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Conclusion

Max Weber ou la démocratie inachevée

Ed. du Félin, p. 191-221, février 1998




Le monde occidental est en train de vivre une nouvelle étape du désenchantement du monde. Les « grands récits » (Lyotard), c’est-à-dire tes religions séculières comme 1e communisme ou 1e socialisme, sont en effet en crise très profonde. Il y a encore des croyants qui se raccrochent au prophétisme communiste ou socialiste, mais la foi avec ses dogmes et variantes est discréditée aux yeux de la plupart de ceux qui ne veulent plus se bercer d’illusions et ignorer les fourvoiements et tes crimes du « socialisme réel » dans des pays de l’Est. On pourrait, sans doute, se réjouir de ce crépuscule des idoles, de cette disparition de faux dieux qui ont dominé une bonne partie du vingtième siècle, mais c’est sinon impossible, du moins très difficile, lorsque l’on considère le champ de ruines culturel que cette nouvelle vague de sécularisation laisse derrière elle. On dénonce rituellement les « grands récits », mais à la faveur de ces opérations intellectuelles peu coûteuses aujourd’hui, on glisse subrepticement vers l’apologie de l’état de choses existant, ou version moins cynique ou amoindrie, vers l’idée que le monde actuel peut seulement être aménagé. On affirme volontiers que la thématique des droits de l’homme peut se substituer avantageusement à tous tes « grands récits », parce qu’elle ne relève pas d’un universalisme abstrait projeté sur 1e futur, mais bien d’un universalisme pratique du présent qui cherche à diminuer les souffrances des humains. Ce que l’on oublie de dire, c’est que cette défense des droits de l’homme est très sélective, qu’elle est en particulier très dépendante des intérêts particuliers, voire particularistes des grands États et des grands moyens d’information internationaux. Elle peut par conséquent servir de paravent à des politiques douteuses ou encore d’alibi pour ne pas avoir à aborder les problèmes du sous-développement, des rapports Nord-Sud, de la réalité actuelle du concert (cacophonique) des États et des nations.

Le récit des droits de l’homme est en fait un ersatz de « grand récit » dont la crédibilité est minime, mais qui présente l’intérêt majeur de combler un grand vide culturel et intellectuel. De façon significative, la thématique des droits de l’homme est souvent associée à la thématique de la fin de l’histoire ou de la posthistoire. Dans sa version la plus élaborée, celle de Francis Fukuyama, la thèse de la fin de l’histoire n’affirme évidemment pas qu’on entre dans une ère d’immobilisme ou de stagnation, elle dit au contraire avec beaucoup d’insistance que le monde connaîtra des évolutions ou des involutions qu’il est difficile de prévoir à l’avance. Toutefois, et c’est là le nœud de l’affaire, toutes les occurrences historiques tourneront, selon Fukuyama, autour du modèle indépassable de la démocratie occidentale pour s’en éloigner ou s’en rapprocher. Bien entendu, on ne peut a priori exclure ni les réussites ni les catastrophes, mais comme l’écrit Fukuyama, avec beaucoup d’aplomb : « À la fin de l’histoire il ne reste aucun rival idéologique sérieux à la démocratie libérale [1]. » Cette assurance, Fukuyama la tire d’une analyse on ne peut plus discutable en s’appuyant sur ce qu’il appelle les « caractéristiques essentielles » des hommes, en particulier le besoin de reconnaissance ou « thymos » selon un terme emprunté à Platon et Aristote. La recherche de la reconnaissance peut, certes, avoir pour lui des aspects irrationnels et conduire à la démesure ou à la mégalomanie de certains hommes d’État et de certains chefs de guerre, mais, sous une forme rationnelle, elle conduit à l’universalisation des procédures de reconnaissance et à la réciprocité dans les relations de reconnaissance. La démocratie libérale, en tant que forme politique qui reconnaît des droits à tous, permet donc de transcender effectivement et de corriger tes affrontements de la sphère économique en dépassant tes limites de l’Homo œconomicus sans tomber dans 1e piège de l’uniformité. Elle n’est pas parfaite dans la mesure où elle ne permet pas de résoudre tous les problèmes, mais elle est satisfaisante dans la mesure où, en organisant la conflictualité, elle permet une dialectique ouverte de la reconnaissance. La fin de l’histoire ne veut pas dire que celle-ci a rejoint sa fin ou trouvé son sens, mais que tes hommes sont en possession réellement ou potentiellement des moyens pour trouver eux-mêmes du sens dans ce qu’ils font.

L’argumentation de Fukuyama est souvent beaucoup moins fruste que certains l’ont prétendu, mais elle présente des faiblesses qu’il est assez facile de déceler. Il présuppose d’abord l’irrésistibilité de ce qu’il appelle le mouvement des sciences physiques et qui recouvre en réalité le progrès scientifique et technique ainsi que la dynamique économique de type capitaliste. Autrement dit, il présuppose que les modalités actuelles de fonctionnement de la techno-science et de l’accumulation du capital sont des formes indépassables de la production sociale. On lui accordera volontiers qu’elles ont fait leurs preuves par rapport aux modalités de fonctionnement du « socialisme réel » et qu’elles sont, en un certain sens (tout à fait factuel), indépassées, mais c’est une pétition de principe d’affirmer que de nouvelles formes d’appropriation et de production dépassant les aspects réducteurs de l’Homo œconomicus et de l’individualisme possessif ne feraient que retomber dans les travers et tes ornières du « socialisme réel ». Fukuyama postule implicitement que la créativité culturelle des sociétés actuelles est arrivée à son terme et que l’imaginaire social est incapable de franchir les frontières des civilisations contemporaines. Il enferme ainsi la dialectique de la reconnaissance dans les limites très étroites d’une dialectique de la reconnaissance des performances (positives ou négatives) dans le monde du capital et de la marchandise. Est-il besoin de le dire, la dialectique hégélienne du maître et du serviteur à laquelle Fukuyama se réfère à de nombreuses reprises est beaucoup plus complexe. Elle est une dialectique de la conscience, mais qui prend en compte, outre le travail* la violence et le pouvoir. Le combat pour la reconnaissance, car c’est bien de cela qu’il s’agit, implique à terme selon Hegel une profonde transformation des activités en présence, et surtout des rapports de pouvoir et de force, problèmes qu’on ne retrouve malheureusement pas chez Fukuyama qui a tendance à psychologiser la reconnaissance et à en faire un supplément spirituel à l’Homo œconomicus, une sorte d’ardeur propre aux individus qui cherchent à s’affirmer. Il fait référence, il est vrai, à la démocratie politique libérale, mais il évacue largement de ce cadre les questions de la violence et des processus de domination existants dans la sphère politique comme dans la sphère extrapolitique (l’économie notamment). C’est pourquoi il n’apparaît pas aventuré d’avancer que les thèses de Fukuyama aboutissent à un véritable désarmement intellectuel dans un contexte social et politique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est loin d’être pacifié et favorable au plus grand nombre.

À côté des hérauts de la posthistoire, les tenants de la pensée postmodeme se veulent, eux, beaucoup plus prudents sur le plan théorique. On trouve rarement chez eux des thèses positives (sur le monde ou la société) formulées de façon péremptoire ; ils préfèrent de très loin critiquer, dans la foulée de la dénonciation des « grands récits », les théorisations ou les énoncés qu’ils estiment aventurés.

Un des auteurs les plus en vue de ce courant, Richard Rorty, se réclame explicitement d’une « pensée faible » selon une terminologie forgée en Italie et utilisée plus particulièrement par le philosophe G. Vattimo. La pensée faible veut combattre les pensées ou les théories qui se croient fortes et prétendent connaître « la nature intrinsèque des choses », ou déchiffrer la complexité du tout de la société. La pensée qui accepte sa faiblesse sait qu’elle est essentiellement langage, jeu de métaphores, production de récits qui se substituent les uns aux autres en essayant de mieux dire ce que sont des situations ou des conjonctures. Elle ne peut être discours de la nécessité ou de la vérité, car elle travaille au fond dans la contingence. Il n’y a pas de discours ou de récrits qui soient plus vrais que d’autres en fonction de vertus qui leur seraient propres. Il y a simplement des discours ou des récits qui correspondent mieux que d’autres aux préoccupations qui sont celles d’individus ou de groupes d’individus à un moment donné. Il ne peut donc pas y avoir de positions universalisables à bon escient, c’est-à-dire sans que se manifeste un danger totalitaire qui tende à faire violence à la diversité des situations ainsi qu’à la contingence des relations sociales comme relations de langage. À proprement parler, il n’y a pas de bien collectif que l’on puisse atteindre, mais seulement la possibilité de multiples perfectionnements individuels (cf. Contingency, Irony and Solidarity, 1990), comportant en particulier une meilleure compréhension de la contingence qui caractérise l’insertion des hommes dans le monde. L’intellectuel qui a rompu avec les hantises de la modernité (le progrès, la recherche de la société sans contradictions) ne peut que se méfier des emportements de l’engagement pour des projets politiques métaphysiques (arriver à la vérité de la société, conformer les relations sociales à ce qui est leur véritable destination). Il regarde avec ironie ses propres tendances à vouloir légiférer au-delà de ce qui est son domaine propre : découvrir de nouvelles métaphores pour renouveler les discours qui l’entourent ou l’ont précédé.

Vivre en société, c’est en somme échanger des récits, procéder à des confrontations discursives sur l’efficacité des différentes créations langagières dans l’espace et le temps. En ce sens, il ne peut pas ne pas y avoir de la conflictualité puisqu’il est question de faire valoir des discours les uns par rapport aux autres, mais celle-ci pour ne pas devenir destructrice et se nier elle-même doit chercher à éviter la cruauté, et tout particulièrement ce qui peut humilier ceux avec qui on entretient des relations. Si l’on admet que le discours de l’autre peut et doit être entendu, et qu’il ne saurait y avoir de discours privilégié au point de refouler tous ceux qui le contredisent, il faut en conclure que la violence doit être, sinon éradiquée, du moins combattue en permanence. Les hommes ne sont pas solidaires lorsqu’ils tentent d’effacer les différences dans leurs expressions et se soumettent à un langage imposé, mais bien lorsqu’ils donnent sa chance à la créativité des récits et lorsqu’ils acceptent la contingence des objectifs qu’ils se donnent. C’est pourquoi la démocratie libérale, celle qui renonce consciemment à la perfection collective, est le régime politique qui, malgré les apparences, est le mieux à même de garantir des relations solidaires entre les hommes. Démocratie sans message, elle est la démocratie qui tolère la pluralité des messages, voire les favorise en s’opposant aux fanatismes. Démocratie qui organise la confrontation des discours, elle a la préséance sur tous les discours qui prétendent organiser le monde. Comme le dit Richard Rorty, avec un sens aigu de la provocation, la démocratie libérale, quels que soient ses travers et ses faiblesses, est supérieure à la philosophie et, en fait, à tout discours philosophique, forcément limité et daté. La pragmatique de la démocratie est en quelque sorte, pour Rorty, supérieure à toute pratique théorique, quelle que soient sa virtuosité ou sa subtilité.

Le statut de la philosophie (et de toute entreprise théorique tant soi peu ambitieuse) est d’autant plus précaire que la théorie doit reconnaître aussi son infériorité par rapport à la poésie et à l’expression artistique, sources de toutes les inventions métaphoriques et du renouvellement du langage. La philosophie a indéniablement de l’intérêt pour les philosophes et pour tous ceux qui en font un récit privilégié, mais il lui faut admettre qu’elle n’est pas autorisée à légiférer en d’autres domaines et qu’elle est appelée de plus en plus à renoncer à ses prétentions métaphysiques (notamment celle de produire des connaissances). Sa tâche principale aujourd’hui, est de déconstruire les systèmes philosophiques et de montrer que leur rigueur est fallacieuse, et c’est à cette autocritique qu’elle peut se mettre à l’écoute des discourts ou récits plus riches et foisonnants de la poésie, de la littérature et de l’art en général. Elle doit accepté d’être un discours second, dérivé, qui commente et explicite ce qui se dit ailleurs avec beaucoup plus de force. La philosophie ainsi conçue renonce non seulement à la vérité comme correspondance (adéquation entre la pensée et le réel), mais aussi à toute idée d’avoir un quelconque contenu de vérité (Wahrheitsgehalt) pour reprendre la terminologie d’Adorno (dont Rorty se réclame pourtant assez souvent). Ses interrogations n’ont qu’une portée critique, très limitée, et ses protestations contre l’oppression sont impuissantes dans la plupart des contextes. Elle ne peut donc se faire discours de la liberté ou de la libération, sauf indirectement en insistant sur sa propre contingence.

Poussée jusqu’à sa logique la plus extrême, la philosophie postmétaphysique de Richard Rorty ne peut être, par suite, que négation de toute réflexivité, de toute possibilité de distance critique des hommes par rapport à leur propre agir. Elle ne peut revenir sur la spontanéité des discours poiétiques (du faire) et de l’expression poétique pour les interpréter, les faire parler plus distinctement et les prolonger. Cette constatation est importante, parce qu’engagé sur cette voie, on invalide toute théorisation qui ne s’en tient pas à la formalisation scientifique et à des considérations d’efficacité sur des objets bien délimités. Par là, les sciences sociales se trouvent très largement disqualifiées et ramenées à des discours sans grande portée. Dans les écrits de Rorty, elles n’ont, de façon significative, qu’une présence périphérique, essentiellement sous forme de références aux théorisations du totalitarisme qui ont d’ailleurs un statut particulier. Les systèmes totalitaires des pays de l’Est sont en effet, pour Rorty, la quintessence de la déviation par rapport à la pragmatique de la démocratie. Il n’y a, en fait, qu’à constater l’incompatibilité entre les deux modes d’organisation du politique et d’organisation des discours, sans avoir besoin d’aller au-delà de dichotomies relativement simples. La dénonciation du totalitarisme a surtout valeur d’exorcisme, elle est aussi une sente de cérémonie expiatoire pour les intellectuels qui ont eu de la sympathie et de l’indulgence pour le « socialisme réel » ou, pis encore, s’en sont faits les thuriféraires. On brûle avec ferveur ce que l’on a adoré, mais on ne fait pas preuve dans ce procès de plus d’esprit critique qu’auparavant : le substantif « totalitarisme » ou l’adjectif « totalitaire » semblent suffire pour régler le problème. Il n’est nul besoin en effet de s’interroger sur les lois de fonctionnement, sur les rapports de pouvoir, sur la logique économique, sur la solidité des rapports sociaux dans le « socialisme réel », puisque, à l’avance, l’essentiel a été dit. Le spectre du totalitarisme ferme l’horizon, il fait, de cette façon, l’apologie de ce qui existe et invite à se contenter de la société telle qu’elle est et cela sans avoir de remords.

La pensée postmétaphysique et postmodeme à la Rorty peut, sur cette lancée, s’épargner toute réflexion sur l’historicité des sociétés contemporaines, voire nier que le problème puisse même exister. Elle est, par là, en symbiose tout à fait réelle avec une tendance profonde du capitalisme contemporain, ce que Frédéric Jameson appelle son « millénarisme inversé », qui se marque notamment par son installation dans une temporalité plane et circulaire. L’avenir n’apparaît plus comme porteur d’innovations radicales ou comme porteur de progrès, il est au contraire une sorte de renouvellement permanent du même. Il y a des effets de mode, des rythmes nouveaux dans le quotidien, des intensités différentielles dans le monde des sensations, mais les logiques sociales à l’œuvre ne changent pas sensiblement. On est toujours à la recherche de nouveautés, mais de nouveautés qui n’en soient pas vraiment, ou ne viennent surprendre que superficiellement, sans déranger les relations sociales fondamentales. Les seules véritables novations, en réalité, sont d’ordre technologique qui élargissent sans cesse les milieux techniques et les artificialités consuméristes. La société est de plus en plus peuplée d’artefacts de plus en plus efficaces, et de marchandises de plus en plus variées qui pénètrent la culture de part en paît. Comme le montre encore très bien Frédéric Jameson (Signatures of the Visible, 1990), les œuvres d’art et une grande partie des activités artistiques deviennent des marchandises, et les frontières entre la culture de masse et la culture élitiste ou d’avant-garde s’évanouissent. La culture dominante devient, de ce fait, une esthétique et une éthique de la marchandise et des relations marchandes. Elle exprime moins les rapports des hommes à eux-mêmes et à la nature que leurs rapports à la seconde nature des échanges matériels et symboliques marchands. La culture ne se veut plus réflexive, elle se fait sans profondeur, mais elle se présente comme accueillante à l’inhabituel, voire à ce qui sort des normes traditionnelles, pourvu que cela ne dérange pas les dispositifs marchands. Le postmodemisme culturel a toutes les apparences de la liberté et du comportement libertaire : il ne déteste pas choquer et reculer les frontières de ce qui est tabou ou illicite. Cela n’a toutefois rien à voir avec la fureur iconoclaste des anciennes avant-gardes, mais au contraire beaucoup à voir avec la recherche de nouvelles excitations sensorielles et psychiques. Le jeu culturel consumériste ne peut en effet se passer d’équivalents nouveaux pour ce qui est usé et n’exerce plus d’attraction suffisante sur la grande masse des consommateurs. Il fera donc preuve de beaucoup d’audace dans le bouleversement des données spatio-temporelles (le mélange des cultures) ; en même temps, il choisira la nouveauté avec une profonde indifférence pour les contenus, traités et conditionnés comme de la matière malléable.

Dans ce cadre, les échanges matériels et symboliques apparaissent comme des séquences d’ajustements réciproques des conduites humaines et des flux marchands qui, ensemble, font système. Les marchandises doivent avoir une valeur d’usage pour les hommes et ces derniers doivent être capables de sélectionner les marchandises (manifester des préférences). Mais cette réciprocité est trompeuse dans la mesure où, derrière le marché, s’affirment les contraintes fortes des rapports sociaux. Si les consommateurs, à un certain niveau d’analyse, peuvent être considérés comme souples et fluides dans leurs réactions, voire comme interchangeables en tant que possesseurs d’argent (tout le monde peut avoir du numéraire), les préférences exprimées sur les marchés sont fonction des moyens très inégalement répartis entre les uns et les autres et des positions occupées dans l’espace social. On ne se procure pas et on ne consomme pas les marchandises de la même façon suivant les places que l’on se voit attribuer dans les hiérarchies sociales par les rapports de force économiques, suivant également les subcultures auxquelles on appartient et suivant les rapports de pouvoir dans lesquels on est inséré. Consommer, par conséquent, ne peut être détaché des structurations dissymétriques de l’agir, c’est-à-dire du pouvoir d’agir par les autres (et sur les autres) des couches dominantes et du peu d’autonomie dans l’action dont disposent les couches dominées. Cette réalité que chacun a sous les yeux et qui, dans le langage du quotidien, est dite d’innombrables fois, est pourtant peu visible, sans doute moins visible qu’il y a quelques décennies, parce que le capitalisme dans sa phase postmodeme sait très bien jouer avec d’autres réalités et les représentations qu’il en donne. Dans les rapports de production, il fait appel moins à l’effort au sens traditionnel de l’éthique du travail qu’à la performance comme mélange d’audace et de créativité. Le travail salarié (celui qui n’est pas dirigeant) reste évidemment un travail subordonné et dépendant, mais, dans certaines de ses franges (on peut, par exemple, penser à l’électronique et à l’informatique) les contraintes qu’il subit sont moins directes, et il peut y avoir plus de pour l’inventivité et les capacités propres du personnel Le capital peut jouer également sur la réorganisation permanente des savoirs pour présenter l’intellectualisation croissante comme une promesse de plus grande liberté dans la marche des entreprises. Ce n’est plus le mérite au sens (celui des soixante premières années du siècle) qui ouvre l’accès au monde enchanté de la consommation, c’est le succès dans la libération de ses propres énergies et la recherche de l’autoréalisation de soi qui sont le secret du succès.

Tout cela se situe dans le contexte de ce que certains (le nier Foucault, Alain Touraine dans Critique de la modernité) appellent le procès de subjectivation, et qu’en première approximation on peut caractériser comme lié à l’affaiblissement des formes anciennes d’assujettissement (autorité patriarcale dans la famille, dispositifs disciplinaires divers, de la caserne à l’école, etc.). À cela on peut ajouter le délitement de certaines formes politico-bureaucratiques en raison de la crise de l’État-providence : le déclin des grands partis, des organisations syndicales ainsi que la récession des politiques paternalistes de service public et de protection sociale. Le champ de ce que les individus doivent prendre en charge s’élargit en conséquence, ce qui détériore, bien sûr, le rapport qu’ils ont à des institutions de plus en plus tatillonnes dans la distribution de prestations en diminution. Il est vrai que très peu voudraient voir remis en question les régimes de sécurité sociale ou l’existence d’institutions de représentation, mais très nombreux, par contre, sont ceux qui ne leur font plus entièrement confiance. Dans le monde des salariés, une grande majorité est persuadée qu’elle ne pourra échapper au danger du chômage ou du sous-emploi dans une période d’accélération du progrès technique que par un investissement judicieux de sa force de travail [2] et par un développement de ses capacités de reconversion. La compétition économique entre salariés prend par là de nouvelles caractéristiques, elle porte de moins en moins sur les salaires et de plus en plus sur les conditions d’accès à l’emploi ainsi que sur les conditions de son maintien et de son renouvellement. Cette adaptation au travail flexible favorise naturellement des réactions individualistes du chacun pour soi qui sont parfaitement compatibles avec les thématiques de la performance et de la créativité. Le travailleur flexible compte surtout sur ses propres forces et ne s’engage dans l’action collective que si celle-ci n’est pas soustraite au contrôle de ceux qui y participent et accepte la diversité.

L’individualisme actuel est, au fond, ambivalent. Il est pour une part refus de tutelles pesantes, recherche d’une plus grande liberté de mouvement dans l’espace social et dans la vie quotidienne. Mais il est aussi processus d’isolement sous les effets cumulés du desserrement des liens de solidarité traditionnels (par exemple entre les générations et à l’intérieur des couches sociales) et du renforcement des contraintes impersonnelles des marchés (marchés du travail, marchés financiers, etc.). Certes, il est peu probable qu’on puisse assister dans un avenir rapproché à un retour vers des formes de sujétion grégaire, voire vers des formes d’adhésion inconditionnelles aux vues dominantes dans un groupe social. Il est toutefois difficile de ne pas se rendre compte que beaucoup d’individus vivent dans le malaise et arrivent très difficilement à concilier affirmation personnelle et participation à des interactions dans des réseaux sociaux multiples, bien qu’interdépendants. C’est cela qui explique certaines caractéristiques apparemment contradictoires du procès de subjectivation, la montée des comportements narcissiques d’une part et, de façon concomitante, la recherche de communications inter- subjectives plus satisfaisantes. On a très souvent tendance à rapporter ces phénomènes aux seules transformations des processus de socialisation (famille en particulier). En réalité, cela renvoie aussi et surtout aux relations que les individus entretiennent avec leur subjectivité et avec l’objectivité (socialement constituée) à partir de la matrice des rapports marchands. Dans la phase actuelle du capitalisme, la marchandise étend sans cesse son emprise et transforme profondément la valeur d’usage ou utilité. Plus précisément, la valeur d’échange parasite la valeur d’usage et s’en empare de plus en plus nettement parce que la plupart des produits matériels ou immatériels ne sont utiles qu’en devenant marchandises. Les individus perçoivent par suite le monde essentiellement à travers le prisme de la valeur, de l’utilité marchande inscrite dans les objets. La nature elle-même devient une sorte de reflet de ce que l’on fait pour la mettre en valeur (résidences secondaires, aménagements de l’environnement, transports, tourisme de différents niveaux, photographie). On vend de la mer, du soleil, de l’espace et, pourquoi pas, de la beauté sous différents conditionnements, et il semble qu’il n’y ait plus de lieu qui ne soit potentiellement au moins exploitable. Les mesures de préservation de la nature ou des espèces animales et végétales prennent elles-mêmes le sens d’efforts pour conserver un capital naturel pour un proche futur.

Les individus croient, certes, majorer leur liberté en consacrant une plus grande part d’eux-mêmes aux loisirs, à l’hédonisme, à la jouissance privée, mais là aussi ils sont pris dans les filets de la valorisation, c’est-à-dire de la valeur attachée aux activités hors travail pour se mettre soi-même en position avantageuse et se représenter dans un monde d’utilités marchandes. On achète de la jouissance et de la détente à prix fort, parce que la qualité socialement appréciée des loisirs et des plaisirs, leur distinction en un mot, est dépendante de la quantification marchande, c’est-à-dire du niveau des prix. Sans doute peut-on trouver, à certains moments, des jouissances ou des plaisirs qui ne relèvent pas de cette logique, mais ils ne peuvent être que rares, étant donné que les moyens matériels et humains de la relation hédonique au monde sont dans la plupart des cas des utilités marchandes. L’intensité de ces moments ne peut par conséquent empêcher leur précarité et encore moins garantir leur renouvellement. La plupart du temps les individus sont obligés d’intérioriser la marchandise, de se glisser en elle comme elle s’immisce en eux et dans leurs comportements (cf., à ce sujet, Adorno-Benjamin, Briefwechsel 1994). Cela signifie que l’immanence de la conscience est largement un leurre, parce que la conscience des individus est internalisation et externalisation des mouvements marchands. Comme le dit Adorno dans sa correspondance avec Benjamin, le sujet est un instrument de passage (Durchgangsinstrument) dans la plupart de ses manifestations. Il laisse passer et le pénétrer ce qu’il croit posséder et maîtriser en le consommant (ou en participant à sa production). Il est, en ce sens, un moyen de fonctionnement des rapports sociaux entre les choses ou les produits et services immatériels. Autrement dit, les relations sociales entre les hommes sont médiatisées et surdéterminées par des relations entre capitaux au niveau de la production, par les relations entre marchandises au niveau de la circulation et de la distribution, par les relations entre marchandises médiatiques et clients au niveau de la communication. Dans les rapports sociaux globaux, les relations sociales des hommes, leurs rapports interindividuels sont ainsi comme la matérialisation des rapports abstraits supra-humains des capitaux et des marchandises. Cette constatation est importante, parce qu’elle permet de saisir comment la diversité des réactions et des comportements dans la société actuelle peut masquer des automatismes sociaux qui peuvent imposer plus ou moins directement leur logique à des institutions extra-économiques (politiques par exemple). La multiplicité des dispositifs marchands, la variété des biens disponibles peuvent en outre produire une sorte d’uniformisation plurielle des réactions et des conduites limitant le pluralisme réel des « habitus ».

Il ne faut certainement pas en tirer la conclusion que toute opposition au monde du capital et de la marchandise est impossible. On serait au contraire tenté de dire qu’elle est omniprésente, sans cesse renouvelée et multiforme. Beaucoup de familles, de groupes primaires, d’associations tissent et retissent des relations de solidarité négatrices de la compétition marchande et de l’utilitarisme ambiant. Des sociologues comme Jacques Godbout et Alain Caillé ont d’ailleurs montré que le don (donner, recevoir, rendre) pouvait jouer un rôle non négligeable dans certaines relations de sociabilité. Il reste que la contestation n’investit pas vraiment les rapports sociaux globaux et ne permet d’abriter des bombardements marchands que des isolats sociaux et pour des périodes courtes. Les regroupements communautaires dans la société ne donnent pas la possibilité de « délivrer les choses du fardeau de l’utilité » (Benjamin), ni ne donnent aux individus plus de possibilités pour jouer pleinement sur leurs connexions sociales afin d’enrichir leurs échanges (qualitativement) avec les autres et l’objectivité. En d’autres termes, les oppositions actuelles ne peuvent majorer sensiblement les autonomies collectives et individuelles dans l’action, et l’on peut même constater que les activités de contestation sont relativement bien tolérées par les mécanismes de contrôle souples du capitalisme postmoderne. L’intégration systémique (par l’universel marchand) se combine avec plus ou moins de bonheur avec l’intégration sociale (par les normes mises en vigueur au niveau des groupes sociaux). Il arrive sans doute des phases de crise assez globale de la Sittlichkeit, c’est-à-dire des normes de la morale sociale en raison des effets corrupteurs des mécanismes marchands, mais le système arrive à dépasser de telles phases en réajustant au moins partiellement les règles juridiques aux réactions morales diffuses dans de nombreux milieux. Il y a une éthique de la marchandise (est moral ce qui permet la production et la circulation des marchandises et du capital), elle n’est cependant pas exclusive de morales sectorielles qui peuvent lui être complémentaires ou l’aider à s’autoréformer (dans certaines limites).

Il est vrai que, dans les circonstances actuelles, on insiste très souvent sur les effets d’exclusion que produit le système, effets qui diminueraient ses capacités d’intégration et donc ses capacités d’équilibrage. Mais en tirant trop vite ces conclusions, on ne veut pas voir que l’expulsion de certains domaines des activités marchandes-capitalistes (exclusion du travail permanent et de la consommation de haut niveau) n’est pas exclusion de tout rapport social. On sait très bien que les « exclus » sont insérés dans des zones de travail précaire, qu’ils entretiennent des relations avec des institutions d’assistance, qu’ils se donnent des formes de sociabilité dans des bandes (les jeunes) ou dans des groupes de voisinage, et qu’ils peuvent aussi se manifester collectivement par des luttes sur l’école (contre l’échec scolaire) et par la violence. Les exclus ne sont, de toute façon, pas séparés des non-exclus par des barrières infranchissables (il y a des contacts et des échanges en permanence) : ce qui les caractérise essentiellement, c’est qu’ils sont insérés dans un rapport social de relégation ou de mise en réserve où les possibilités d’intégration (à l’État, dans la vie politique, aux biens culturels, etc.), quoique limitées, ne sont pas tout à fait inexistantes. Les défavorisés sont très souvent mis à la portion congrue du point de vue de la consommation, mais cela ne les empêche pas de participer à la fantasmagorie du monde de la marchandise, en le faisant au besoin par des moyens spécifiques, notamment l’économie souterraine de la drogue. La marchandise drogue est en effet aussi bien source d’enrichissement qu’objet consommable procurant jouissance et oubli de situations difficiles : elle ouvre à sa façon les portes d’un monde enchanté.

C’est pourquoi il faut se garder de penser que les contradictions sociales et économiques du capitalisme postmodeme indiquent d’elles-mêmes les voies à suivre pour le dépasser et le remplacer. En réalité il ne peut pas y avoir de transformation de la société sans que les hommes interviennent de façon déterminée sur leur propre agir, sans qu’ils pratiquent autrement leurs relations sociales pour les réformer. Pour parvenir à le faire, il ne suffit pas de faire appel à une prise de conscience critique des acteurs, puisque, comme on l’a vu, l’autonomie de ceux qui agissent et de leur conscience est très limitée, et que les intérêts des uns et des autres ne sont pas indépendants des mécanismes et de la culture du capitalisme postmodeme. Il faut ajouter à cela que les rapports entre « identité du moi » et « identité du nous » (thème de Norbert Elias, Die Gesellschaft der Individuen, 1987) ne sont pas de nature à favoriser des actions véritablement concertées, qui seraient susceptibles de transformer en profondeur des situations données. Les « nous » traditionnels sont atteints par ce que Benjamin appelle la dégradation de la tradition, les « nous » collectifs bureaucratisés ont perdu beaucoup de leur force d’attraction, et les « nous » institutionnels (l’État, par exemple) apparaissent comme ayant peu de capacités d’intégration. Il n’y a plus ainsi de véritable continuité entre des « moi » très marqués par une privatisation restrictive et isolationniste et des « nous » qui deviennent de plus en plus abstraits et distants. Les identités se font précaires, incertaines, ce dont témoignent les raidissements autour d’identités ethniques ou pseudo-ethniques qui semblent avoir un fondement « naturel », à l’abri du flottement des identités individuelles acquises (profession, fonctions exercées, etc.) et des identités sociales (intégration dans des institutions ou des organisations). On affirme son identité nationale ou ethnique contre les « étrangers » avec d’autant plus de hargne et d’entêtement qu’on a du mal à trouver des points de repère stables dans le monde actuel et que l’on doute au fond que la nation (ou la communauté ethnique) puisse être à l’origine de grandes entreprises collectives. L’identité du « moi » comme celles des « nous » ont donc de plus en plus des connotations défensives, et laissent maintenant largement le champ libre aux substituts d’identité fournis par les narrations médiatiques, c’est-à-dire aux projections sur des personnages de fiction.

Paradoxalement, les sociétés actuelles, qui sont des sociétés où la production des connaissances prend peu à peu le pas sur la production matérielle, sont aussi des sociétés qui ne cultivent pas vraiment leurs capacités réflexives » Les connaissances sont surtout des connaissances-marchandises et, lorsqu’elles ne sont pas directement commercialisables, on attend avant tout d’elles qu’elles favorisent par leur propre progression la production de connaissances appliquées. C’est ce qui explique la situation particulièrement inconfortable des sciences sociales. Lorsqu’elles se veulent théoriques et critiques de l’état présent de la société, on les repousse vers les marges du monde intellectuel. Lorsqu’elles veulent être des disciplines empiriques, on cherche à leur faire faire essentiellement de l’expertise sociale. C’est particulièrement vrai de la sociologie qui a connu un très grand développement depuis la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux en raison de l’alliance que beaucoup de ses représentants ont nouée avec l’État-providence. Si l’on suit les très fines analyses de Peter Wagner (Sozialwissenschaften und Staat..., 1990), c’est une alliance discursive entre une partie importante des chercheurs en sociologie et la partie éclairée de la haute bureaucratie qui a permis en effet l’essor d’une sociologie empirique de l’intégration sociale et des dysfonctionnements qui pouvaient l’entraver. La rançon d’une telle alliance (qui a eu aussi des effets sur l’institution universitaire) a été une myopie frappante des enquêtes et des investigations, laissant dans l’ombre des aspects fondamentaux des rapports sociaux. Les pouvoirs publics ne demandaient pas aux sociologues des connaissances multilatérales et approfondies sur une société en pleine évolution, ils étaient demandeurs de savoirs limités sur les pathologies sociales, sur les déséquilibres et malaises sectoriels (grands ensembles, transports, rapports aux institutions, etc.) et, bien entendu, de recettes pour intervenir avec un minimum d’efficacité. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, cette alliance est apparue comme justifiée par les succès de l’État-providence et sa capacité à faire face aux conflits sociaux. Mais depuis la fin des croissances économiques élevées dans les pays occidentaux, elle montre tout ce qu’elle a de boiteux ei de discutable. Le « management social » des pouvoirs en place ne se donne plus pour objectif l’intégration du maximum de couches sociales, mais entend au contraire faire face à des situations d’urgence au moindre coût. L’investigation sociologique tend à devenir par là observation et description du désordre urbain en vue de trouver les moyens de restaurer l’ordre ou un semblant d’ordre.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’on voit depuis quelque temps les sociologues s’élever contre le rapport malsain qui s’est établi entre la sociologie institutionnelle (dans sa grande majorité) et l’État. Dans son livre, La Démission des clercs, Alain Caillé critique ainsi avec beaucoup de vigueur et d’acuité l’unidimensionnalité d’une sociologie qui se lie à l’État et oublie en même temps d’inclure la politique dans ses élaborations. À ses yeux, la sociologie est défaillante, parce qu’elle ne s’occupe pas des normes sociales, de l’organisation des pouvoirs et de l’économisme généralisé d’une société profondément marquée par l’utilitarisme, c’est-à-dire ne s’occupe pas de ce qui devrait être l’essentiel de son champ d’action. On voit bien ce que certains ne manqueront pas d’objecter à Alain Caillé : la sociologie n’a pas à travailler avec des jugements de valeur. Mais cette objection, qui se veut sans doute wébérienne, n’est au fond pas très sérieuse, parce qu’il n’y a pas d’élaboration sociologique qui n’implique au départ des questionnements extra-empiriques avant que l’on puisse passer à la phase d’observation et à la phase de théorisation. Le recours à des procédures rigoureuses, l’épuration du langage employé d’un certain nombre de bruits de fond ne sont qu’un moment du travail sociologique d’ensemble. La sociologie ne travaille pas sur du matériel immuable et à partir d’objets définis une fois pour toutes, elle est toujours en train d’interpréter ce qu’elle fait, de réinterpréter l’historicité des assertions qu’elle avance (cf. à ce propos Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, 1991). Elle doit être une discipline de la déstabilisation des images et des schémas d’interprétation de la réalité sociale dominants à un moment donné, c’est-à-dire de déstabilisation de tout ce qui tend à « ontologiser » le social. De ce point de vue, la sociologie historique de Max Weber reste exemplaire dans la mesure où elle a su maintenir ses distances avec les institutions et l’état de choses existant. Elle a encore beaucoup à nous dire.

Depuis la chute du « socialisme réel », les pays occidentaux sont paradoxalement en train de vivre le déclin de leurs systèmes politiques. La démocratie parlementaire, indépassable selon certains, devient de plus en plus une caricature d’elle-même. Les États nationaux échappent en effet difficilement aux conséquences dévastatrices de la mondialisation et doivent, le plus souvent, subordonner leurs politiques internes à des stratégies économiques et financières venues d’ailleurs (firmes multinationales, marchés financiers, etc.). Leurs marges de manœuvre se réduisent rapidement et, bon gré mal gré, on les voit rogner sur la protection sociale et les différentes formes du salaire indirect pour réduire les coûts du travail. Il leur faut en même temps combattre sans discontinuer leurs déficits budgétaires et s’opposer à toute forme d’inflation pour conserver la confiance des investisseurs. Dans la mesure où ils se soumettent à des règles du jeu qui leur ont été imposées graduellement et insidieusement, ils ont en fait les mains liées. C’est ce que reflètent les partis qui occupent le pouvoir et dominent la scène politique. Ils lancent des appels au « réalisme », à l’acceptation des maux nécessaires (travail flexible, chômage) pour acquérir de la compétitivité dans une guerre économique universelle. Les partis d’opposition, pour leur part, dénoncent les capitulations des gouvernants devant la dictature des marchés, mais sont fort embarrassés pour proposer d’autres orientations, trop ancrés qu’ils sont dans les réflexes et la nostalgie de la période de l’État-providence.

La politique semble tourner en rond. En réalité, elle subit un lent processus d’érosion ou de délitement qui lui enlève peu à peu un certain nombre de ses caractéristiques essentielles : échange de jugements et d’opinions sur les affaires publiques, articulation et circulation des pouvoirs dans la société à partir de confrontations entre les groupes sociaux, élaboration d’orientations générales fondant les politiques publiques, etc. Elle ne joue plus qu’imparfaitement son rôle de ciment social, de rassemblement des identités. Cela revient à dire qu’autour de l’État et des institutions étatiques il n’y a plus cette intense production symbolique qui vivifiait la représentation politique. La représentation étatique de l’État par lui-même devient monocorde, répétitive. En même temps les représentations des partis perdent de leur force d’attraction pour les groupes dominés de la société. C’est apparemment le triomphe de l’« économisme » : l’État fait la politique des marchés, en compensant les dégâts qu’ils causent par de l’assistance sociale et des discours sécuritaires. Le renversement des fins et des moyens analysé par Max Weber franchit aussi une nouvelle étape, puisque l’État et les institutions étatiques deviennent essentiellement des moyens pour les politiques et les stratégies du capital mondialisé. Mais à force d’absorber le social et le politique, l’économique involontairement invite à revenir à cette thématique wébérienne : le capitalisme est un ensemble de significations culturelles qui supportent des rapports sociaux et des activités spécifiques, il n’est pas une seconde nature. En d’autres termes, si la démocratie dépérit aujourd’hui, c’est parce que la politique est sous la dominance du capital, c’est parce qu’elle est prisonnière de formes de domination et de circulation des pouvoirs qui sont en affinité avec les mouvements de la valorisation de la forme valeur des échanges humains.
La démocratie reste décidément à redécouvrir et cela dans une constellation culturelle et sociale renouvelée.

Il reste que l’ avenir apparaît singulièrement obscurci par les séquelles du « socialisme réel » et du communisme historique. Tout se passe, aux yeux de beaucoup, comme si toute tentative de dépassement de la société actuelle, c’est-à-dire de la société capitaliste - apparaissait suspecte et lourde des dangers du totalitarisme. On veut bien, à la rigueur, concéder qu’une autre société est logiquement possible, mais pour ajouter tout de suite que la nostalgie totalitaire de l’un, de la société transparente qui ne connaît plus de conflits est toujours à l’affût. Il ne faut donc pas jouer avec le feu et faire comme si le spectre du totalitarisme était à jamais conjuré. L’utopie qui continue à hanter bien des esprits dans le contexte difficile de la mondialisation ne demanderait au fond qu’à renaître au détriment d’orientations vers des réformes patientes et modestes.

Cette position a été illustrée récemment par deux livres consacrés au communisme, Le Passé d’une illusion [3] de François Furet et Le Livre noir du communisme [4] dirigé par Stéphane Courtois. Si l’on en croit le premier, l’utopie communiste trouve largement son origine dans une haine irraisonnée de la bourgeoisie, haine qui s’est transformée en passion destructrice et en recherche irrationnelle d’un ordre totalement nouveau. Le communisme rejoint en cela le nazisme qui, sans précautions superflues, a toujours déclaré qu’il y avait des ennemis à mettre hors d’état de nuire, voire à détruire. François Furet n’entend, certes, pas nier qu’il y ait des différences notables entre les idéologies nazie et communiste, l’exaltation de la race et un racisme meurtrier d’un côté, la recherche d’une société sans classes de l’autre côté, mais il se dit convaincu que la haine de race et la haine de classe, en justifiant les massacres et les génocides, produisent des effets meurtriers tout à fait comparables. Le Livre noir du communisme, quant à lui, cherche à compléta- cette démonstration en montrant que les crimes du bolchevisme sont bien antérieurs à la période stalinienne. Dès 1918, quelques semaines après la prise du pouvoir, la Tchéka procède à l’élimination physique de suspects et d’opposants décrétés « ennemis du peuple » et commence à créer l’archipel du Goulag. Il est par conséquent impossible d’innocenter le communisme des débuts pour réserver l’opprobre au stalinisme triomphant. La terreur communiste utilisée comme instrument politique pour accoucher une nouvelle société est, comme la terreur nazie, une perversion politique, une négation du droit de l’homme le plus élémentaire, le droit de vivre.

Il y a une sorte d’équivalence entre les deux totalitarismes et il ne peut être question d’affecter l’un d’un signe moins négatif que l’autre. Chacun à sa façon, ils font partie des tendances destructrices qui naissent des projets de refonte totale de la société. Stéphane Courtois le dit avec quelque ingénuité dans Le Livre noir du communisme (p. 31), il faut faire son deuil de l’idée de révolution. Involontairement, il fait ainsi toucher du doigt tout ce que cette entreprise qui se veut de démystification a de trompeur. L’analyse des crimes du communisme historique, la comparaison avec les crimes du nazisme servent purement et simplement à interdire de penser le changement social de façon critique (un changement qui ne serait pas seulement l’aménagement de l’existant). Dans l’affaire, la complexité du social et du politique disparaît et doit céder la place à une sorte d’explication monocausale réductrice. C’est l’idée de révolution, l’utopie révolutionnaire qui fournissent les explications des tragédies du vingtième siècle, ainsi renvoyées au rôle négatif des idéologies dans les conflits des sociétés, notamment dans les conflits politiques. fl y a d’un côté le mal et de l’autre un bien qui ne se découvre comme tel que tardivement et de façon précaire, une sorte d’affrontement entre un mal absolu et un bien d’autant plus précieux qu’il est fragile.

Est-il besoin de le dire, cette construction dichotomique est à mille lieues d’une réflexion socio-historique sérieuse. Elle n’a en particulier rien retenu de la grande leçon wébérienne selon laquelle on ne peut comprendre l’efficacité des idées qu’en les replaçant dans leur « cosmos » symbolique, leur horizon culturel et dans le contexte des structures d’action (politique, socio-économique) auxquelles elles s’appliquent. Si l’on se tourne vers la Révolution d’octobre 1917, l’idée de révolution n’apparaît pas seulement comme une élaboration intellectuelle, elle se manifeste également sous la forme de multiples idées présentes dans des couches très nombreuses en raison de la crise des rapports sociaux et politiques dans la Russie tsariste. La violence elle-même vient largement d’en bas et prend pour cible les propriétaires fonciers, les officiers, et tous ceux que l’on prend pour des spéculateurs et des affameurs. C’est dans ce contexte que les bolcheviks développent leur mythologie de la violence révolutionnaire et en deviennent prisonniers. La violence d’en haut est censée canaliser la violence d’en bas et s’y substituer peu à peu pour assurer la survie d’un pouvoir garant d’un avenir meilleur. Subrepticement, le pouvoir de coercition, de vie et de mort se voit paré de toutes les vertus révolutionnaires et devient l’instrument privilégié de la transformation sociale. À ce niveau, se dévoilent toutes les limites de la culture politique du bolchevisme qui pense les problèmes de pouvoir sous l’angle quasi exclusif des rapports de force. Si l’on reprend les termes de la philosophie politique classique, on peut avancer que pour les bolcheviks le pouvoir est « potestas » et non pas « potentia » (c’est-à-dire pouvoir de mobilisation collective et agir en commun).

Dans un climat de guerre civile qui a commencé avant même février 1917, la politique comme débat, comme échanges entre groupes sociaux sur les buts à poursuivre dépérit, et cela d’autant plus vite que les bolcheviks se font sans cesse de nouveaux ennemis en exigeant un sout^ inconchtionndi de leurs orientations. La relation entre le pouvoir et ceux qu’il gouverne et administre n’est dès lors plus qu’une relation d’injonction et de commandement qui fait disparaître les rapports de représentation et les pouvoirs relativement autonomes existant en bas. Au lieu de se prêter à un jeu souple de « potestas » et de « potentia », le pouvoir d’État se fait unidimensionnel, omniprésent et inquisiteur au point qu’on peut parler d’une étatisation rampante des rapports sociaux. Il se transforme de fait en système de domination tentaculaire qui devient à lui-même sa propre fin et sa propre raison, confortant ainsi la thèse wébérienne du renversement des rapports entre fins et moyens dans la modernité dominée par le capitalisme. Le nouveau pouvoir, porté par tant d’espoirs (dans l’armée, les usines et les campagnes) qui devait être un instrument pour combattre la contre-révolution, devient lui-même une forme de la contre-révolution... Les masses ouvrières et paysannes qui ont fait la révolution de février et porté les bolcheviks au pouvoir en octobre sont effectivement dépouillées systématiquement de leurs moyens d’expression et d’action, et même soumises à une tutelle particulièrement répressive.

De façon significative, on observe que, tout au long de cette évolution contre-révolutionnaire qui culminera dans le stalinisme, des oppositions communistes se forment pour exiger des changements d’orientation et un retour aux valeurs originelles du mouvement ouvrier, il ne faut sans doute pas surestimer le caractère opératoire de ces valeurs de référence, très souvent abstraites (démocratie la plus large, égalité sociale, autonomie d’organisation, etc.), mais il est indéniable qu’elles contrastent singulièrement avec les valeurs qui se mettent peu à peu en place à partir du communisme de guerre (respect de la hiérarchie sociale, culte de la discipline, affirmation et défense de privilèges, substitution de l’autocritique et de l’autoflagellation à la libre discussion, productivisme, etc.). Les valeurs originelles s’opposent également assez clairement aux techniques de bio-politique, c’est-à-dire de contrôle des populations, mises au point graduellement par le pouvoir bolchevique et plus massivement par le pouvoir stalinien, lorsqu’il fait du « goulag » un moyen essentiel pour s’emparer des esprits et des corps, il y a l’avers, c’est-à-dire la pseudo-politique des triomphes dans la construction du socialisme et de l’unité sans faille derrière le parti, et il y a le revers, le système concentrationnaire et l’espionnage permanent pour réaffirmer sans cesse le pouvoir d’État et sa prééminence sur toutes les sphères de la vie sociale.
Les rapports propres à cette société issue du communisme de guerre sont apparemment en très forte rupture avec les rapports sociaux capitalistes si l’on prend en considération les rapports de propriété, les rapports juridiques, les rapports de production ainsi que les rapports de communication. Mais comme l’a très bien vu Max Weber, cette rupture ressortit, très souvent, de l’exacerbation et du redoublement. Pour ne prendre qu’un nombre limité d’exemples, on peut faire référence à l’hyperbureaucratisation, aux rapports de travail (adaptation autoritaire au taylorisme, à l’organisation scientifique du travail), aux inégalités de revenu. La planification, elle-même, si contraire aux mécanismes de marché, déroge pourtant beaucoup moins qu’on ne le croit aux modalités de fonctionnement du capitalisme. En effet elle ne règle pas seulement des flux économiques, elle organise surtout ce que Marx appelle la subsomption réelle des travailleurs, c’est-à-dire leur soumission à la reproduction des rapports sociaux de production par la médiation de leur mise à disposition des équipements productifs. Toutes proportions gardées, il y a là quelque chose de comparable à la subsomption réelle sous le commandement du capital par l’intermédiaire des mouvements et des renouvellements de la technologie ainsi que par l’intermédiaire de la dynamique des marchés. Dans les deux cas, les travailleurs sont mis hors d’état de jouer sur leur socialité et sur leurs échanges intellectuels pour influer sur les rapports de production.

Face à ses adversaires capitalistes, le régime soviétique a toutefois des handicaps très sérieux dont le plus important réside dans l’impuissance des groupes sociaux et des individus devant l’ubiquité des dispositifs de contrôle et de répression. L’État- parti, qui place ses relations avec ses administrés sous le signe de la méfiance, tue un peu partout l’esprit d’initiative (à l’exception de celui qui se manifeste dans les rivalités inter-bureaucratiques) et suscite par contrecoup une irresponsabilité générale. Les classes et les groupes sociaux qui ne peuvent s’organiser de façon autonome et s’exprimer à travers des processus de représentation sont amorphes et atones. Cela ne les empêche pas totalement de se manifester : ils peuvent avoir recours à différentes formes de résistance passive, de désertion, voire de sabotage pour faire connaître leur opposition. Mais ils ne peuvent établir entre eux des rapports de stimulation, de concurrence dynamique. L’État doit donc se faire le grand mobilisateur en faisant appel, au-delà des méthodes coercitives, à des campagnes idéologiques vite ritualisées, à des concours entre brigades « socialistes » ou « communistes » du travail, etc. Tout cela a plus ou moins bien fonctionné tant que le régime soviétique a pu persuader une partie importante de la société que ses méthodes d’industrialisation, quoique brutales, étaient efficaces et qu’elles pourraient conduire dans un avenir rapproché à un relatif bien-être et à une diminution des contraintes sociales. Mais, dès que les performances du régime sont apparues décevantes par rapport au dynamisme des sociétés capitalistes, ses capacités mobilisatrices ont très vite décru. L’URSS est entrée dans ce que Gorbatchev a appelé les années de stagnation pour imploser ensuite et se réorienter, dans d’énormes difficultés, vers le capitalisme.

Cet examen, même rapide, montre que le régime soviétique est loin d’un totalitarisme parfaitement réglé et sûr de ses assises. Il ne serait même pas exagéré de dire que ses pratiques criminelles renvoient à une instabilité fondamentale et à son incapacité à s’appuyer sur des mécanismes spontanés de contrôle social. Il en va différemment avec le régime nazi pour la bonne raison qu’il n’est pas vraiment en rupture avec les rapports capitalistes auxquels il se superpose. Il rompt avec toute légalité, mais il y parvient en utilisant les institutions et la légalité elle- même. Après la prise de pouvoir, la répression qui s’abat sur les partis de gauche et les syndicats est non négligeable (les premiers camps de concentration apparaissent dès 1933), elle n’atteint jamais - pour la population allemande - les sommets de la répression communiste contre les « ennemis du peuple » au lendemain de la révolution d’Octobre. Le régime nazi ne remplace pas la politique par la guerre civile ouverte ou rampante, mais par la mise en scène, par une représentation grandiloquente, esthétisante et apocalyptique des affrontements de la race allemande avec ses ennemis, c’est-à-dire essentiellement avec les juifs et leurs complices supposés. La lutte pour la purification de la race est une lutte contre un mal absolu, donc une lutte à mort qui justifie toutes les extrémités ainsi qu’une mobilisation permanente et inconditionnelle. Il ne saurait y avoir de normalité dans cette lutte qui dépasse les frontières nationales et ne peut trouver sa conclusion que dans un succès complet ou dans un échec total. Le nazisme en conséquence repousse toute statique des rapports de force et ne veut pas reculer devant les entreprises les plus aventurées. Le monde se trouve déréalisé et l’existence humaine perd beaucoup de son poids par rapport au fantasme, au rêve et aux pulsions de mort.

Il y a donc bien une singularité de chacun des deux grands totalitarismes du vingtième siècle. Ils n’ont pas les mêmes lois de fonctionnement et c’est abusivement qu’on essaye de les faire entrer dans un même appareil conceptuel ou qu’on tente de leur assigner les mêmes analyses. Pour autant ils posent tous les deux, de façon lancinante, la même question : comment leur commun mépris de la vie a-t-il été possible ? Le renvoi aux idéologies ne peut suffire, car il faudrait aussi expliquer comment de telles idéologies ont pu naître et se développer. Ce qu’il faut se demander, c’est où se situe le terreau nourricier de ce refus de l’altérité et de cette recherche de la mort de l’autre. Hannah Arendt, en parlant de la banalité du mal, a déjà en partie donné la réponse : les bourreaux sont des hommes ordinaires qui vaquent à leur travail de destruction comme ils vaqueraient à des occupations ordinaires. S’ils peuvent faire ainsi, c’est parce que les rapports sociaux capitalistes désocialisent autant qu’ils socialisent. Les activités sociales essentielles - le travail - sont décidées par-dessus la tête des individus par des agencements et des dispositifs sociaux hors de leur portée. Leur échanges (matériels et symboliques) qui passent surtout par le marché et la concurrence créent plus de distance et d’hostilité que de proximité. La violence est constamment présente, que ce soit la violence « objective » des rapports économiques, que ce soit celle des appareils de domination, que ce soit celle des relations quotidiennes asymétriques entre des individus inégaux dans la disposition des moyens de l’agir. Les uns imposent leur volonté aux autres dans les joutes sans fin de la valorisation sous l’égide des mouvements du capital. On peut, il est vrai, faire remarquer qu’il existe des ordres juridiques qui délimitent et régularisent l’usage de la violence publique et sanctionnent les débordements de la violence privée Il ne faut toutefois pas oublier que le droit est lui-même une réalité aporétique : il prétend régler les relations entre des sujets individus qui sont à eux-mêmes leur propre fin, alors qu’ils sont les moyens les uns des autres dans une grande partie de leurs activités, et surtout les moyens de puissances anonymes (essentiellement du capital [5]). Le droit par suite ne peut manquer de véhiculer des contraintes qu’il doit faire semblant d’ignorer, par exemple en faisant du contrat de travail un rapport entre parties égales alors qu’il est mise à disposition de la force de travail comme d’un moyen du capital.

Cette violence ordinaire, bien qu’elle soit porteuse d’indifférence pour les autres, et simultanément d’agressivité dans les rapports humains, n’est pas incompatible avec ce que l’on appelle des rapports civilisés (du moins si l’on fait abstraction des relations de guerre entre les nations). Il y a en effet des normes et des codes de comportement qui permettent de rendre les rapports interindividuels supportables en refoulant ou en canalisant l’agressivité prête à s’exprimer dans la vie quotidienne. Mais dès que des équilibres sociaux souvent précaires et fragiles sont mis en question (par exemple, coïncidence de crises économiques et politiques), la barbarie peut surgir et se déchaîner. Les groupes sociaux et les individus, qui sont bousculés dans leurs routines et dans leurs accommodements ambivalents avec le monde et la société, cherchent sinon des issues, du moins des exutoires aux crises existentielles dans lesquelles ils sont plongés. Dans des conjonctures où les points de repère habituels s’estompent ou disparaissent, on écoute volontiers ceux qui désignent les victimes expiatoires, prétendument responsables des maux du présent. On a ainsi l’occasion de décharger ses sentiments de frustration et de haine sur un groupe social délibérément transformé en figure du mal sans avoir pour autant à combattre sur le terrain concret des rapports sociaux. Cette tendance à la dérive vers les mythologies politiques est d’autant plus profonde que les rapports sociaux, dominés par des agencements et des automatismes qui leur sont extérieurs, sont opaques. Dans les crises à caractéristiques révolutionnaires, tous les rapports de pouvoir dans la société sont plus ou moins ébranlés, mais seuls sont vraiment visibles, dans la fausse transparence de rapports de force, les pouvoirs et institutions politiques en voie de délitement. Les problèmes semblent pouvoir être réduits à des problèmes d’hégémonie politique, à la limite de destruction de l’appareil d’État sans que soit posée la question de ce qui fait la relative impuissance de la politique par rapport au social et à l’économique et entraîne son incapacité à agir en instrument de travail sur les rapports sociaux. C’est dire qu’il ne suffit pas d’avoir la volonté de changer la société pour intervenir de façon pertinente. L’intention révolutionnaire doit être capable de se critiquer elle-même pour allier son sort à celui de l’extension et de l’approfondissement de la démocratie.


Source : exemplaire personnel





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aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme , 1992, Flammarion, p. 245.

[2Se faire force de travail compétente et performante.

[3François Furet, Le Passé d’une illusion - Essai sur l’idée communiste du XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.

[4Le Livre noir du communisme, crimes, terreur et répression, S. Courtois, N. Werth, J.-L. Panné et al., Robert Laffont, 1997.

[5On pourrait objecter que la Russie tsariste n’était pas un pays capitaliste développé lors des révolutions de février et d’octobre 1917. Il ne faut toutefois pas oublier que si les rapports agraires restaient largement archaïques, la Russie urbaine était déjà largement capitaliste. On peut aussi ajouter que les techniques de biopolitique, ont une diffusion planétaire.