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Sortir du travail

Futur antérieur

n° 43, p. 85-98, avril 1998


Texte de l’intervention au Congrès Marx International II - Université de Paris X, octobre 1998. Egalement publié dans Travail salarié et conflit social, Actes du congrès Marx International II (1999)



Cette intervention est intitulée : Sortir du travail ! Pour éviter toute méprise, il faut tout de suite préciser que la sortie du travail à laquelle il est fait référence n’a rien à voir avec les derniers développements idéologiques sur la fin du travail qui se prévalent du progrès technologique et du recul de l’emploi pour annoncer le dépérissement graduel de la sphère du travail. Cette intervention part au contraire d’un point de vue tout à fait opposé : malgré la récession de l’emploi, le travail comme rapport social n’a jamais eu un tel poids dans les rapports sociaux. Sous sa forme actuelle il a pratiquement fait disparaître toutes les activités de type artisanal (le travail indépendant) ou alors il s’est arrangé pour les subordonner ou les absorber. Ce qui est visé ici par la « sortie du travail », c’est la sortie du rapport salarial en tant qu’il condense et résume les rapports de travail dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Cet exposé va donc essayer d’expliquer pourquoi il faut sortir du rapport salarial pour tenter de dire ensuite, sous une forme malheureusement trop lapidaire, comment en sortir.
D’abord pourquoi en sortir ? Il faut partir de cette constatation fondamentale que le salariat ne renvoie pas seulement à un mode de rémunération, mais qu’il est essentiellement un mode d’incorporation (au sens fort du terme) dans le capital. Si on oublie cette thèse déjà formulée par Marx (le salaire et le salarié sont la partie variable du capital) en se laissant hypnotiser par la multiplicité des formes du salaire et de l’emploi, on passe à côté de ce qui est vraiment le rapport du travail. Lorsqu’on devient travailleur salarié, on devient en effet un rouage d’une immense machinerie sociale destinée à capter une grande partie des activités humaines en vue d’alimenter le capital dans ses mouvements d’accumulation. Les activités concrètes des travailleurs dans la production sont littéralement aspirées et conditionnées pour reproduire le capital sud une échelle élargie en lui procurant du travail abstrait (sans autre identité j que son utilité pour le capital). On est dans un monde renversé où les salariés sont soumis à des automatismes sociaux chosifiés au lieu de se les soumettre. L’incorporation de la force de travail et son expulsion du processus de production se font en fonction de son adaptabilité au capital, et d’une adaptabilité telle qu’elle est déterminée par le capital lui-même. Ce qui entre en ligne de compte, ce n’est pas au premier chef les capacités créatrices et inventives des travailleurs face à des situations changeantes (même si le capital sait fort bien utiliser ces capacités), c’est l’adaptabilité aux impératifs de valorisation des multiples capitaux. En d’autres termes, au-delà des problèmes de rentabilité économique immédiate, il entre des considérations ou des calculs d’opportunité dans les réactions des capitalistes. Les travailleurs ont-ils acquis trop de force collective ? Sont-ils prêts à accepter une nouvelle organisation du travail ? Font-ils preuve d’assez de flexibilité pour employer un vocabulaire d’actualité ?
C’est qu’il faut bien voir que la force de travail n’est pas une marchandise comme une autre. Elle n’est pas ordinaire, c’est-à-dire inanimée et facilement manipulable, parce qu’elle est vivante et déroutante. Elle n’est pas non plus un facteur de production comme un autre dans la mesure où elle est intelligente. Pour lui soutirer de la plus-value ou de la survaleur, les capitalistes en tant que représentants du capital doivent briser bien des résistances et mettre au point des stratégies et des tactiques complexes. Sans doute les travailleurs sont-ils contraints pour reproduire leur propre vie de se conditionner eux-mêmes en forces de travail, c’est-à- dire de centrer leur activité vitale sur la prestation de travail prescrite et absorbée par le capital. Mais ils excèdent dans leurs comportements, leurs aspirations, leurs relations au monde et à la vie cet auto-conditionnement à l’hétéronomie. C’est pourquoi l’attitude des fonctionnaires du capital (les « managers ») ne peut être que soupçonneuse, sourcilleuse, toujours à la recherche de moyens pour combattre et refouler ce qui excède la prestation de travail prescrite et soumise. Il faut à tout prix que la consommation de la force de travail par le capital se déroule de façon à ne pas perturber le procès de valorisation. Il faut en particulier que la marge d’autonomie des travailleurs soit la plus restreinte possible. Cette exigence est d’autant plus forte aujourd’hui que le rôle de la subjectivité et de l’intelligence est croissant dans la production en fonction de la révolution technologique actuelle (systèmes intégrés de production, informatique de gestion et de production). Il ne s’agit plus seulement de contrôler l’activité des travailleurs, il faut aussi capter leur intelligence et en même temps leur dénier la possibilité d’élargir le champ d’action de cette dernière. Du point de vue du capital, il est indispensable que l’intelligence reste particulariste, attachée à un horizon très limité. C’est pour cela qu’il faut sans cesse lui opposer les impératifs du marché et de la rentabilité financière, c’est-à-dire des contraintes présentées comme quasi naturelles. Le marché doit s’inviter, s’immiscer dans le procès de travail lui-même et en dicter les rythmes et la temporalité flexible, c’est-à-dire hachée et fragmentée. De façon significative, les marchés financiers et les grands organismes monétaires internationaux deviennent les juges impitoyables de la réussite et de l’échec au niveau économique et les propagateurs infatigables de la précarité du rapport de travail. Après les années relativement pacifiées sous l’égide de P Etat-Providence ou État social, c’est une nouvelle barbarie, la barbarie du calcul déréglé, qui se profile à l’horizon.
En fait, il n’y a pas de salut, à moyen et à long terme, si l’on ne sort pas de ces mécanismes meurtriers, si l’on ne désincorpore pas la force de travail des organes du capital, si l’on ne la soustrait pas à cette dynamique déchaînée. Après la défaite historique du « socialisme réel », on peut évidemment être sceptique sur les chances de développer des perspectives anticapitalistes conséquentes et se contenter de proposer des réformes prudentes de l’existant, des replâtrages sans lendemain des politiques sociales menacées. Cela présente l’inconvénient de laisser aux capitalistes toute latitude pour développer leurs stratégies et renouveler leurs méthodes d’exploitation. C’est pourquoi il est nécessaire de prendre à bras-le-corps la question de la sortie du travail salarié et des formes qu’elle doit prendre, même si les résultats dans l’immédiat ne peuvent être que modestes. Le capital lui-même nous fournit d’ailleurs un point de départ en introduisant dans les rapports de travail des éléments majeurs de déstabilisation, qu’il lui faut sans cesse compenser. Il y a d’abord le bouleversement culturel qu’apporte le chômage de masse permanent. Une partie importante de la société perd le travail comme trajectoire sociale crédible et donc comme horizon vital. La place qu’on occupe par rapport au travail reste, certes, un discriminant social fondamental, mais pour beaucoup le travail devient un mode d’insertion dans la société inaccessible ou accessible seulement à la marge. Une partie de la société doit en conséquence s’accommoder de revenus qui ne viennent plus d’une participation directe à la production, mais sont versés par différentes agences publiques ou étatiques. Ceux qui vivent de l’assistance ou de l’aide sociales vivent, bien entendu, très mal : en tant que relégués dans les marges de la vie active ils sont stigmatisés pour leur incapacité à sortir de la marginalité et le capital peut les utiliser comme repoussoir et menace pour ceux qui sont insérés dans les rapports de travail. Cela n’empêche pas que de plus en plus nombreux sont ceux qui se demandent si les rapports de travail doivent être maintenus au détriment de couches de plus en plus nombreuses. Sur le plan symbolique le travail salarié conserve plus difficilement les connotations positives qui lui étaient traditionnellement attachées (réalisation de soi-même malgré les difficultés, reconnaissance sociale, garantie d’identité, etc.). A cela il faut ajouter que si la crainte du chômage et de la relégation sociale peut faire accepter à beaucoup les politiques économiques et sociales du capital, l’extension de la précarité et de la flexibilité du travail à des couches dites moyennes (cadres en particulier) a pour effet de faire monter les sentiments anticapitalistes.
Le rapport de travail est également déstabilisé par les transformations du procès et de la prestation de travail. Pour reprendre une terminologie de Marx, il y a (te moins en moins de travail immédiat (relations directes d’un travailleur pris individuellement avec des objets et des instruments de travail) et de plus en plus de travail médiat (fait d’opérations démultipliées de collectifs de travail interdépendants). Comme le soulignent certains sociologues, le travail comme processus se fait de plus en plus immatériel dans la mesure où il fait de façon croissante appel à des échanges d’informations et à l’utilisation intelligente de signes et de signaux pour maîtriser les systèmes automatisés de production dans ce qu’ils ont de fragile et d’imprévisible. Il faut en outre tenir compte du fait que la production immédiate (celle qui produit des marchandises et des services) est de plus en plus dépendante d’une production sociale médiate (les infrastructures, les administrations publiques, les systèmes de formation, les communications, le traitement de l’information, les transports avec leurs effets combinés). Cela signifie que l’accumulation du capital doit faire fond sur une intellectualité de masse, sur des productions de connaissances qui s’entrelacent et se répondent dans une multiplicité de réseaux et de processus. C’est ce que Marx avait en partie prévu dans les Grundrisse (les manuscrits de 1857-1858 préparatoires au Capital), lorsqu’il parlait de general intellect ou d’intelligence générale dans des passages consacrés à l’automatisation et à l’application massive de la science à la production. Il entrevoyait déjà le véritable défi lancé au capital par cette socialisation accrue de l’intelligence à laquelle s’alimente de plus en plus l’accumulation. De nos jours il faut en fait que les capitalistes arrivent en permanence à réaliser deux tours de force, d’abord maintenir la prestation de travail dans les limites étriquées et arbitraires d’une prestation purement individuelle, ensuite empêcher les échanges intellectuels dans la production de se faire échanges sur les modalités et les configurations des activités sociales, donc sur les rapports sociaux. L’intelligence générale telle qu’on peut la concevoir à la suite de Marx n’est certainement pas un cerveau collectif, une sorte de conscience unifiée de la société, mais elle est effectivement omniprésente, tissée qu’elle est de multiples activités coordonnées, qui se rencontrent et se transforment les unes les autres pour faire face à tout ce qui est événement et innovation. Elle met ensemble des singularités tout en se donnant les moyens de dépasser les particularismes par la concertation, ce que le capital ne peut évidemment pas tolérer en fonction de son particularisme de la valorisation et de l’exploitation.
En conséquence, les « managers » et les décideurs capitalistes passent une grande partie de leur activité à produire de la non-intelligence dans l’intelligence générale et à refouler les possibilités d’activités concertées. Avant tout le « management » capitaliste gère des relations et dispositifs de pouvoir qui isolent les salariés les uns par rapport aux autres (ou s’efforcent de les isoler) en combattant et en réduisant autant que possible la sociabilité dans le processus de travail. Le savoir utilisé, à cet effet, est largement un savoir de domination qui, sous le couvert des contrats de travail individualisés, vise à insérer les salariés dans des situations de travail cernés par des dispositifs de discipline et de surveillance. Il faut s’assurer que le travailleur sera mis dans l’incapacité de maîtriser (avec l’aide de ses collègues) ses conditions de travail. Il ne doit en particulier pas y avoir de temporalité autonome pour le salarié dans le procès de production, ni non plus de séquences temporelles (des alternances d’activités différenciées par exemple) dont il puisse disposer librement. L’offensive patronale contre la réduction de la durée du travail s’inscrit parfaitement dans ce cadre. Le temps gagné sur le temps dominé du travail n’est pas forcément du temps gagné en totalité par les salariés (il peut être un temps de simple récupération), mais on ne peut ignorer que les « managers » subodorent qu’une réduction systématique de la durée du travail peut à terme faire apparaître des aspirations fortes à une temporalité choisie chez les salariés. Leur résistance n’a donc pas que des raisons étroitement économiques (rentabilité à court terme), elle est plus profondément dictée par la volonté de s’opposer à tout ce qui permet aux salariés d’acquérir de la distance réflexive par rapport au procès de production. On peut, il est vrai, objecter que le capitalisme actuel recourt de plus en plus au temps partiel. Mais il ne faut pas se laisser prendre aux apparences : le travailleur à temps partiel ne gagne pas le temps où il ne travaille pas par rapport à la durée normale du travail. En réalité, il le perd, parce qu’on la lui refuse et parce qu’on lui fait sentir son infériorité sociale.
On doit même se dire que le chômage massif, dont les capitalistes s’accommodent si facilement, s’inscrit dans cette logique sociale du temps dominé et du temps perdu. L’ubiquité de la menace du chômage (qui atteint maintenant les cadres) est là pour rappeler à beaucoup qu’il faut accepter le temps dominé à géométrie variable (du temps partiel aux heures supplémentaires) pour ne pas subir la malédiction du temps perdu. Il est, on ne peut plus significatif que les politiques de gestion de la relégation sociale tentent également de placer les chômeurs dans une atmosphère de quasi travail et dans des processus dits d’insertion ou de formation où ils doivent eux-mêmes s’impliquer pour se conditionner ou se reconditionner en force de travail. Ces politiques, les travailleurs sociaux le savent bien, sont loin d’être des réussites, mais on les maintient dans beaucoup de pays, parce qu’elles permettent de perpétuer le rapport social de travail au-delà même de son interruption apparente et cela comme une virtualité à laquelle on ne peut échapper. Le travail doit rester cette réalité universelle abstraite qui s’impose aux activités humaines malgré la labilité de la plupart des rapports salariaux. Toutes les discontinuités dans les formes de rémunération et de prestation de la force de travail doivent se fondre dans ce continuum de la mise à disposition permanente pour le capital. Si l’on veut bien y réfléchir, c’est ce qui donne toute sa portée à la thématique de la flexibilité du travail qui ne se réduit pas seulement aux licenciements économiques, à la précarisation de l’emploi, mais englobe tous les dispositifs (des entreprises à l’État) qui gèrent l’instabilité du rapport de travail pour le rendre reproductible et jouent sur la peur et l’impuissance du plus grand nombre autant que sur les incitations positives, surtout économiques, à se soumettre volontairement. On peut considérer comme particulièrement caractéristiques, de ce point de vue, les dispersions récurrentes d’équipes de haut niveau technique auxquelles procèdent les « managers » dans certaines grandes entreprises. A l’évidence, il ne faut pas que des foyers d’intelligence collective puissent se cristalliser sur une assez longue durée contre le pouvoir du capital.
Le « dégraissage » des entreprises (le downsizing des Anglo-saxons) et la flexibilisation du travail ne sont, au fond, plus des politiques purement conjoncturelles. Il s’agit bien plus d’orientations de guerre permanente contre les salariés en vue d’obtenir des effets d’individualisation désocialisante (dans lesquels les individus ne trouvent bien sûr pas leur compte). Les vieilles identités professionnelles, les qualifications traditionnelles dans l’industrie qui pouvaient faire l’unité de certaines catégories de salariés sont vivement combattues et remplacées autant que possible par des compétences individualisées aux contours beaucoup plus flous. Les salariés à qui l’on demande périodiquement de se soumettre à des bilans de compétence savent bien qu’on n’y procède pas à des estimations relativement objectives des savoirs acquis, mais à des évaluations qui portent sur la plus ou moins grande proximité des intéressés à l’« idéal » du travailleur flexibilisé, c’est-à-dire capable de répondre en souplesse et intelligemment aux injonctions du dispositif de production en faisant abstraction de ses aspirations à une vie autre. Dans ces bilans comme dans les stages de formation continue, il n’est presque jamais question, mais faut-il s’en étonner ? de la compétence qui naît de la participation à des équipes de travail, ni non plus de la compétence qui permet de se mouvoir dans les agencements complexes de réseaux de communication et de dispositifs de savoir. Il ne faut surtout pas que la compétence individuelle soit donnée à voir comme partie prenante d’une compétence collective multidimensionnelle et en perpétuelle évolution en fonction d’influences et de conditionnements réciproques. Aussi bien l’individualisation désocialisante est-elle complétée et renforcée par des politiques de contrôle et d’encadrement des savoirs et des connaissances pour empêcher que l’intelligence collective puisse se développer sans entraves et fasse apparaître le caractère étriqué et mutilant de la prestation de travail coupée de ses présuppositions sociales. Dans ce but, la production de connaissances est autant que possible marchandisée et transformée en technoscience mise au service de la valorisation. C’est ce qui explique que les laboratoires et les centres de recherche soient de plus en plus renvoyés à des financements privés même lorsqu’ils sont publics et sont contraints de se faire concurrence les uns aux autres. Les universités elles-mêmes sont entraînées dans ce maelstrom de la mise en valeur des connaissances : en tant qu’universités de masse elles ont à préparer le conditionnement de forces de travail intellectuelles, en tant que lieux de production de connaissances il leur faut de plus en plus produire des connaissances utiles, c’est-à-dire utilisables pour l’accumulation du capital.
Cela revient à dire que la subsomption réelle sous le commandement du capital, telle que Marx l’a analysée dans le Livre I du Capital déborde maintenant les limites de la production de marchandises et de services marchandisés pour investir le procès de production des connaissances proprement dit. Les savoirs en effet sont de plus en plus assujettis à la dynamique capitaliste, parce qu’ils doivent se faire intelligence pour les marchés, pensée sous le joug de l’universalisme abstrait du marché et s’organiser comme des éléments de négation et de refoulement du rôle joué par l’intelligence générale (le general intellect). D’une certaine façon, ils ne pensent pas ce qu’ils sont et ce qui leur permet de se constituer, parce que tout est fait pour qu’ils s’épuisent dans les usages que l’on fait d’eux. Ils prennent donc difficilement de la distance par rapport à eux-mêmes et en ce sens sont relativement inertes malgré leur croissance extrêmement rapide. Il subsiste sans doute des savoirs « désintéressés » qui n’entrent pas directement dans la technoscience et dans le champ de la valorisation, mais en tant que résultats de la recherche fondamentale ils sont comme des savoirs in vitro, codifiés essentiellement dans une perspective cognitiviste qui écarte à peu près complètement l’idée de les considérer in vivo, c’est-à- dire comme le fruit d’une dynamique sociale de connaissance. Sur de telles bases il devient impossible de saisir la présence et le rôle des savoirs scientifiques dans le monde social vécu et comment ils s’articulent aux pratiques sociales et aux schémas d’interprétation du monde. On est alors porté à postuler une sorte de dynamique autonome des savoirs, des connaissances et du progrès scientifique au-dessus (te la tête des hommes, ce qui donne inévitablement lieu à des alternances incontrôlées entre surestimation des sciences et diabolisation.
L’intelligence ainsi traitée est forcément une intelligence aveugle. Elle ne fait pas que refouler le general intellect, en se pliant à la rationalité capitaliste inscrite dans les automatismes sociaux, elle s’allie simultanément avec des agencements (te pouvoir, des dispositifs disciplinaires, avec des rapports de domination et de subordination qui l’empêchent d’étendre son terrain d’action et d’interrogation. Les rapports de pouvoir qui structurent tes marchés, tes rapports de domination qui régulent une grande partie des flux de la production sociale deviennent invisibles, parce qu’ils sont rarement et simplement confondus avec des agencements techniques, des ajustements entre fins et moyens et la résultante de calculs rationnels. L’exploitation et la domination ainsi occultées, ne cessent pas pour autant d’exister et en conséquence s’infiltrent, s’insinuent dans la raison (et ses usages) lui imprimant son ambivalence ou sa duplicité, ce jeu permanent entre la force de conviction et la force des choses (l’inévitable d’une facticité de la contrainte). Quand on calcule la rentabilité d’une entreprise ou d’un produit et qu’on l’oppose à des salariés en voie de licenciement, on fait référence à la fois à des paramètres abstraits qui sont mis en relations idéelles des chiffres et à des contraintes renvoyant à des hiérarchies sociales. La rationalité capitaliste, de façon constante, exerce une violence symbolique sur ceux qu’elle interpelle pour les soumettre et les convaincre d’intérioriser cette soumission. La conduite rationnelle de la vie n’est plus alors que se faire violence à soi-même pour réussir une trajectoire sociale où l’on essaye autant que possible d’éviter les situations les plus intenables. Il y a là une sorte d’auto-centrement sur les structures contraignantes du rapport social qui produit aussi bien de l’identification à ce qui opprime que de la méconnaissance de ce qui pèse sur les autres. L’intelligence que l’on déploie pour s’adapter aux critères de la rationalité capitaliste devient, pour reprendre les termes d’Adorno, bêtise névrotique, investissement sur les sanctions et les qualifications propres aux rapports capitalistes.
On retrouve d’ailleurs cette bêtise névrotique au niveau sociétal. L’intelligence qui plie les genoux devant les idoles des marchés, évite autant que possible de prendre en compte les effets meurtriers de la dynamique capitaliste : elle se bouche littéralement les yeux. Elle perçoit bien les phénomènes négatifs qui menacent une grande partie de l’humanité, de la faim à la pollution en passant par les guerres régionales, mais elle préfère les attribuer à des défauts d’adaptation à la mondialisation ou encore à des conflits entre les cultures. Quand tel ou tel problème précis se pose, on le traite comme un problème isolé sans essayer de le replacer dans son contexte et sans se donner vraiment les moyens d’y faire face. Le monde marche ainsi de catastrophes en catastrophes sans que l’on puisse même exclure des catastrophes tout à fait majeures à un moment ou à un autre. Beaucoup d’ailleurs ont l’impression (te vivre dans une société mondiale à hauts et multiples risques, ubiquité de la menace du chômage, risques écologiques, crises économiques financières, violence dans les grandes agglomérations urbaines, etc. Malgré les mirages du monde de la marchandise, les sentiments de malaise se généralisent dans tes sociétés apparemment les plus riches où l’on se sent chaque jour un peu plus pauvre en espérance et en avenir, parce que l’on est emprisonné dans un système mondial qui ne veut voir dans tes hommes que des variables dépendantes.
Il est bien évident que si par lui-même le malaise ne mène pas forcément à l’action, il peut conduire à se poser des questions qu’on ne posait pas jusqu’alors ou qu’on n’osait pas se poser. C’est cela qui donne de grandes chances à l’intelligence collective, à la réflexion sur ce qu’il faudrait entreprendre pour sortir des impasses actuelles. A condition, toutefois, de ne pas en rester à des questionnements et à des solutions techniques, c’est-à-dire à condition de poser la question des rapports sociaux et de leur transformation souhaitable. Pour dépasser l’intelligence à connotations névrotiques qui s’infiltre dans le general intellect pour le parasiter, il faut donner à ce dernier la possibilité de se concevoir comme moteur de la socialité, comme opérateur multiple des échanges interhumains, de leur libération et de leur plasticité. Il ne s’agit pas de tracer des organigrammes, des plans d’édification économique, encore moins de construire des systèmes de pouvoir fermés sur eux-mêmes. Il s’agit tout au contraire de permettre à de multiples savoirs de communiquer entre eux pour se féconder les uns les autres et desserrer les mécanismes d’assujettissement qui entravent leur créativité. Pour cela il faut remettre en question la division du travail intellectuel fondé sur des lignes hiérarchiques et favoriser de nouvelles formes de concertation et de coopération dans les communications cognitives. C’est un esprit d’échanges de services qui doit se faire jour peu à peu en se substituant aux mécanismes de la valorisation capitaliste. En d’autres termes, les multiples échanges intellectuels d’une intellectualité de masse ne doivent plus être des échanges évaluatifs effectués pour la valorisation des multiples capitaux, c’est-à-dire des échanges de connaissances marchandises, mais au contraire des échanges pour enrichir, diversifier une production sociale qui ne serait plus une accumulation sans fin de capitaux.
Dans cette perspective, les échanges de connaissances et de savoirs ne doivent pas être coupés de débats et de confrontations sur ce que les hommes font de leur socialité. A l’heure actuelle les rapports sociaux qui sont extérieurs aux individus (bien que ces derniers en soient la matière première) désocialisent plus qu’ils ne socialisent. En effet, les liens sociaux ne peuvent être constitués par les individus que de façon précaire, en affrontant la dynamique (passant par dessus leurs têtes) des échanges d’objets sociaux et de valeurs dans les rapports de production et de circulation, en affrontant également les rapports de valorisation et de concurrence entre eux-mêmes. C’est pourquoi, l’actualisation des virtualités de l’intellectualité de masse est construction de nouveaux liens sociaux et mise en œuvre de nouveaux dispositifs pour stimuler la production de connaissances et les socialiser. L’intelligence collective doit devenir partie prenante des rapports sociaux en intervenant sur eux en profondeur et en permanence, notamment en décodant pour les déconstruire les agencements de la subsomption réelle. Il lui faut démontrer qu’il est possible d’opposer au langage de la nécessité parlé par le capital sous la contrainte de sa propre valorisation, un langage de itération des pratiques par rapport aux carcans qui les brident et les mutilent. Bien évidemment, cela implique que l’intelligence collective s’empare des problèmes des rapports de travail qui sont au cœur de ceux de la socialité. Il lui faut les dévoiler, c’est-à-dire en premier lieu débarrasser les dits rapports de travail des habillages qui en masquent la réalité, les présentent comme un simple encadrement d’activités individuelles alors qu’ils organisent des activités interdépendantes de coopération en jouant massivement sur des effets de combinaison. L’activité individuelle, c’est-à-dire le travail sous sa forme immédiate, est ce qui se donne à voir, mais cette concrétion recouvre, en réalité, de multiples médiations qui vont bien au-delà de l’entreprise ou même du site industriel. Il faut tenir compte des mécanismes des conditionnements de la force de travail (marché du travail, mesure des qualifications ou compétences, modalités de symbiose entre travailleurs et technologies, etc.), des modes de constitution des collectifs de travail, des multiples contributions indirectes aux activités productives et des très nombreux dispositifs (publics et privés) de gestion de la main-d’œuvre.
Derrière la forme individualisée du contrat de travail et de rémunération (le salaire), l’utilisation de la force de travail est par conséquent sociale. L’appropriation de la force de travail des individus ne peut être séparée des processus de leur mise en relation et de leur combinaison, elle n’est pas le fait des seuls capitalistes, mais surtout le fait des agencements du capital. Pour autant, il n’y a pas vraiment socialisation, c’est-à-dire reconnaissance réciproque par les individus du caractère social de leurs activités. Les modalités capitalistes de captation de la force de travail font au contraire que les individus sont sans cesse renvoyés à leur condition de producteurs de plus-value en concurrence les uns avec les autres. La variété et la richesse de leurs connexions au monde et aux activités sociales est niée dans le moment même où ces connexions s’établissent. Il y a potentiellement une individualité multilatérale, mais le caractère unilatéral et particulariste des échanges (échanges d’évaluations et de valeurs marchandes) empêche son éclosion. Dans un tel cadre, les individus ne peuvent développer ni leur individualité ni leur socialité : leurs processus de subjectivation et de socialisation étant bridés en permanence. Les individus qui sont soumis au rapport salarial ne souffrent pas seulement d’accomplir des travaux prescrits comportant une part plus ou moins importante de contrainte (le despotisme d’entreprise), ils pâtissent surtout d’être enfermés dans des agencements qui leur enlèvent la maîtrise de leurs activités les plus essentielles. Pour se libérer, il faut en fait qu’ils cessent d’être les supports de la partie variable du capital.
Cela n’est évidemment possible que si l’on déconnecte dépense de la force de travail et rémunération, c’est-à-dire si l’on assure à chacun un revenu suffisant et des modalités d’activité qui ne soient pas mutilantes et désocialisantes. Tout cela n’est pas l’affaire d’un jour et il est clair qu’il faut d’abord rendre visible une telle perspective en posant progressivement des jalons et des repères, notamment en luttant pour l’augmentation et l’extension des minima sociaux. Dans ce domaine on se heurtera immédiatement à des objections d’ordre financier : les ressources de l’État ne seraient pas suffisantes pour aller vite dans ce sens. A tous ceux qui croient ces arguments définitifs, il faut rappeler qu’une augmentation significative des minima sociaux ne consommerait qu’une très petite partie de la richesse nationale. Elle peut, bien sûr, mettre en crise l’incitation à produire (c’est-à-dire à vendre sa force de travail) chez les salariés du bas de l’échelle (travailleurs payés au SMIC, travailleurs précaires, travailleurs à temps partiel). Mais cela fera d’autant mieux ressortir la nécessité de recourir à d’autres incitations à participer aux activités productives que le désir d’exploiter le travail des autres ou que l’obligation d’entrer dans le rapport de travail pour survivre. Il faudrait progressivement faire apparaître que produire de la valeur et de la plus-value ne repose sur aucune nécessité naturelle, mais qu’au contraire il est possible de faire de la production un ensemble de prestations de services réciproques et solidaires. Chacun devrait être conduit à reconnaître qu’il n’est pas de prestation individuelle qui ne soit partie prenante de chaînes d’échanges multiples (échanges langagiers, émulations inventives et novatrices) qui débordent de très loin les découpages et les scissions opérés par les dispositifs du capital. La capacité d’agir de chacun est en fait conditionnée par une capacité d’agir sociale et plurielle et il ne faut pas se laisser prendre aux modalités restrictives de dépense et d’exercice de la force de travail dans le cadre actuel (reflétées dans les catégories de la comptabilité nationale) pour juger de la richesse et des potentialités de la production sociale.

Il ne faut pas non plus avoir peur de le dire : la production capitaliste de valeurs marchandes est pour une large part gaspillage, gaspillage de capacités collectives, gaspillage de vies humaines, gaspillage de relations et de liens sociaux. Elle détruit autant qu’elle produit et ne peut produire qu’en détruisant sans discontinuer une grande partie des flux matériels et immatériels de la société. Il est frappant de voir avec quelle frénésie les capitalistes s’attaquent depuis quelques années aux services publics en se servant démagogiquement de leur lourdeur bureaucratique pour obtenir des privatisations. Ils cherchent, bien sûr, de nouveaux domaines de valorisation, mais ils entendent surtout reproduire des rapports de travail désocialisants. La dynamique de la privatisation capitaliste permet en effet de briser ou de refouler les liens sociaux embryonnaires que les salariés peuvent construire contre les rapports de travail, et cela particulièrement dans les services publics où la pression de la valorisation est moins fente qu’ailleurs. L’idée que les échanges sociaux puissent être essentiellement des échanges de services reposant sur des actions coordonnées par la concertation est, manifestement, tout à fait intolérable pour les représentante du capital. C’est précisément pour cela qu’elle doit être au cœur de toute perspective de transformation des rapports de travail et qu’il est indispensable de redonner vie aux notions conjointes de propriété sociale et d’intervention publique. Contre les préjugés fortement ancrés, il faut montrer que le public ne doit pas être confondu avec l’étatique et le bureaucratique et que, d’une certaine façon, il peut même en être l’antipode à condition qu’il soit issu de processus démocratiques et de formes souples d’appropriation collective des moyens de la production sociale.
Au fond, c’est tout cela, c’est-à-dire la recherche d’autres pratiques du public qui doit nourrir la politique et lui faire transgresser les limites imposées par l’économisme des mouvements du capital. Cela ne signifie pas qu’il faille attribuer à la politique une sorte de toute puissance sur la société. La politique ne peut pas aller au-delà de ce que rend possible la production sociale, c’est-à-dire aller au-delà de ce que peuvent et veulent faire les hommes dans leurs rapports sociaux. La politique ne peut effectivement produire une société parfaite, transparente et une, mais elle peut dégager la voie à l’intelligence et à l’imagination collective pour faire de la production sociale la production de rapports sociaux sans cesse renouvelés. Cela ne fera certainement pas disparaître toute forme de contrainte ou de nécessité, mais donnera de nouvelles assises à l’individualité et à la socialité.





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