges inter-individuels strictement réglementés et codifiés. Les travailleurs dépendants sont arrachés à leurs propres présupposés sociaux et « personnalisés » pour servir le Capital à travers la compétition avec leurs semblables. Au delà du procès de travail immédiat, tout ce qui est combinaison de procès de production interdépendants dans l’espace et dans le temps, tout ce qui est instauration de synergies entre les lieux de production et leur environnement est en outre purement et simplement occulté. Le Capital ne tient pas à ce que l’on sache qu’il a besoin d’activités démultipliées, de services publics et sociaux divers (transports publics, municipalités, hôpitaux, etc.).
Le monde du Capital est au fond un monde schizophrène. Il se veut le monde de la performance et de l’initiative, mais il est avant tout celui de la contrainte et de la menace naturalisées. Il prétend oeuvrer à l’épanouissement de l’individu et à son auto-réalisation, mais il l’isole et lui refuse l’usage de ses connexions sociales. Il promet un monde enchanté avec la fantasmagorie de la marchandise, mais pour beaucoup ce paradis qui brille de mille feux se révèle n’être qu’un mirage. Au fur et à mesure qu’il accumule et qu’il se construit, le Capital rejette, expulse et détruit. C’est pourquoi, périodiquement, le voile se déchire au moins partiellement et donne la possibilité de déconstruire les agencements et dispositifs qui brident l’intelligence collective. La pensée critique, toutefois, ne peut être un exercice solitaire, elle doit clairement revendiquer un droit à l’intelligence pour tous et l’exercice en commun, dans la confrontation, des puissances de l’intellectualité. C’est une des leçons qui se dégage du mouvement de novembre-décembre 1995. En l’espace de quelques semaines, il a bousculé des conformismes de routine, des scepticismes dus à la résignation, des désespérances sourdes. Il a même permis des liens sociaux inhabituels, des échanges et des communications plus riches en faisant voir les hommes et les choses autrement. L’intelligence collective n’est pas arrivée jusqu’à définir des stratégies en matière de protection sociale, de services publics, mais elle a mis ce type de problèmes à l’ordre du jour. Elle n’a pas proposé de nouvelles modalités de rapports à l’organisation et aux organisations, mais elle a montré qu’il y a beaucoup à faire dans ce domaine. Le mouvement de l’automne 1995 n’est pas une parenthèse que l’on referme, c’est une étape qui prépare à d’autres étapes.