site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Comment se débarasser du marxisme ?

Congrès Marx International. Cent ans de marxisme. Bilan critique et prospectives

PUF, p. 225-237, 1996


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



Dans un entretien avec le philosophe japonais Yushimoto publié en juillet 1978, Michel Foucault pose avec beaucoup de sérieux cette question provocatrice : comment se débarrasser du marxisme ? En disant cela, son propos n’est évidemment pas de rejoindre les rangs de ceux qui veulent se réconcilier avec l’ordre existant et rompre avec toute pensée critique. Il est surtout de s’interroger sur les obstacles que le marxisme peut mettre aux processus d’émancipation et de libération. Dans cet esprit, il formule trois griefs principaux contre ce dernier. En premier lieu il lui reproche d’appauvrir l’imagination politique en étouffant de multiples expériences et en faisant taire beaucoup de sujets parlants. En second lieu il l’accuse d’utiliser un prophétisme coercitif qui obscurcit l’avenir. En troisième lieu il souligne tout ce que peut avoir de rigide et d’oppressif la conception qu’il véhicule du parti et de l’Etat.

Face à des attaques aussi massives et globales, il peut être tentant de faire remarquer que le marxisme n’a jamais été monolithique, et même qu’il a toujours connu des schismes et des hérésies ou, comme le dit Ernst Bloch, qu’il a toujours eu dans son sein des courants chauds et des courants froids. Mais Foucault n’était certainement pas homme à ignorer cela et ce qu’il vise dans cet entretien ce sont les différents modes de manifestation du marxisme dans la réalité sociale et politique. Ce qu’il incrimine, au delà des textes, ce sont des orientations, des pratiques et des institutions qui sont autant de freins aux luttes des opprimés et des exploités. Il ne dit pas qu’il faut rejeter Marx, mais qu’il faut faire un bilan historique du marxisme. Ce qui l’intéresse ce n’est pas de lancer de nouvelles imprécations et de nouvelles excommunications contre le marxisme (ou les marxismes), c’est de porter un diagnostic précis sur le rôle joué dans la dynamique sociétale par la constellation politico-culturelle du marxisme. C’est pourquoi il faut se rendre compte que la première question de Foucault en cache une deuxième : pourquoi faut-il se débarrasser du marxisme ? Quelles sont les raisons profondes qui font que l’on doit régler ses comptes avec la constellation politico-culturelle du marxisme ? La question n’a pas de connotations directement morales, elle est plutôt une façon de montrer la nécessité d’analyser à fond le marxisme dans sa réalité multiple. Foucault, dans la démarche qu’il préconise, ne cherche pas à faire disparaître le marxisme de l’histoire, à le passer par profits et pertes, mais bien à le faire servir au monde d’aujourd’hui par le travail de déconstruction qu’on opère sur lui.

La tâche à accomplir est à la fois critique et constructive, il s’agit de dégager les conditions d’émergence d’une nouvelle constellation politico-culturelle à portée positive. A l’heure actuelle, on est très loin de s’orienter dans cette direction. Beaucoup de ceux qui se sont réclamés du marxisme, le vouent tout simplement aux gémonies et se sentent coupables d’avoir eu la foi. D’autres qui se veulent toujours marxistes essayent tout simplement de s’adapter en laissant tomber du « corpus marxiste » ce qui leur paraît indéfendable et caduc dans le moment. Il faut le dire très nettement, cette désorientation laisse la voie libre à des entreprises de liquidation pure et simple du passé marqué par le marxisme sous le couvert de sa diabolisation et d’une fausse historicisation, avec un objectif très clair : proclamer que la société actuelle est un horizon indépassable et que l’histoire pour l’essentiel est terminée. Le marxisme, sous ses différentes variantes, doit pouvoir être considéré comme un dérapage de la modernité, et plus précisément comme un développement excessif, incontrôlé et parasitaire des tendances à la bureaucratisation et à l’étatisation dans le monde contemporain. Il résulterait en fait d’une conjonction entre l’anti-capitalisme doctrinaire de certains groupes d’intellectuels et l’anticapitalisme plus instinctif des masses ouvrières. Dans son livre Le passé d’une illusion François Furet attribue, de façon significative, une très grande importance dans la genèse du marxisme à la haine du bourgeois, donc à des réactions très largement irraisonnées, pour ne pas dire irrationnelles. Cela lui permet de passer sous silence toute la charge critique de l’œuvre de Marx et l’extraordinaire aventure intellectuelle qu’a été l’entreprise de la critique de l’économie politique.

Mais, bien entendu, c’est surtout la thématique du totalitarisme ou de la perversion totalitaire qui est soulevée par ceux qui veulent interdire ou proscrire tout examen distancié et critique du marxisme comme constellation politico-culturelle. Les analogies indéniables entre les pratiques fascistes et nazies et des pays du « socialisme réel » sont utilisées pour faire disparaître les différences majeures qui séparent les régimes fascistes des régimes se réclamant du communisme. L’horreur suscitée par les massacres perpétrés des deux côtés (le Goulag, Auschwitz) devient en particulier un moyen pour substituer à la nécessaire analyse de dynamiques sociales et politiques non homogènes, des vues simplificatrices. Le nazisme et le communisme d’obédience soviétique peuvent ainsi être présentés comme des frères jumeaux, tout au moins dans leur volonté de détruire la démocratie parlementaire, et les affrontements du vingtième siècle peuvent par là être réduits à des combats pour la sauvegarde de la démocratie. Faut- il le rappeler fascisme et nazisme se sont caractérisés non seulement par leur opposition à la démocratie, mais aussi par leur hostilité fondamentale au mouvement ouvrier ! Leurs premières victimes, après la prise du pouvoir, sont de fait les militants ou responsables socialistes et communistes, les syndicalistes et les membres des organisations ouvrières. On peut, certes, faire remarquer que l’Union Soviétique de Staline n’a pas hésité à collaborer avec l’Allemagne hitlérienne au moment du pacte germano- soviétique et qu’elle a instauré après la victoire de 44-45 des régimes bureaucratiques-despotiques en Europe de l’est. Mais on ne doit pas oublier non plus que le combat antifasciste mené par des millions de socialistes et de communistes a contribué à étendre la sphère des droits démocratiques après la seconde guerre mondiale dans l’Europe occidentale.

C’est donc une contre-vérité d’affirmer que le communisme comme partie prenante de la constellation politico-culturelle du marxisme a eu tout uniment des effets totalitaires. Après la révolution d’octobre, les communistes comme les socialistes ont notamment participé à un mouvement de réforme sociale de grande ampleur, la création progressive de l’Etat- Providence à laquelle on est redevable de changements sociaux de grande portée. En effet l’extension et l’approfondissement de la protection sociale contre la maladie, l’accident et la cessation de travail ont profondément modifié les attitudes par rapport à la vie des couches salariées et des milieux populaires en général. Quand on jouit d’un minimum de sécurité, on se résigne moins facilement à être le jouet des événements, et l’on accepte avec beaucoup plus de réticences certaines contraintes dans le travail et hors travail. On aspire aussi à un niveau de vie plus décent et à des conditions d’existence (logement, déplacements, éducation, etc.) moins dures. Beaucoup de critiques n’ont pas manqué, il est vrai, d’observer que l’Etat-Providence reposait sur un compromis social et sur l’intégration des organisations du mouvement ouvrier dans les institutions. Mais il faut bien voir que ce compromis ne s’est pas fait sans luttes et que les politiques d’extension des droits sociaux sont pour partie aussi des réponses à l’onde de choc de la Révolution d’octobre 1917 (crainte de développements révolutionnaires après les deux guerres mondiales). L’Etat-Providence, loin d’être, en ce sens, un développement « naturel » du capitalisme apparaît comme le résultat de modifications profondes du rapport salarial (formes du salaire, extension du salaire indirect) consécutives à la lutte des classes, aussi réfractée ait-elle pu être par les prismes déformants des organisations du mouvement ouvrier.

Ce que l’on peut par contre reprocher aux organisations d’inspiration marxiste, c’est de ne pas avoir été capables de donner des prolongements à ce compromis pour mettre en question le salariat lui-même et les rapports de travail, à partir d’une nouvelle dynamique de lutte. Elles se sont enlisées dans un jeu institutionnel dominé par l’Etat en faisant comme si le compromis était par lui-même évolutif et susceptible de transcender ses propres limites. En d’autres termes, elles ont prétendu enfermer la transformation sociale dans les mécanismes de la représentation politique et sociale sous l’égide de l’Etat et de son organisation des pouvoirs. Elles sont ainsi devenues des forces d’ordre qui ne se préoccupaient pas ou plus de bouleverser les rapports de pouvoir au sein de la société (rapports de travail, rapports de sexe etc.). Même les partis communistes qui ne sont jamais totalement entrés dans ce jeu à cause de leur allégeance à l’Etat soviétique ne sont pas vraiment allés au delà de ce cadre. Cela ne devrait guère étonner, étant donné l’intégration de l’URSS à l’ordre mondial à travers des relations sans doute conflictuelles mais réglées avec les Etats- Unis et les pays occidentaux. L’équilibre de la terreur (la dissuasion nucléaire) garantissait à chaque bloc qu’il n’y aurait pas d’attaques frontales contre sa sphère d’influence par le partenaire / adversaire. En même temps les deux grandes puissances jouissaient d’une certaine latitude pour se concurrencer et modifier les rapports de force dans les domaines de la course aux armements, de la croissance économique et des prises d’influence dans le Tiers-Monde. Il n’y avait donc pas une statique, mais une dynamique du statu quo économique et social à l’échelle planétaire, et il faut le dire une dynamique très clairement dominée par les Etats-Unis. L’Union soviétique reconnaissait les règles d’un jeu qu’elle ne maîtrisait pas vraiment, notamment sur le plan économique. A terme elle ne pouvait qu’être perdante, et entraîner dans des difficultés grandissantes les partis communistes.

C’est pourquoi il est abusif de voir dans les affrontements de la guerre froide (surtout après la mort de Staline) une lutte entre des ennemis qui n’ont rien de commun. L’Union soviétique et les pays du « socialisme réel » se sont laissés en fait conditionner par le consumérisme occidental et ont même prétendu graduellement rejoindre les niveaux de vie de l’ouest. Les pratiques totalitaires de mobilisation politique ont, dans ce contexte, perdu beaucoup de leur crédibilité et de leur efficience. Si l’on se fixait comme objectif de rattraper les pays occidentaux en employant leurs méthodes et leurs technologies pour arriver à un mode de vie similaire au leur, on reconnaissait implicitement par là leur supériorité. Et un tel mimétisme ne pouvait, bien entendu, que faire douter les grandes masses du bien fondé de la perspective du « communisme » comme système social radicalement différent. Les régimes du « socialisme réel » ont, en conséquence, adopté des attitudes tout à fait contradictoires, d’une part réaffirmer, en utilisant la répression au besoin, leur propre originalité par rapport aux démocraties occidentales, d’autre part faire des concessions au jour le jour aux masses et s’enferrer eux-mêmes peu à peu dans les accords économiques avec l’ouest (emprunts) et dans la corruption (voir la fin du brejnevisme). Au bout du compte, il ne pouvait s’agir que d’un jeu de dupes, où les partisans sincères du « socialisme réel » ne pouvaient que perdre et entrer eux-mêmes en crise et les opportunistes se corrompre encore un peu plus. Au moment même où il devait se réformer pour survivre, le « socialisme réel » était devenu irréformable.

Cette implosion à première vue stupéfiante de la majorité des pays « socialistes réels » après des décennies d’existence conduit à se demander d’ailleurs, s’ils représentaient bien une rupture si profonde avec le vieux monde qu’ils croyaient dépasser. La révolution d’octobre a certainement été beaucoup plus qu’un coup de main ou qu’un coup d’Etat blanquiste, si l’on tient compte du mouvement de masse impliqué dans son déroulement (à la ville comme à la campagne), mais il ne faut pas se dissimuler qu’elle contenait en elle-même des éléments de « révolution passive » pour emprunter et transposer une terminologie que l’on doit à Gramsci. La tutelle du parti sur les soviets leur a très vite ôté toute autonomie et la militarisation des processus sociaux au cours d’une guerre civile très sanglante a tout simplement proscrit des développements révolutionnaires ultérieurs. Les milieux dirigeants du bolchevisme ont en outre fait de leur propre monopole sur le pouvoir d’Etat le critère le plus fondamental de la réussite de la révolution, ce qui les aveuglait sur les effets dévastateurs d’un certain nombre de leurs pratiques. Les trusts d’Etat, le taylorisme, la discipline du travail et la soumission à des injonctions venant d’en haut, hérités du « communisme de guerre », ont notamment été transformés en instruments de la construction du socialisme, ce qui revenait à dire qu’il fallait faire fond avant tout sur la passivité des travailleurs, c’est à dire de ceux qui étaient censés être les principaux artisans de l’édification du socialisme. Les bolcheviks. Lénine en tête, pensaient pouvoir surmonter cette contradiction par une révolution culturelle qui aurait peu à peu fait des ouvriers passifs des gestionnaires actifs. Or s’il y a bien eu une révolution culturelle, ce fut une révolution culturelle bureaucratique qui s’empara du parti et de toutes les institutions parallèles et porta à son paroxysme la surestimation des systèmes de commandement et de subordination du travail. Le communisme stalinien, celui de la planification accélérée et de la révolution par en haut dans les villes et les campagnes s’est en effet évertué à créer un système de travail et d’action introuvable où la spontanéité était à la fois bannie et mobilisée pour des objectifs imposés aux individus. La contrainte étatique était censée se combiner avec des incitations morales à l’agir (le bien commun, la construction du socialisme) contredites par les privilèges d’une nomenklatura ayant peu de tenue et de retenue et des incitations matérielles peu convaincantes dans la mesure où elles n’avaient pas beaucoup d’incidences sur le niveau de vie effectif. Les travailleurs salariés sous le « socialisme réel » ont du vendre et valoriser leur force de travail dans des conditions le plus souvent irrégulières (marché du travail masqué et partiellement nié par la planification) et irrationnelles (rentes de situation, disjonctions entre prestations effectuées et revenus obtenus).

Dans ce cadre, on était confronté au paradoxe que les institutions et les structures du « socialisme réel » s’opposaient aux lois du capitalisme sans leur substituer d’autres lois et sans ouvrir une perspective réelle pour leur dépassement. Aussi ce qui doit être mis en question, c’est moins l’« utopie totalitaire » du communisme que l’« utopie abstraite » d’une réplique du capitalisme sans ses « défauts » ni ses « avantages ». Le « socialisme réel » était au fond une reproduction déviante du monde dont il prétendait être le fossoyeur, mais dont il n’arrivait pas à dépasser l’horizon. Son idéologie le « marxisme-léninisme » n’était pas une véritable rupture avec les modes de penser qu’il croyait critiquer, pas plus avec les penseurs bourgeois attachés au monde existant qu’avec le marxisme réformiste des partis socialistes. Il avait toutes les caractéristiques d’une « Weltanschauung » qui constitue le monde en un ensemble de représentations fixées, redondantes, par rapport à des représentations a-critiques spontanées présentes dans certaines couches de la société. Le « marxisme-léninisme » était sans doute une construction dogmatique destinée à justifier un système de pouvoir, mais plus encore il organisait des vues a-critiques sur les pratiques sociales et sur le futur de la société. Il entretenait un véritable culte du travail et de l’industrialisme et propageait en même temps un messianisme prolétarien de facture religieuse. Par là il fétichisait et transfigurait des rapports de travail emprisonnant une grande partie des activités humaines dans le carcan de la marchandisation et de la valorisation, sans se préoccuper de saisir les conséquences de l’enfermement des pratiques dans les rapports salariaux (notamment le conditionnement de la capacité d’agir en force de travail-marchandise). Pour les « marxistes-léninistes », les relations sociales étaient déjà placées sous le signe de la positivité par le fait que les travailleurs se coalisaient pour défendre leur force de travail et s’organisaient pour s’affirmer sur le plan politique. Ils laissaient dans l’ombre l’enchevêtrement des rapports de domination et de pouvoir dans lesquels les individus des couches exploitées pouvaient être insérées, c’est à dire les formes de subordination et d’assujettissement constituant autant d’obstacles majeurs à des pratiques libérées. C’était en quelque sorte présupposer que les modalités de l’agir individuel et collectif n’avaient rien de problématique et n’avaient pas elles-mêmes à être transformées au cours même de processus complexes.

Sous l’emprise de cette méconnaissance, le marxisme-léninisme (comme avant lui le marxisme de la IIe Internationale) n’a été au fond qu’oscillations permanentes entre gestion idéologique du présent et projections aveugles sur l’avenir. Ainsi il ne pouvait qu’être redoublement par rapport à la réalité sociale où il œuvrait et en conséquence partie prenante de ce qu’il s’imaginait dénoncer. C’est pourquoi il ne suffit pas de vouloir aujourd’hui épurer le ou les marxismes de leurs scories, il faut, même si cela doit paraître sacrilège à certains, les critiquer en tant qu’éléments constitutifs de la reproduction des rapports sociaux contemporains. Aujourd’hui le « socialisme réel » est une peau de chagrin, et l’on pourrait être tenté de ne plus y voir qu’une affaire du passé, à portée rétrospective. Or, il n’en est rien, parce que les formes de dissolution du « socialisme réel » et corrélativement du ou des « marxismes » contribuent à refaire ou refaçonner les sociétés actuelles à l’échelle internationale. La constellation politico-culturelle du marxisme (mouvement institutionnalisé, idéologie etc.) à l’agonie, doit être analysée et critiquée dans ses continuités et discontinuités avec le passé pour mettre en évidence tout ce qui lui permet encore maintenant d’obscurcir l’horizon et de peser négativement sur l’avenir. Pour entrer dans le troisième millénaire, il n’est pas indifférent de savoir si la pensée critique se laissera submerger par la nostalgie du « bon vieux temps » (celui de l’innocence perdue des premiers temps du mouvement ouvrier) et par la protestation morale impuissante contre un capitalisme de plus en plus prédateur ou si, au contraire, elle s’efforcera de jeter de nouvelles lumières sur le passé, le présent et l’avenir comme composants des processus sociaux et culturels de l’heure.

La tâche est rien moins que facile, mais il faut affirmer très nettement qu’il ne s’agit pas de faire tout simplement table rase, car les développements critiques aigus et prometteurs n’ont jamais manqué chez les marxistes dans les domaines les plus divers. Les marxistes sont passés dans le siècle en laissant des traces profondes. Cela ressemble souvent à des bégaiements, à des intuitions non élaborées qui rompent le fil de discours trop fermés et trop unitaires, mais ont l’avantage considérable d’aiguiller vers des pistes inattendues. Il n’y a pas de solitude de la pensée critique, surtout si l’on veut bien se souvenir que Marx peut être un grand recours et d’un grand secours contre le marxisme. Déjà au tournant du vingtième siècle, Georges Sorel repoussé par le dogmatisme des marxistes « orthodoxes », préconisait un « retour à Marx » pour sortir d’impasses politiques et théoriques. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, s’il faut revenir sur l’œuvre de Marx, ce n’est ni pour qu’elle fournisse des réponses avant qu’on ne lui pose de nouvelles questions, ni pour qu’elle fournisse un cadre de référence invariable et rassurant. L’œuvre de Marx doit être interrogée de façon iconoclaste, irrespectueuse, sans lui accorder de privilèges particuliers. Marx en effet ne peut être complètement innocenté des fourvoiements du marxisme. Il y a chez lui comme le dit Adorno un « positivisme caché » qui se manifeste dans certaines circonstances par une surestimation de la connaissance scientifique et par une tendance à faire du travail une sorte de référent « naturel » de la théorie de la valeur (alors qu’à d’autres moments il l’analyse comme rapport social). A partir de là, il n’était que trop tentant pour les marxistes de bâtir un socialisme scientifique et de faire de la classe ouvrière prestatrice de travail l’agent prédestiné de la transformation de la société contre le parasitisme des capitalistes. A peu de frais, on pouvait opposer une classe exploitée, riche de grandes potentialités (le plein du travail comme activité) à une classe exploiteuse sans perspectives.

C’est pourquoi il faut au besoin utiliser Marx contre lui-même, c’est à dire utiliser contre le Marx théoricien traditionnel celui qui ne veut pas créer de doctrine, mais entend trouver de nouvelles voies pour faire de la théorie en se lançant dans l’entreprise de la critique de l’économie politique. On le sait, il n’a jamais pu stabiliser cette entreprise qui au fur et à mesure qu’il avançait, se déplaçait elle-même dans ses objectifs et ses champs d’application. La critique découvrait par ébranlements successifs l’ampleur des tâches qui lui fallait accomplir et la nécessité d’approfondir son travail de sape. En janvier 1845, Marx projette une « critique de la politique et de l’économie » qui veut rompre avec la fatuité intellectuelle des jeunes hégéliens et leur rapport aristocratique aux masses et à la réalité sociale. Pour eux, la théorie n’est pas au dessus de ce qu’elle doit critiquer et c’est en s’interrogeant sur ses propres pratiques au sein des rapports sociaux qu’elle peut produire des connaissances inhabituelles et dérangeantes. La critique a pour objectif une réorientation des activités intellectuelles afin que celles-ci ne restent plus prisonnières de la répétition du même, c’est à dire de la reproduction des rapports sociaux. Elle doit prendre ses distances avec le donné social, non pas pour le nier ou le déprécier, mais pour en éclairer la dualité (ou la duplicité) dont on peut dire qu’elle est à la fois relation et représentation, rigidité et mobilité. Les relations des agents ne s’épuisent dans les représentations qu’ils en ont, pas plus que les représentations ne reflètent fidèlement les relations sociales. La critique doit donc sans cesse se préoccuper de ce jeu de cache-cache, de ce clair-obscur de l’expérience, de ces décalages, non pas pour prétendre y mettre fin, mais pour introduire de la distance dans les pratiques sociales elles-mêmes. La processualité intellectuelle doit aussi prendre conscience de son inscription dans la processualité sociale sans avoir la prétention de posséder la clé du réel. Le travail de la critique n’est pas un travail qui vise à la maîtrise (comme chez Hegel), mais un travail pour ouvrir des espaces d’intervention et de réflexivité dans les fixités du social. Cela n’est, bien sûr, possible que si la critique ne se soustrait pas aux conflits, mais au contraire prend en compte leurs énoncés contradictoires pour discerner les lignes de force des oppositions entre dominants et dominés, exploiteurs et exploités. En ce sens, la pratique théorique critique est, pour Marx, destruction de la positivité du social, de la banalisation des relations de domination et d’oppression, de leur évidence routinière.

Il va de soi que, conçue dans cet esprit, la critique de l’économie politique ne peut être limitée à une critique des théories économiques, en l’occurrence de l’économie politique classique. Elle est au premier chef mise en relief des logiques de représentation présentes dans les activités économiques, c’est à dire mise en relief des relations entre les objets de la production sociale et les représentations que s’en font les agents de cette production. En démontant l’appareil catégoriel de l’économie politique, Marx montre dès Les Grundrisse et La contribution à la critique de l’économie politique que les représentations sont des parties constitutives des objets économiques et qu’elles se déploient socialement dans la mesure où elles ne font pas que produire des connaissances utiles à la production de marchandises et de capitaux, mais contribuent aussi à organiser l’inclusion des agents dans les processus de production et de circulation. En se fixant sur des objets sociaux coupés de leurs présuppositions et sur des activités privatisées (dépense individuelle de la force de travail) elles produisent en même temps de la méconnaissance, de la naturalité artificielle à la place du socialement déterminé. Elles deviennent des « formes de pensée objectives » qui s’animent des mouvements de la marchandise et du capital, c’est à dire de la valorisation. La critique de l’économie politique est par conséquent critique de la positivité du capital et des formes d’activité qui lui sont liées. Ce qui revient à dire qu’elle est fondamentalement critique de la positivité de l’économie et de son autonomisation par rapport aux autres pratiques. Elle n’est pas seulement historicisation des catégories économiques, elle est élucidation de leurs principes et règles de construction à partir de rapports sociaux déterminés au delà de l’analyse des mouvements du capital.

On ne risque guère de se tromper en affirmant que les implications de cette conception rigoureuse, mais très ouverte, de la critique de l’économie politique n’ont pas la plupart du temps été saisies par ceux qui se voulaient des continuateurs de Marx. Elles sont pourtant d’une très grande portée : la critique de l’économie n’est en définitive qu’une étape vers la critique des pratiques et des formes sociales. Si l’on suit par exemple les développements de Marx sur la force de travail, on voit bien que les salariés ont du accepter un certain nombre de conditionnements de leur mode de vie, de leur mode d’agir et de leur formation avant de pouvoir vendre leur force sur le marché. Il leur faut conduire leur vie de façon rationnelle, c’est à dire intérioriser des contraintes, se soumettre à une organisation stricte du temps (temps de travail, temps de transport, temps de récupération, temps de loisir). Il leur faut entretenir un certain type de relations avec leurs conjoints, leur famille, leurs collègues de travail, leurs voisins en fonction de cet impératif fondamental, se produire et se reproduire en tant que prestataires de force de travail. La vie des individus est marquée par la logique de la valorisation et les formes de vie (le vécu, le quotidien) s’adaptent aux formes de la valeur, c’est à dire au mouvement des « choses sociales » (comme dit Marx) et au mouvement de l’accumulation du Capital ainsi qu’aux déplacements de la production sociale dans l’espace et dans le temps. La production symbolique elle-même est imprégnée par cette dynamique omniprésente de la valeur et cela même lorsqu’elle cherche autre chose que la valorisation au sens strict. En effet, les rapports des hommes à l’objectivité comme à leur subjectivité et à leur intersubjectivité ne peuvent jamais échapper complètement à l’enchantement de la valeur (le fétichisme de la marchandise et d’un certain mode de consommation) et à un certain type de relations au monde (prise de possession, appropriation etc.) et à la société (arène de l’auto-affirmation des sujets) qui en découle. Lorsqu’on est sorti de la sphère de la valorisation, on en conserve largement l’habitus ou le moule en appréciant ou en dépréciant, c’est à dire en classant les êtres et les choses dans l’agir selon des critères étroits de distinction ou de différenciation.

La critique de l’économie politique est à mille lieues de « l’économisme », cette conclusion qui s’impose après tout examen tant soit peu sérieux et non prévenu de l’œuvre de Marx infirme toute idée de transformation sociale identifiée seulement à des transformations économiques et à des changements de rapports de propriété. Le communisme ce n’est ni la planification, ni l’étatisation, ni le salariat de l’Etat, c’est en réalité la transformation des conditions de l’agir et de l’agir lui-même. De ce point de vue les rapports de pouvoir et de domination au quotidien, superbement ignorés par la plupart des marxistes, prennent une importance capitale. Les rapports de travail, les rapports sur les marchés ne sont en effet pas indépendants de relations de force cristallisées entre les individus, les groupes et les sexes. Il est vrai que, selon Marx, les phénomènes de domination passent, au delà des contraintes sur les corps et les esprits par la technologie et les automatismes sociaux produits par les mouvements du Capital (ce qu’on pourrait appeler la domination systémique). Mais on ne doit pas oublier que la soumission aux processus « objectifs » de la technologie et aux puissances anonymes de la valorisation présuppose des individus déjà insérés dans des dispositifs disciplinaires multiples et placés dans des situations de subordination au niveau des relations sociales les plus élémentaires. C’est parce qu’il y a une distribution asymétrique des pouvoirs dans la famille, l’école, l’entreprise que le Capital peut étendre son emprise à toute la société. Domination et pouvoirs ne sont pas et ne peuvent pas être extérieurs aux rapports sociaux, ils en sont même le ciment fondamental. Et, si, comme Foucault l’a bien montré, les pouvoirs sont de plus en plus rarement les pouvoirs de faire mourir, pour se manifester surtout comme pouvoirs sur la vie, ils n’en produisent pas moins des effets permanents de domination. En d’autres termes, il ne peut y avoir de véritable transformation sociale que s’il y a transformation effective des relations de pouvoir et de domination dispersées dans la société.

Toutefois, quand on pose la question de cette façon, on se heurte immédiatement au fait massif de l’Etat et de son rôle dans la société. En effet, il ne faut pas le voir comme une sorte d’organisme géant qui s’imposerait de l’extérieur aux rapports sociaux, mais bien comme un ensemble d’appareils de domination qui s’articule aux pouvoirs inscrits dans les relations sociales et en garantit le maintien. L’Etat verrouille les rapports sociaux en s’appuyant sur une organisation systématique de la violence, qui tolère des dispositifs privés de domination et en proscrit d’autres. Il dit et redit la violence légitime (la sienne propre et celle qu’il concède aux groupes sociaux dominants). Il est donc une machine répressive qui sait se défendre et se reproduire comme Marx l’a souvent souligné. Mais il n’est pas que cela, puisqu’il est aussi un prestataire de services pour de très nombreuses couches de la société. Il s’occupe de la santé publique, de l’éducation et de l’instruction, des transports et des communications, il édicte des réglementations qui permettent aux individus et aux groupes sociaux de s’ajuster les uns aux autres, etc. Bref, il organise des activités communes et leur fournit un cadre pour se déployer malgré le poids des activités privées, et il est clair qu’aucune société moderne tant soit peu complexe ne pourrait subsister sans l’Etat. Il faut, certes, se garder d’affirmer qu’il agit pour le bien de tous et qu’il fait régner la justice. Il est, quant au fond, plus favorable aux fort qu’aux faibles, plus enclin à tenir compte des intérêts des capitalistes que de ceux des salariés (sauf au cours de certaines périodes), mais cela ne doit pas masquer le fait que ses interventions ont très souvent pour effet de résoudre des problèmes. A l’ombre de la souveraineté étatique, se développe en fait l’activité d’institutions bureaucratiques caractérisées par leur compétence et capables d’utiliser rationnellement (dans une certaine mesure) les moyens dont elles disposent pour compenser des déséquilibres sociaux.

A cela il faut ajouter que dans le cadre démocratique parlementaire une partie importante de la société peut être représentée politiquement et participer plus ou moins directement aux appareils de domination ainsi qu’aux institutions bureaucratiques. Les effets de domination se trouvent par là tempérés, notamment parce qu’il y a compétition pour occuper les sommets de l’Etat et confrontation sur les stratégies et les orientations étatiques. Cela ne signifie pas que la participation démocratique soit très étendue, ni que les rapports de pouvoir dans la société soient fondamentalement modifiés, mais il apparaît, de façon sans doute limitée, de la politique formulée hors de la sphère étatique, c’est à dire de la politique non régalienne. Indéniablement cette politique reste encore ambiguë, et se trouve, bien entendu, placée sous haute surveillance : les appareils de domination ne sont pas disposés à se laisser mettre en question et tiennent à maintenir les institutions bureaucratiques dans un état de subordination permanent. Mais on ne peut pas faire comme si représentation et politiques de la représentation n’existaient pas. Le Marx de la maturité en est parfaitement conscient qui se montre très hésitant sur la démarche à suivre. On le voit tantôt espérer que les éléments embryonnaires de politique démocratiques se développeront au point de permettre une transformation pacifique de la société, tantôt affirmer qu’il faudra détruire la machine étatique et substituer à la dictature de la bourgeoisie la dictature du prolétariat (un Etat en voie de dépérissement). Ce faisant, il ne se pose pas deux questions tout à fait capitales. La première est celle des conditions de développement de la politique anti-régalienne, et plus précisément des moyens qu’elle peut utiliser pour user les pouvoirs oppressifs dans la société et desserrer leurs liens avec les appareils de domination. En un mot, il s’agit de se demander comment la politique potentiellement démocratique peut être plus qu’un jeu représentatif répétitif et libérer des capacités d’agir jusqu’alors entravées. La deuxième question est celle des moyens à employer pour neutraliser les appareils de domination. Si pour s’emparer des sommets de l’Etat, on se sert d’outils comparables à ceux de la machine étatique (mobilisation de type militaire par exemple), on va à l’encontre de ce qui est essentiel, l’épanouissement de la politique démocratique. De plus, en s’engageant sur cette voie, on se coupe de la possibilité d’enlever aux appareils de domination (qu’ils soient de création récente ou ancienne) la primauté par rapports aux appareils et institutions de prestations pour le public, condition préalable à la transformation et à la minimisation dans les relations sociales de la violence organisée. La réflexion dans ce domaine doit à l’évidence aller plus loin et ne plus se laisser prendre au fétichisme de l’Etat dont Marx lui-même ne s’est pas totalement départi, même s’il n’a jamais surestimé la conquête du pouvoir d’Etat.

Le monde, après l’effondrement du « socialisme réel », est loin d’être le monde de la démocratie, des droits de l’homme et de la paix comme beaucoup l’ont trop vite affirmé. Il est bien plus un monde de désordre systématisé, de l’inhumain et de la désorientation. Il n’appelle surtout pas le laisser faire, le « ça n’a pas d’importance » de certains penseurs postmodernistes qui trouvent trop facilement de la liberté dans le foisonnement de récits sociaux hétérogènes et cacophoniques. Il exige au contraire de nouveaux efforts conceptuels pour comprendre ce qui se passe et se donner les moyens d’agir. Dans ce cadre, il est donc un adversaire qu’il ne faut pas craindre d’affronter ouvertement, parce qu’il se présente surtout comme interdiction de penser un au delà de la société actuelle, on veut parler en l’occurrence de la vieille constellation politique culturelle de l’anti-marxisme. Elle a des figures multiples, mais en ce moment elle se manifeste essentiellement comme une idéologie de la résignation qui fait l’apologie des rapports capitalistes, comme les moins mauvais possibles, malgré leurs effets dévastateurs. On réfute, on historicise Marx, comme l’homme du XIXe siècle, on dénonce les crimes de ceux qui se sont réclamés de lui dans une sorte de frénésie et de compulsion de répétition, marquée par la crainte que ce que l’on dit mort ne soit pas vraiment mort. Apparemment, il serait vraiment trop affreux pour les anti-marxistes de découvrir que l’horizon d’une humanité pacifiée, décrit inaccessible, pourrait se rapprocher et qu’on pourrait à terme se passer de la marche funèbre des marchés financiers et des guerres régionales. L’anti-marxisme au fond est une obsession, une conjuration permanente par des exorcismes intellectuels et politiques des dangers ou périls supposés d’une vie autre. Quand on lie son action et son destin à la domination et à l’oppression, on ne veut surtout pas voir la déraison des raisons qu’on se donne. Et on ne veut pas qu’il soit dit que la continuité catastrophique de l’histoire pourrait être interrompue. C’est pourquoi l’agonie du marxisme, cet ennemi devenu si commode, peut être de bon augure, si la pensée critique sait éviter le piège des « grands récits » ou des théodicées séculières qui prétendent donner les clés d’un futur radieux. La transformation de la société sera faite de beaucoup de négations déterminées de maux eux-mêmes tout à fait déterminés. Elle sera multiple, portée par des myriades de mutations dans les pratiques et dans les relations sociales ou elle ne sera pas.


Source : exemplaire personnel





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)