site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Weber ou Marx

L’Homme et la société

n° 10, p. 87-101, novembre 1968




Dans un exposé sur le socialisme fait en 1918 devant les officiers autrichiens, Max Weber énumérait toutes les raisons qui, à son avis, permettaient de qualifier la conception marxiste de la société socialiste d’irréalisable et, puisqu’irréalisable, d’utopie dangereuse. Ses arguments venaient pour une bonne part de l’arsenal mis au point par Bernstein et les révisionnistes du début du siècle. Comme eux, il affirmait que les théories de Marx sur la paupérisation, sur la concentration et la centralisation des capitaux, et sur les crises périodiques, se trouvaient réfutées par l’évolution économique et sociale contemporaine. Il ne pouvait donc y avoir d’effondrement du capitalisme sous le seul poids de ses contradictions et les tentatives révolutionnaires comme celle d’octobre 1917 n’étaient à ses yeux que des aberrations. Il n’était d’ailleurs pas plus tendre pour les adeptes du gradualisme réformiste en leur faisant observer que la pénétration de l’Etat dans l’économie ne signifiait pas a priori un affaiblissement du capitalisme, mais pouvait au contraire traduire une mainmise encore plus prononcée des grands cartels sur l’économie ainsi qu’une soumission plus grande de l’Etat aux impératifs de la dynamique capitaliste. Toutefois, l’argument auquel il attribuait le plus de poids était celui de l’inéluctabilité de la bureaucratisation. En d’autres termes, il opposait à « l’utopie » socialiste, qu’elle soit d’inspiration réformiste ou révolutionnaire, le fait qu’en socialisant l’économie on ne pouvait en définitive éviter de renforcer les tendances à la bureaucratisation, puisqu’à la suite de mesures de cet ordre, les contrepoids capitalistes (concurrence, individualisme etc.) devaient faire à peu près complètement défaut.

Il n’est pas exagéré de dire que cette thématique wébérienne de la bureaucratisation a connu, depuis lors, une fortune extraordinaire dans le monde occidental. Alors que les critiques d’un von Mises sur l’impossibilité du calcul économique en régime socialiste, très prisées au cours des années vingt, n’ont pratiquement plus d’écho aujourd’hui, la critique wébérienne est maintenant très largement admise, même dans des milieux qui ne se sentent pas particulierement attachés au régime capitaliste. Cinquante ans après la Révolution d’octobre, les difficultés des systèmes non capitalistes de transition vers le socialisme apparaissent en effets si grandes que le scepticisme et la méfiance semblent des réactions justifiées. Des hommes aussi différents que C. Wright-Mills, Th. W. Adorno et Maurice Merleau-Ponty, profondément influencés par le marxisme, mais traumatisés par les effets de la bureaucratisation de l’Union Soviétique, en témoigent éloquemment. Face à une telle situation, il faut bien constater que les réponses des marxistes sont restées le plus souvent lacunaires et peu convaincantes, bien que les développements les plus récents (la révolution culturelle chinoise, la lutte conte le bureaucratisme à Cuba, les événements de Tchécoslovaquie) soient venus montrer que le problème était au centre de toute une série d’affrontements politiques de grande ampleur. En fait, le défi lancé par Max Weber à Marx n’a pas été relevé sur le plan théorique avec une vigueur suffisante et les marxistes des différentes obédiences le retrouvent à chaque pas qu’ils veulent faire en avant. C’est pourquoi la confrontation entre Marx et Weber, même si on la situe à un niveau abstrait, n’a rien d’académique. Si la pensée de Marx procure les instruments nécessaires pour critiquer et dépasser les théorisations weberiennes, elle doit fournir en même temps les éléments d’une pratique socialiste anti-bureaucratique, c’est-à-dire permettre de ne plus se laisser enfermer dans le dilemme, contemplation désabusée ou pratique politique mystifiée et mystifiante. Le débat est donc actuel, et cela même en faisant référence à des textes écrits il y a déjà longtemps.

Dans ses analyses sur le capitalisme contemporain, c’est-à-dire celui de la grande entreprise, Max Weber s’est heurté au problème des classes sociales. Comme Marx, il admettait qu’était indispensable au plein développement de la dynamique capitaliste la généralisation du travail « formellement libre », ainsi que la généralisation de l’appropriation des moyens de production par des entrepreneurs privés, capables de tracer une séparation entre leur fortune privée et la gestion du capital de leur entreprise. Dans les deux cas, celui de l’ouvrier et celui de l’entrepreneur, la recherche du gain monétaire par une optimisation de l’effort ou par une combinaison adéquate des facteurs de production conduisait à une soumission au marché, voire à une multiplicité de marchés entrelacés, où les positions des uns et des autres n’étaient pas égales ou facilement interchangeables, mais où tous se trouvaient peu ou prou entraînés à ajuster leur comportement à celui des autres. Le marché avec ses différents degrés de monopolisation (appropriation des moyens de production, coalitions ouvrières etc.) était aux yeux de Weber la détermination essentielle des situations de classe, privilégiées ou non privilégiées, puisque c’est seulement à travers l’exploitation des possibilités offertes par des échanges universalisés que les différents modes d’appropriation (des biens de production et des biens de consommation) pouvaient prendre leur véritable signification. Superficiellement il y a donc une certaine analogie entre les analyses de Marx et celles de Weber. Mais un examen tant soit peu attentif montre vite que les différences sont considérables. D’abord Weber n’intègre pas systématiquement dans sa conception des classes sociales les éléments qui relèvent chez lui d’un autre type idéal, celui de la situation de strate (standische Lage) regroupant tout ce qui a trait à la répartition du prestige social, à l’éducation et au mode de vie. Il ne nie pas, bien sûr, qu’il puisse exister des relations de conditionnement réciproque entre situation de classe et situation de strate, voire des recoupements au niveau des individus et des groupes, mais il s’agit pour lui de deux ordres de phénomènes différents, l’ordre économique et l’ordre social, qui n’obéissent pas à une problématique unique. Il s’ensuit naturellement une relative fluidité et un relatif amorphisme des classes sociales, fluidité des situations de classe en fonction des transformations des relations des groupes par rapport au marché et amorphisme dans l’expression culturelle ou politique. En d’autres termes la mobilité sociale, le poids d’intérêts matériels et spirituels se situant au-delà de l’ordre économique (organisation de la répartition des biens, services et prestations), rendent l’unité des classes précaire. Seuls, nous dit d’ailleurs Weber, les ouvriers sans qualification et ne possédant pas d’emploi régulier sont vraiment dans une situation de classe au sens strict du terme. Aussi les affrontements de classes, quoiqu’importants, ne peuvent-ils être considérés comme le moteur de l’évolution sociale ou des transformations sociales.

Cette analyse de Weber sur les structures de classe de la société capitaliste est très importante, parce qu’elle lui permet de subsumer le mouvement de la société sous le processus de la rationalisation capitaliste. En effet, selon lui, la socialisation par le marché, c’est-à-dire la rencontre et l’ajustement des intérêts individuels ou de groupes, en favorisant la calculabilité et la prévisibilité des comportements, est un facteur essentiel de pénétration de la rationalité dans le tissu social et plus particulièrement de la rationalité dans le travail (organisation rationnelle du travail). Le travailleur formellement libre, rémunéré sous une forme monétaire, seul responsable de son sort et de celui de sa famille, en essayant de faire prévaloir un minimum d’exigences oblige l’entrepreneur capitaliste à employer la force de travail de la façon la plus économique possible. L’entreprise devient ainsi un modèle de hiérarchie efficiente et d’organisation compétente. En ce sens, la séparation du travailleur de ses moyens de production qui au début du capitalisme pouvait être considérée pour l’essentiel comme une expropriation, devient de plus en plus une manifestation de la division technique du travail qui tend à se superposer à la division du travail social. Bien entendu, Weber ne nie pas que cette nouvelle division du travail implique des phénomènes de domination de l’homme sur l’homme, mais pour lui il est clair que le contrôle des dirigeants d’entreprise sur la sélection et l’usage des travailleurs donne des résultats supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’ouvrier ou la participation des travailleurs à la gestion. L’autoritarisme, le despotisme dans l’entreprise sont pour lui la condition nécessaire d’une intégration hiérarchisée des fins et d’un ajustement des moyens à cette hiérarchie des fins.

On comprend alors que Weber universalise cette analyse en l’étendant aux organisations bureaucratiques proprement dites. Les employés y sont, selon lui, séparés de leurs instruments de travail de la même façon que les ouvriers et outre y sont insérés dans le même type de hiérarchie fonctionnelle . Aussi la bureaucratie est-elle pour Weber rationnelle et supérieure à tout autre mode d’organisation (en particulier démocratique) quant au rendement et à l’efficacité. De ce point de vue elle est irrésistible et ne peut manquer de conquérir de nouveaux secteurs de la vie sociale et politique, entre autres les associations volontaires telles que partis, syndicats, associations à objectifs plus limités etc., qui, pour faire face à leur tâches, sont obligés de rationaliser leurs propres structures. Entre l’entreprise capitaliste (Betrieb) et l’organisme bureaucratique il n’y a pas solution de continuité, mais simplement des différences mineures dues à la spécification des tâches dans le cadre d’une compénétration réciproque, même si historiquement la bureaucratie est antérieure à l’entreprise capitaliste.

Weber ne se dissimule naturellement pas que ces structures oppressives peuvent susciter de vives résistances, mais pour lui ces résistances elles-même mises à part celles des littérateurs irresponsables, défenseurs de différentes utopies ne peuvent que contribuer à renforcer les structures bureaucratiques. En effet, la recherche de moyens de défense ou de protection pousse les individus des différentes couches de la société à revendiquer des règles précises de fonctionnement des échanges interindividuels, afin que soit réduite la part d’arbitraire et d’imprévu. C’est dire que les réactions des individus et des groupes ne peuvent pas ne pas s’insérer dans le grand courant de la socialisation des comportements ou de la multiplication des comportements rationnels par rapport aux fins poursuivies (zweckrational). Le choc des fins ou plus précisément leur croisement, leur interdépendance ou leur complémentarité (achat-vente, contrats, etc.), leur opposition potentielle ou réelle malgré la réprocité dans les échanges favorisent une systématisation et une organisation rationnelles des moyens licites et efficaces. La rationalisation par suite entraîne la prédominance des moyens socialement organisés sur les fins toujours particulières au niveau des individus ou des groupes. Il en découle évidemment que la rationalité s’impose aux individus comme quelque chose d’extérieur et qui les dépasse, comme quelque chose qui ordonne le kaléidoscope des fins sans que les volitions individuelles y soient pour rien. En d’autres termes, la logique de l’action rationnelle produit des effets - la rationalisation - qui investissent tous les aspects de la vie sociale et cela même si toutes les actions ne sont pas rationnelles et même si des groupes entendent se libérer de ce carcan. La rationalisation est non seulement irrésistible, elle est, de plus, indépassable parce que toute autre logique sociale pensable signifierait, appliquée au monde d’aujourd’hui, un retour en arrière totalement inacceptable pour l’immense majorité de l’humanité. Le monde est conduit par la rationalisation vers un avenir qu’il ne peut maîtriser par l’affirmation d’une volonté collective, la progression de la rationalisation n’est pas la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, elle n’a rien de moralement désirable ni de libérateur, elle est un destin que seules des individualités exceptionnelles peuvent relever pour elles-mêmes.

Dans le même esprit, la vie politique des nations modernes ne peut, d’après Weber, échapper à l’emprise de cette tendance omniprésente à la rationalisation et à la bureaucratisation. Pour lui, la légitimité démocratique est essentiellement une légitimité bureaucratique, c’est-à-dire la garantie par des organismes à structures bureaucratiques que les citoyens peuvent jouir d’un minimum de régularité et de prévisibilité de la part de l’Etat dans l’exercice de son monopole légitime de la violence physique. Le combat politique n’est pas l’affrontement de passions déchaînées, mais la concurrence, conforme à des règles formelles (le recours au suffrage universel comme arbitre, entre autres), d’organisations représentant bureaucratiquement les dominés et ordonnant leurs revendications d’une façon compatible avec la survie de la communauté politique nationale. Les partis sont au fond pour lui des appareils qui cherchent à tirer profit du combat politique (participation au pouvoir) le plus concrètement possible en faveur de leurs dirigeants et de leurs membres, même si à l’origine ils pouvaient être des organisations dominées par des conceptions du monde révolutionnaires (social-démocratie) ou traditionalistes (le Zentrum catholique). Ils sont l’expression d’une démocratie de masse ou plus précisément d’une démocratie formelle de masses encadrées et organisées, dont les aspirations confuses, les désirs mal formulés sont filtrés et canalisés de façon rationnelle par tout le fonctionnement du système politique. Dans ce cadre les partis ont surtout pour rôle de servir d’intermédiaires entre l’Etat de les masses, en faisant accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la machine étatique et en faisant connaître aux gouvernants les limites de l’acceptable pour les masses. Pour le bon équilibre du système formellement démocratique, il faut donc que les partis soient des partis de masse, solidement implantés, dirigés par un appareil stable et non des rassemblements lâches de notables comme dans la France de la Ille République. Ils doivent en particulier être capables d’absorber par une « démagogie » contrôlée les poussées anomiques, ce que Weber appelle la démocratie de la rue par opposition à la démocratie de masse, c’est-à-dire tous les mouvements qui font sauter les frontières du système économico-social. Weber, d’ailleurs, tout au cours de la révolution allemande de 1918-1919, fut logiquement un défenseur des syndicats et de la social-démocratie, voire même d’une partie des socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky, Breitscheid) contre une grande partie des conservateurs allemands qui n’avaient pas assez de lucidité pour se rendre compte qu’ils représentaient la meilleure défense contre la vague révolutionnaire.

Il est clair que, selon cette conception, la concurrence politique entre les organisations représentant les dominés pour la plupart ne peut permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations. Les appareils, que ce soit celui des partis ou de l’Etat, ne peuvent être autre chose que des organes d’exécution compétents d’une ligne directrice qui leur est donnée. La bureaucratie pour Weber est irresponsable, comme est irresponsable un complexe de machines automatisées. Laissée à elle-même, elle est incapable de faire face à l’imprévu, aux secousses toujours possibles dans le processus d’égalisation ou plus précisément de conciliation des intérêts. C’est là que doivent intervenir les fortes individualités, soit à la tête des partis, soit à la tête des gouvernements. Douées de capacités, de chefs, éprouvées par l’apprentissage de la démagogie contrôlée, elles s’opposent entre elles en essayant de faire prévaloir des orientations qui doivent satisfaire à une double exigence, recueillir un consensus assez général parmi les dominés et rester acceptables pour l’équilibre du système (les rapports de classe, les rapports de propriété, la structure hiérarchique dominants-dominés). Le lieu privilégié où peut s’opérer cette sélection (Führerauslese) est le parlement avec son cortège de luttes électorales, d’affrontements sur les problèmes de gestion financière etc. Le parlement pour Weber n’est certainement par un organe d’exercice du pouvoir réel, mais il voit des débats publics, des confrontations qui obligent gouvernement et opposition à aller au-delà de la routine bureaucratique et de l’assoupissement sur une orientation qui a fait son temps. Le rôle décisif de l’activité parlementaire et de l’intervention des grands leaders politiques est prouvé, a contrario, selon lui, par les aléas de la politique dans des Etats où la bureaucratie étatique n’est pas soumise à un véritable contrôle public comme dans l’Allemagne de Guillaume II par exemple. Un monarque héréditaire en principe absolu qui n’a pas appris le dur jeu de la politique à ses risques et périls, ne peut que se révéler incapable de discerner dans les demandes et les intrigues des instances bureaucratiques placées sous sa juridiction les éléments favorables ou défavorables à une politique rationnellement définie. De même un dictateur qui n’est soumis à aucun véritable contrôle public, mais ne rend des comptes qu’à des cliques qui l’ont porté au pouvoir, devient peu à peu prisonnier de ces cliques et des différents secteurs de la bureaucratie. A la longue, il ne peut mener une politique rationnelle, car les différentes branches de la bureaucratie essayent de limiter son information afin d’utiliser à leur profit (pour étendre leur champ d’activité et même leurs prébendes) les secrets de service (Dienstgeheimnisse). Pour Weber, par conséquent, si la démocratie formelle ne peut éviter d’avoir une composante césariste (les fortes personnalités, les natures de chef), si elle ne peut éviter d’être marquée par des leaders charismatiques sous peine de tomber dans un amorphisme générateur de désordres, elle n’est absolument pas compatible avec une domination directe de la bureaucratie et une impuissance totale des corps représentatifs.

Conçue dans cet esprit, la « démocratie » formelle qui exclut évidemment toute véritable expression d’une volonté populaire doit apparaître comme fragile et perpétuellement menacée, bien qu’elle soit le meilleur des régimes politiques possibles. Les tendances à la rationalisation et à la bureaucratisation enferment forcément les individus dans un champ d’activités étroit, même au niveau des couches privilégiées. Il s’ensuit que rien ne permet de garantir qu’à l’avenir il surgira toujours ces fortes personnalités possédées de la vocation de la politique, ces prophètes qui, selon Weber, s’élèvent au-dessus de la routine bureaucratique et imposent de nouvelles valeurs susceptibles de donner une nouvelle vigueur à l’Etat national. Aussi Weber est-il pessimiste quant au futur de la politique et de la société. Malgré ses appels à l’héroisme individuel, il ne peut exclure que la société de l’avenir soit une société de servitude sans possibilités de renouvellement. Il est ainsi amené à osciller entre une sorte de conception naturaliste et déterministe de l’histoire (la course irrésistible à la bureaucratisation) et une conception subjectiviste qui a recours de façon fidéiste au rôle des individus d’exception. D’un côté l’objectivisme wéberien nie toute possibihté de donner une autre direction au développement économico-social, d’un autre côté le subjectivisme wéberien affirme qu’il est possible à une élite limitée de se hausser au-dessus de ce déterminisme, voire de le suspendre partiellement.

La contradiction est apparente, mais elle n’a rien d’illogique dans l’ensemble du système wéberien. L’impuissance de tous ceux qui sont dominés par la hiérarchie bureaucratico-rationnelle a comme corollaire nécessaire la responsabilité quasi-exclusive d’une élite aristocratique qui doit rester à la hauteur de son rôle dans les différents Etats nationaux en concurrence. Le problème est, par suite, que cette élite ne soit pas entraînée par la pesanteur de l’ordre bureaucratique et ne perde pas tout sens créateur. L’ampleur forcément limitée des débats internes dans les Etats modernes, une fois passée l’époque du socialisme militant et des affrontements sur des thèmes religieux, amène Weber à penser que le grand dirigeant politique doit se révéler à propos des problèmes de politique étrangère, c’est-à-dire à propos des problèmes de l’hégémonie des Etats forts, déjà rationalisés et bureaucratisés. La concurrence entre les grands Etats, entre les peuples de seigneurs (Herrenvolker) doit être le champ où se sélectionnent les vraies natures politiques, dominatrices et habiles, responsables et imaginatives. En fait, dans ce jeu de la politique, Weber pense que seuls les revers extérieurs, les guerres, peuvent redistribuer les cartes de façon significative sans, bien entendu, changer ses règles. L’histoire contemporaine n’exclut pas les cataclysmes, les catastrophes, mais elle ressemble plus à une sorte de piétinement sur place qu’à une série d’enchaînements offrant presque à chaque pas des alternatives lourdes de sens (par exemple socialisme ou barbarie). Dans ce contexte le changement social apparaît plus comme une spécification progressive des tâches, comme une technicisation de plus en plus poussée des rapports entre les hommes et les choses ainsi que les rapports des hommes entre eux que comme un ensemble de transformations qualitatives (si l’on fait exception pour l’occidentalisation des pays encore au stade pré-capitaliste).

Aujourd’hui, comme on peut s’en convaincre par un examen même superficiel, la plupart des sociologues occidentaux ne partagent pas le pessimisme wéberien. Dans leur grande majorité intégrés plus directement au processus de la production et de la reproduction des rapports capitalistes ils ne manifestent pas la même volonté de recul et de lucidité que Weber. Par contre, ils reprennent presque toutes ses conceptions sur la société et la politique en bagatellisant les aspects négatifs que Weber n’avait pas hésité à mettre en lumière. La bureaucratisation est saisie plus comme un phénomène technique que comme un phénomène de domination (la Herrschaft de Weber), la politique elle-même devient pour ces épigones le domaine des experts.

Et lorsqu’un Wright-Mills exploitant un filon wéberien dans son ouvrage Power Elite tente de montrer que l’élite du pouvoir est de plus en plus incontrôlée, de plus en plus irresponsable (l’immoralité supérieure), un Talcott Parsons lui répond par des considérations sur les différenciations fonctionnelles au sein de la société moderne qui diluent le pouvoir (au sein de l’entreprise, au sein de la famille, en sein de la société politique, etc.). Les sociétés capitalistes occidentales sont présentées ainsi comme s’écartant de plus en plus de l’oppression propre au passé et la bureaucratie éclate en une série de modèles d’organisation, dont le plus récemment analysé le modèle coopératif, doit permettre de limiter au maximum les dysfonctions d’une concurrence trop exacerbée entre les individus. La bureaucratie, la rationalisation qui étaient selon Weber des puissances étrangères, contraignantes pour la quasi totalité de l’humanité, ne sont plus alors que des bruits de fond auxquels chacun doit s’habituer facilement. Par contre, ces mêmes sociologues qui sont si bienveillants pour la société qu’ils servent, conservent la sévérité wébérienne pour parler des sociétés « totalitaires » de l’est. En fait, chez eux la théorie du totalitarisme a pour fonction de créer un repoussoir commode grâce auquel il leur est possible d’exorciser les « défauts » de la société capitaliste sans s’en préocupper véritablement. La bureaucratisation que des couches de plus en plus nombreuses ressentent comme une tare fondamentale du capitalisme (voir la révolte étudiante) doit être rendue sinon totalement acceptable, du moins tolérable par la présentation de l’image d’une autre société caractérisée par la coercition, où les personnes, autant que les actions, sont soumises à un contrôle très étroit des différentes instances bureaucratiques, où l’absence de véritable « consensus » (un mot clé de la sociologie contemporaine) conduit à l’emploi de la terreur. En même temps, comme on veut fonder la pérennité de la rationalité capitaliste sur sa supériorité sociale, tous les signes intérieurs de crise des systèmes non capitalistes sont interprétés comme autant d’étapes menant vers le modèle occidental et vers l’unification du monde sous le signe de la bureaucratie « tempérée ». En tout état de cause, il faut se résigner et admettre qu’il n’y a pas d’autre solution que d’aménager le plus confortablement possible les systèmes bureaucratiques existants et de s’abandonner à une évolution « naturelle ».

Si la sociologie post-wébérienne, par conséquent, ne pense plus que l’humanité est appelée à traverser une longue « nuit polaire » comme le disait Weber dans Politik als Beruf elle n’offre aucune perspective véritable de changement social malgré le malaise profond de la société capitaliste occidentale qu’elle est elle-même obligée de refléter dans ses travaux les plus terre à terre. Elle traduit par là son caractère idéologique et ne peut prétendre avoir donné une analyse scientifique de la réalité actuelle en limitant ainsi son horizon.

Marx a donné une première analyse de la bureaucratie dans sa Critique de la philosphie de l’Etat de Hegel, dans laquelle il mettait déjà en lumière le lien existant entre les tendances à la bureaucratisation et le développement de conflits ou de tensions au sein de la société capitaliste. La bureaucratie pour lui n’était pas simplement le fruit de l’évolution technique, mais découlait bien plus de la nature des rapports entretenus par des classes entre elles. Il est par la suite resté fidèle à cette conception de jeunesse, mais en l’enrichissant considérablement et, surtout, en développant une analyse trop souvent ignorée de l’aspect technologique de la question.

Dans le Capital il montre que la direction capitaliste du processus de production se présente tantôt comme organisation des processus coopératifs, tantôt comme organisation des processus d’extraction de la plus-value par exploitation de la force de travail. Cette double face n’a évidemment rien à voir avec une duplicité subjective des capitalistes ; derrière les apparences qui font mettre l’accent tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre, se cache la réalité des relations sociale de production qui dépouillent les travailleurs de toute possibilité de maîtriser leur propre travail. Déjà dans les Grundrisse Marx écrivait à ce sujet [1] : « L’association des travailleurs, la coopération et la division du travail, ces conditions fondamentales de la productivité du travail, apparaissent comme forces productives du capital, de même que toutes forces productives qui déterminent l’intensité et l’extension pratique du travail. Aussi, la force collective et le caractère social du travail sont-ils la force collective du capital. Il en est de même de la science, de la division du travail et de l’échange qu’implique cette division des tâches. Toutes les puissances sociales de la production sont des forces productives du capital et lui-même apparaît donc comme un sujet de celles-ci. L’association des ouvriers telle qu’elle existe dans la fabrique, n’est donc pas leur œuvre, mais celle du capital. L’association des travailleurs n’est donc pas leur mode d’existence, mais celui du capital. Aux yeux de l’ouvrier pris à part, elle apparaît comme fortuite. Il considère sa propre association avec les autres ouvriers et sa coopération avec eux comme des modes d’action étrangers, appartenant au capital ».

La technique, les modalités d’organisation de la production et du travail sont autant de puissances objectives opposables au travailleur individuel qui n’est pas seulement séparé des moyens de production par sa non participation à la propriété, au sens juridique du terme, mais par le fait qu’il livre totalement l’usage de sa force de travail au capital comme puissance anonyme et comme nécessité extérieure. Qu’il soit ouvrier manuel, travailleur intellectuel (salarié) ne change rien de fondamental à l’affaire tant qu’il reste un isolât social dont la participation aux forces collectives de production reste un abandon à des structures d’organisation qui lui sont étrangères. La recherche même de son intérêt individuel l’intègre un peu plus à ce système de relations ainsi que Marx l’observait, toujours dans les Grundrisse [2] : « Mais le comble, c’est que l’intérêt privé est déterminé par la société et ne peut être atteint que dans les conditions données par la société et grace aux moyens fournis par elle ; qui plus est, il est lié à la reproduction de ces moyens. C’est certes l’intérêt des personnes privées, mais son contenu ainsi que la forme et les moyens de sa réalisation ne sont donnés que par les conditions sociales, indépendantes de tous ces individus ».

C’est en fonction de cette coopération dans la production sous les formes du despotisme (la discipline autoritaire du travail) et en fonction du caractère anonyme du capitalisme moderne (les sociétés par action) que l’usage capitaliste des machines et des moyens de production en général est saisi comme une simple application de la technique et que la technologie apparaît comme une puissance neutre. Echappant à l’emprise des travailleurs individuels, s’imposant aux capitalistes comme composante essentielle des relations concurrentielles sur le marché, elle devient la manifestation d’une rationalité contraignante qui a sa propre logique au-dessus des individus : elle peut être ainsi perçue comme un destin (d’où toutes les conceptions de la société technicienne ou technocratique). Mais en réalité cette autonomie apparente de la technique ne fait que traduire l’autonomisation de la sphère de l’organisation sociale et de l’organisation de la production par rapport aux agents de la production (exploiteurs ou exploités) en raison de leur subsumtion sous le capital : dans un tel contexte la recherche de la plus value est identifiée à la recherche de l’efficience et de la meilleure technologie possible et se présente seulement comme l’accumulation de progrès inévitables et mesurables quantitativement. L’organisation de la production, l’utilisation des moyens techniques qui en découlent sont de ce fait conçues comme inséparables d’un système de domination. L’organisation est bureaucratie, la bureaucratie est l’organisation par excellence.

Pour Marx, il y a donc une liaison très étroite entre capitalisme et bureaucratie. Les formes d’organisation bureaucratiques les plus développées sont consubstantielles au capitalisme le plus développé, et si le foyer originaire de la bureaucratisation se situe au niveau des rapports sociaux de production, celle-ci ne peut manquer de s’étendre d’une façon ou d’une autre à l’ensemble des relations sociales. Dans tous les domaines tend à se reproduire une division analogue à la division entre fonctionnaires du capital et vendeurs de force de travail, division entre appareils et dominés, entre administrateurs incontrôlés et sous-ordres manipulés, car l’impuissance de la masse des salariés au stade de la production se transpose aux autres niveaux de l’organisation sociale tout à fait inéluctablement. La fétichisation des rapports marchands qui entraîne la fétichisation du capital, entraîne également la fétichisation des systèmes d’organisation dont le but immédiat n’est pas l’extraction de la plus-value. La monopolisation par quelques-uns des positions d’autorité, la systématisation de celles-ci en domination organisée s’inscrivent dans un contexte qui les fait paraître naturelles, puisque le sentiment d’impuissance produit et reproduit par l’agencement objectif des rapports entre travail matérialisé (ou mort) et travail vivant, entre travail abstrait et travail concret, entre initiative individuelle et coopération, ne peut cesser simplement parce qu’on quitte la sphère immédiate de la production. En outre, et c’est un point fondamental de l’analyse de Marx, la classe qui est dominante sur le plan économique, est elle-même poussée à produire et à reproduire dans toutes les activités extra-économiques une sphère séparée de l’organisation, concrétisant là aussi l’appropriation de la force collective des travailleurs par un groupe étroit de « spécialistes ». En effet, l’existence de domaines étendus où l’organisation de type bureaucratique ferait défaut, serait à plus ou moins brève échéance inconciliable avec le maintien de rapports de production capitalistes. C’est pourquoi l’existence d’une sphère suprême de l’organisation, séparée de tous les autres domaines de l’organisation sociale, est effectivement le couronnement du système capitaliste ; l’Etat et la politique doivent rester la préocupation exclusive d’une élite, sans doute autant que possible représentative, mais sélectionnée en fonction de sa capacité à faire, de l’intérêt général, l’affaire d’un petit nombre d’initiés. La « raison d’Etat » tout autant que la « logique de la rationalité économique » doivent apparaître comme des lois naturelles que seuls des hommes compétents sont capables d’interpréter et naturellement d’utiliser. Aussi, malgré toutes les protestations démocratiques des théoriciens de la démocratie représentative libérale, n’y a-t-il rien d’étonnant si leur tendance profonde est de faire confiance aux leaders charismatiques, aux fortes personnalités et non à la participation du plus grand nombre. L’élitisme bureaucratique doit trouver sa compensation dans un formalisme démocratique où l’individu est seul, contingent face aux propositions des grands dirigeants et face aux mécanismes bureaucratiques d’Etat. Comme l’a très bien montré Nicolas Poularitzas, les superstructures politiques de l’Etat capitaliste répondent à une double nécessité : définir un intérêt général compatible avec l’équilibre général du système (organisation de l’hégémonie politique de la classe dominante) et désorganiser politiquement les classes exploitées, soit par les voies de la participation formelle (le « consensus » de la science politique occidentale), soit par la répression. La loi d’airain de l’oligarchie, chère à Robert Michels, en ce sens n’a rien de mystérieux : elle est le produit de l’ensemble des structures politiques et économiques du capitalisme. Les organisations volontaires, même lorsque leurs buts sont apparemment contradictoires avec la survie du système, sont forcément composées d’un matériel humain non préparé à exercer un contrôle rigoureux et permanent. Aussi sont-elles toujours menacées de tomber sous la coupe de dirigeants prestigieux et de cliques bureaucratiques. Michel Crozier décrit en fait assez bien la situation générale dans le monde capitaliste lorsqu’il écrit : « Le développement de privilèges bureaucratiques et de cercles vicieux dysfonctionnels tient profondément à l’impossibilité dans laquelle nous nous trouverons pour longtemps encore de nous passer d’un pouvoir de type charismatique dans un monde par ailleurs de plus en plus rationalisé ».

A partir de cette analyse qui montre les limites de la rationalité capitaliste (l’asservissement des forces productives humaines, l’usage capitaliste des machines), Marx est en mesure de réfuter les préjugés sur le caractère « naturel » de la bureaucratie et sur sa liaison « indissoluble » avec le progrès technique. En ouvrant la perspective d’un développement pour le moment sans limite des relations inter-individuelles (expression de la richesse des connexions sociales de l’individu), en élargissant sans cesse le champ des possibilités d’action offertes aux individus, le mode de production capitaliste suscite effectivement de façon permanente le malaise de ces mêmes individus réduits à l’état de support des rapports de production. La richesse réelle et potentielle des individualités se heurte à leur réduction individualiste dans le fonctionnement quotidien du système, et cela sans qu’il soit besoin de supposer pour cela une prise de conscience préalable du système. Cette contradiction est particulièrement manifeste au niveau de l’activité scientifique où la recherche avec la tendance à l’universalité et à la destruction des barrières se retrouve dans le corset de l’empirisme, du cloisonnement des disciplines et des manipulations bureaucratiques. Mais on la retrouve à tous les stades de la vie sociale.

Le problème est évidemment que cette révolte latente des forces productives humaines ne peut rien changer à l’état de fait tant qu’elle ne devient pas directement essai de récupération de la forme collective de coopération, c’est-à-dire processus de libération des forces productives, découverte par les individus, au-delà des liens externes et mécaniques du marché, de leurs liens d’interdépendance et de complémentarité dans la vie sociale, et par conséquent découverte de la sociabilité de l’individu comme condition de sa richesse et de ses possibilités de développement. Mais là également Marx montre qu’un tel processus de récupération est possible en fonction de la résistance collective des travailleurs à l’exploitation capitaliste (due à l’impossibilité pour eux de se plier totalement aux impératifs successifs du capital) et en fonction de l’utilisation de la théorie scientifique de la société capitaliste. Les difficultés objectives que rencontre l’accumulation capitaliste (crise de surproduction, récessions, inflation, sous-développement, surcapitalisation etc.) si elles ne peuvent, elles seules, conduire à la chute du capitalisme, sont des occasions récurrentes de réflexion critique et d’opposition au système ; elles font toucher du doigt le caractère parasitaire des rapports de production et légitiment les tentatives entreprises pour que les travailleurs deviennent possesseurs de leurs forces productives sociales, c’est-à-dire non d’une compétence étroite et éphémère qui, la plupart du temps, n’est qu’une position relativement privilégiée par rapport à d’autres dans le processus de travail, mais d’une capacité permanente à participer librement à une production sociale toujours plus large quantitativement et qualitativement. Pour Marx, il ne s’agit donc pas seulement de mettre fin à l’anarchie capitaliste, au gaspillage de ressources matérielles et de travail humain du système, ou de mieux utiliser le progrès technique, il s’agit d’établir des rapports de production où l’organisation n’est plus une puissance étrangère pour les travailleurs, où la direction et l’utilisation du progrès technique sont déterminées consciemment, où les rapports d’autorité ne sont plus cristalisés en systèmes de domination, mais sont perpétuellement changeants, en fonction de situations changeantes. Marx ne se dissimulait certes pas la complexité du processus de libération au-delà même de la prise du pouvoir (cf la Critique du programme de Gotha), mais l’extraordinaire développement des forces productives matérielles de la science, de la qualification des hommes au travail (par rapport aux époques antérieures), était pour lui la garantie que la réalisation progressive d’une société socialiste était possible.

Il est devenu courant de souligner que les sociétés où le capitalisme a été renversé depuis la Révolution d’octobre, se prêtaient très mal à la construction du socialisme en raison de la survivance de formes pré-capitalistes de production, en raison du bas niveau des forces productives ; ce qui est on ne peut plus exact. En même temps, il est aussi habituel chez ceux qui veulent excuser les formes prises par les nouvelles sociétés de considérer que les pays non capitalistes actuels n’ont rien ou peu à nous apprendre quant aux problèmes de la transition du capitalisme au socialisme, ce qui est beaucoup moins exact. Le développement inégal et combiné du capitalisme à l’échelle planétaire a entraîné pour les pays les moins développés l’inégalité du sous-développement, certains secteurs de l’économie de ces pays ayant les mêmes problèmes que ceux des pays les plus avancés alors que l’agriculture dans son immense majorité pratique des méthodes de production archaïques, même si elle est dominée par de grands propriétaires fonciers. On ne peut donc déduire d’un bas niveau moyen des forces productives dans tel ou tel pays non capitaliste l’incommensurabilité de ses problèmes avec les problèmes qui seraient ceux d’un pays socialiste très développé, surtout si l’on veut bien tenir compte du fait que la culture technique et scientifique dans un pays dit sous-développé participe, malgré son retard, d’une culture technique et scientifique en plein progrès à l’échelle internationale. Les pays qui ont mis fin au système capitaliste ont à la fois à créer des forces productives nouvelles (matérielles et humaines) et libérer les forces productives qu’ils possèdent ou acquièrent. Cette optique est en fait d’autant plus justifiée qu’un nombre croissant de pays à l’économie socialisée (URSS, Tchécoslovaquie, RDA, Pologne) ne peuvent plus être classés sous la rubrique du sous-développement.

Si l’on excepte les théories qui simplifient la question en faisant de la société soviétique une variante du capitalisme (capitalisme d’Etat, capitalisme bureaucratique) ou une nouvelle société d’exploitation sui generis (collectivisme bureaucratique), la théorie jusqu’ici la plus élaborée sur la bureaucratisation dans les sociétés de transition vers le socialisme, est celle que Trotsky a présentée dans « la Révolution trahie ». Elle a le mérite certain de s’attacher à donner une explication objective des processus de bureaucratisation et en même temps de chercher une explication du rôle social et de la nature de la bureaucratie. Toutefois son champ d’examen est trop étroit dans la mesure où une grande partie de son attention se concentre sur « les normes bourgeoises de répartition » (terminologie reprise à la Critique du programme de Gotha) alors que le problème des rapports de production et des forces productives n’est traité que par la bande, trop rapidement et souvent sous l’angle limité des formes de la propriété. C’est pourquoi, si beaucoup de ses conclusions nous semblent devoir être retenues, toutes ses analyses ne peuvent être considérées comme définitives.

Le point de départ de Trotsky est la dégénération progressive du pouvoir prolétarien soviétique sous les coups de la guerre civile, de la pénurie, de l’encerclement capitaliste et des difficultés croissantes avec une paysannerie passive ou farouchement individualiste. Obligé de se défendre avec une très grande fermeté contre un entourage social en très grande partie hostile, le parti dut se raidir et même rendre de plus en plus rigide son régime intérieur. A la faveur de cet autoritarisme imposé par les circonstances, une couche privilégiée de répartiteurs de la pénurie se forma et prit peu à peu le contrôle du parti, afin de défendre ses privilèges.

De la dictature du prolétariat, on passa à la dictature du parti, puis à la dictature du secrétaire général ; ou, en d’autres termes, d’un régime politique révolutionnaire à un régime politique contre-révolutionnaire vivant en parasite sur les structures sociales mises en place par la Révolution d’octobre 1917.

Le schéma est séduisant dans sa simplicité, mais il a l’inconvénient de laisser croire que l’évolution de l’URSS est due dans l’essentiel à l’attachement d’une couche sociale à des privilèges matériels, ce qui n’a jamais suffi à assurer l’établissement et la survie d’un ordre social (d’une formation économique et sociale), si transitoire soit-il. Si une nouvelle couche dominante non prolétarienne a pu s’imposer en URSS, ce n’est pas seulement parce que la lutte de tous pour la survie ou pour le mieux-être impliquait qu’un gendarme vint mettre de l’ordre tout en s’accordant la part du lion, mais aussi parce que les forces productives n’ont pu y être libérées complètement malgré la profondeur, à ses débuts du processus révolutionnaire et parce que les nouveaux rapports de production collectifs ont eu beaucoup de mal à s’affirmer dans une industrie exsangue.

L’inexpérience des masses en matière de gestion, leur inculture dans le maniement des forces productives matérielles, leur état de prostration à la fin de la guerre civile, faits sur lesquels Lénine a tant insisté sur la fin de sa vie, rendaient extrêmement difficile le dépassement de la séparation entre travailleurs et moyens de production, entre sphère de l’organisation et sphère du travail. La supression de l’appropriation capitaliste des moyens de production dans le secteur moderne de l’économie ou la suppression de l’exploitation capitaliste dans ses formes classiques (extraction de la plus-value par des capitalistes ou des groupes de capitalistes) ne pouvaient dans ce contexte porter tous leurs fruits. Bien au contraire, la nécessité où se trouva le nouveau pouvoir d’imposer une discipline de production de plus en plus stricte en recourant au principe de la direction unique, personnalisée et permanente dans les entreprises et dans les différents organismes économiques, s’opposait directement à la consolidation des nouveaux rapports de production. Les travailleurs de la grande industrie étatisée, privés de la disposition des moyens de gestion, voyaient se reconstituer peu à peu un système de domination au-dessus de leurs têtes, leur propre force collective dans la coopération ne leur appartenant toujours pas. A la domination capitaliste sur les forces productives, se substituait ainsi une domination étatique s’opposant aux travailleurs comme une force collective, anonyme, détachée d’eux, bien que se réclamant d’eux. Au niveau des rapports de production cette intervention de l’Etat pour décider de la disposition et de l’utilisation des moyens de production, ne pouvait que réintroduire des éléments caractéristiques des rapports de production capitalistes contradictoires avec les éléments propres aux rapports de production socialistes embryonnaires. En se substituant à la classe ouvrière, le parti et l’appareil d’Etat agissaient en même temps, face aux travailleurs, comme un substitut de la bourgeoisie dépossédée. Comme l’avait déjà très bien noté Trotsky en 1934, le processus de bureaucratisation était simultanément un processus partiel de restauration bourgeoise, mais la quasi-classe bureaucratique ne pouvait pas pour autant se faire l’agent d’une restauration bourgeoise totale (thèse maoiste) parce qu’un processus de reprivatisation de l’économie aurait eu pour effet de déclancher, au sein de la bureaucratie et de la société, de multiples tendances centrifuges et parce que toute tentative de restauration aurait comporté le danger d’une réactivation politique de la classe ouvrière.

C’est qu’en effet le régime bureaucratique qui n’a pu s’imposer que grâce à l’atomisation politique et sociale des travailleurs soviétiques a dû produire et reproduire cette impuissance de l’immense majorité pour assurer un minimum de stabilité à la combinaison spécifique de rapports de production post-capitalistes et de rapports de production présocialistes qui dominaient la nouvelle formation économique et sociale. Les modalités de production et d’utilisation collectives du surtravail s’opposant aux modalités bureaucratiques de contrôle et d’emploi des moyens de production et de la main-d’œuvre, il fallait empêcher que cette contradiction fût perçue, comprise et vécue comme telle par les travailleurs. Pour cela, il fallait nier l’existence de contradictions majeures au sein de la société et instaurer un monolithisme politique et culturel apparent, en saturant la base de la politique venu d’en haut et en lui déniant la possibilité de s’exprimer par des moyens coercitifs. Il fallait également produire et reproduire l’isolement des individus en instaurant un système complexe de gratifications et de sanctions suscitant la concurrence entre les individus (condamnation des tendances égalitaires, stakhanovisme, décorations d’un côté, terreur policière, système concentrationnaire de l’autre). Il fallait enfin enserrer toute la vie sociale et politique dans un réseau hiérarchique très dense, permettant de limiter au maximum l’exercice collectif de responsabilités et la socialisation de l’information.

Pour un temps, ce système qui se cristallise sous Staline a pu apparaître comme presque parfait (voir les théories du totalitarisme). Mais les crises successives qui l’ont ébranlé depuis 1953 sont venues montrer son extrême habileté. Tout autant que les sociétés capitalistes, la société soviétique, dans le cadre de sa rationalité bureaucratique extérieure aux producteurs, n’arrive pas à maîtriser le développement des forces productives, à le concilier avec leur assujettissement. La nécessité d’une socialisation plus effective des connaissances, l’impossibilité de maintenir les individus dans l’isolement complet, tant dans la production que dans la vie extra-productive, la nécessité de les faire participer activement à la vie sociale, sont autant de facteurs qui limitent l’efficacité des mécanismes de tutelle. Aujourd’hui, la simple perspective de l’organisation autonome des travailleurs, de l’exercice par eux de libertés politiques positives, suffit à convaincre la bureaucratie que son Etat bourgeois sans bourgeoisie court un danger mortel et par conséquent que sa domination est menacé puisque, sans l’Etat, elle ne pourrait jouer un rôle déterminant au niveau des rapports de production (voir l’intervention en Tchécoslovaquie). Elle a conscience que des formes mêmes embryonnaires de contrôle démocratique entraîneraient à plus ou moins brève échéance la mise en question de toutes ses bases sociale (monopole politique, hiérarchisation, secret bureaucratique, inégalités sociales). Aussi, la bureaucratie en tant que couche dominante est-elle sur la défensive maintenant que la réactivation des masses est à l’ordre du jour. Sans doute faut-il se garder de sous-estimer les difficultés dans la progression du mouvement anti-bureaucratique des pays non-capitalistes, sans doute faut-il se garder de croire que les tendances à la bureaucratisation disparaîtront du jour au lendemain, une fois que sera brisée la toute puissance de l’appareil, il n’empêche que l’irréversibilité de la bureaucratisation ne devrait plus dorénavant être considérée que comme une rationalisation idéologique. A travers la lutte politique la libération des forces productives humaines est une chose possible.

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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Fondements de la critique de l’économie politique. Tome II page 83 - 84 Edition Anthropos Paris 1968.

[2Ibid., Tome I, p. 93.