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Marx après les marxismes

Marx après les marxismes

avec Michel Vakaloulis - L’Harmattan, t. 1 : Marx à la question, p. 5-8, 1997


Lorsque le comité de rédaction de Futur antérieur a décidé de mettre au point un ouvrage collectif sur Marx après les marxismes, il ne s’attendait pas à l’écho que son invitation allait rencontrer. Le texte qui suit reprend la lettre envoyée pour appeler à participer à cette réflexion sur Marx. L’abondance des contributions qui nous sont parvenues nous oblige à publier deux volumes. Il va de soi que les auteurs ont pu s’exprimer en toute liberté la préoccupation de la revue n’étant pas de proposer une nouvelle image de Marx mais de travailler à éclairer des aspects ignorés ou occultés de l’œuvre marxienne. Il ne faut pas s’y méprendre pourtant : la variété des contributions ne résulte pas d’une volonté d’éclectisme mais révèle notre souci de cerner sous plusieurs angles une œuvre méconnue, dans ces bévues comme dans ces percées.



L’œuvre de Marx fait partie de la culture du vingtième siècle comme elle fera partie de la culture du troisième millénaire qui va commencer. Mais il n’est pas si facile de l’interpréter et de se l’approprier après des décennies de commentaires, d’exégèses et de méprises. Comme tout œuvre humaine, les écrits de Marx ne constituent pas une théorisation aboutie, achevée, à laquelle il suffirait de se référer pour faire face aux problèmes de la société : ils représentent plutôt des essais, des tentatives pour déchiffrer des hiéroglyphes sociaux, pour percer à jour des réalités opaques, pour renverser des habitudes de pensée. Marx était un homme de découverte plus que de doctrine et il importe de le restituer en tant que tel, c’est-à-dire dans les succès, les insuccès et les bévues de ses explorations. En ce sens, le rapport que l’on doit entretenir avec lui doit être un rapport critique intransigeant, éloigné de tout culte et de toute complaisance. On ne peut innocenter complètement Marx des marxismes théoriques et politiques qui ont défiguré sa pensée. En d’autres termes, il est nécessaire de dire ouvertement ce qui ne va pas avec Marx. En même temps, il ne s’agit pas de se laisser aller à la hantise de la réfutation pointilliste et de chercher de passer au crible tout ce que Marx a pu avancer à n’importe quel propos. Ce qui importe d’examiner, ce sont les grands thèmes qui ont poussé en avant la pensée de Marx et l’ont conduite au-delà de ce qui était habituel de penser. Marx et son œuvre restent un défi pour notre époque. De ce point de vue, il apparaît capital de s’interroger sur les thèmes suivants :

- Marx s’est voulu l’héritier de la philosophie classique allemande et de la philosophie des Lumières occidentale dans une perspective de réalisation de la philosophie elle- même, mais il ne s’est pas vraiment posé la question du statut de la conscience philosophique et des modalités de son fonctionnement dans le cadre général du rationalisme occidental. On ne trouve pas non plus chez lui de réflexion approfondie sur la nature de la science, sur sa place dans la division intellectuelle du travail, sur son positionnement par rapport au monde et à l’objectivité et sur ses relations avec les formes sociales de domination.

- L’entreprise de la critique de l’économie politique doit être renouvelée, mais pour cela il vaut mieux élucider ses rapports à l’économie classique, aux théories de l’action, aux théories de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Il faut arriver à rompre à bon escient avec des théorisations qui ont mené à l’impasse, comme les théorisations en termes de « sujet collectif », le travailleur collectif, par exemple, comme porteur « naturel » de l’activité révolutionnaire. Il faut en même temps arriver à comprendre comment l’individuel et le collectif peuvent parvenir à s’articuler de façon positive et de remettre en question la subsomption réelle sous le commandement du capital.

- La critique du travail et des formes de l’activité dans la société capitaliste. Marx a mis en avant un certain nombre de thèses sur la politique et sur l’État, mais elles sont le plus souvent elliptiques, et parfois équivoques (dictature du prolétariat, dépérissement de l’État). C’est pourquoi il serait bon de les mettre en relation avec des interrogations de fond sur la démocratie et sur la liberté dans la perspective d’une critique conséquente du libéralisme et de la culture politique post-moderne.

- Les insuffisances de la critique de l’idéologie et en particulier de la religion chez Marx. Pour lui l’analyse de cette dernière semble être largement réglée par le travail de Feuerbach. Dans cette logique la religion est à la fois projection imaginaire (des forces de l’homme) et protestation contre l’état du monde et des choses humaines. Il suffit par la suite de critiquer les illusions qui sont à la base des croyances religieuses pour dépasser l’horizon de la religion et se tourner vers les véritables problèmes. On omet ainsi de se poser des questions sur le rôle fondateur de la religion dans la culture et les institutions sociales et sur le poids qu’elle a eu et qu’exerce encore sur la pensée et ses instruments. On sous-estime en même temps les ambiguïtés de la sécularisation et les facteurs de permanence du religieux dans le monde contemporain.

- Les mises à mort de Marx depuis la parution du Livre I du Capital n’ont jamais manqué. Il en est même de très bon niveau et d’une assez grande efficacité. Pourtant le phénix est sans cesse renaît de ses cendres. Il est important de s’interroger sur le pourquoi et le comment de cette résistance. La pensée de Marx n’est manifestement pas l’horizon indépassable de notre temps, mais elle fait certainement partie de la réflexivité de l’époque comme un élément et une puissance de division. C’est aussi cela qu’il faudrait comprendre : pourquoi Marx est toujours « actuel » dans sa démarche critique comme défi à la fois théorique et pratique qui hante la culture contemporaine.

Sur ces thèmes, ainsi que sur d’autres qui peuvent leur être voisins, nous vous proposons de participer à un ouvrage collectif (à paraître dans la collection de la revue Futur antérieur) qui serait étranger à toute commémoration, mais préoccupé par l’« actualité » de Marx.





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