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Préface

Antoine Artous, Marx, l’Etat et la politique

Syllepse, p. 5-14, janvier 1999




Il est devenu banal de dire que Marx n’a pas laissé de théorie achevée de l’Etat et de la politique. Les problèmes commencent, lorsqu’il s’agit de tirer les conclusions de cette constatation. On peut affirmer comme l’a fait une certaine tradition marxiste, que la théorie de Marx sur l’Etat n’est pas complètement élaborée, mais qu’au fond elle l’est presque et qu’il suffit de la compléter et de la prolonger pour la constituer vraiment. Est-il besoin de le dire ? Cette attitude est une porte ouverte à l’arbitraire et au dogmatisme. On se croit facilement, trop facilement, en possession de la vraie doctrine de Marx, parce qu’on s’attribue d’emblée le mérite de l’avoir mieux comprise que les autres. On peut à l’inverse décider que les prises de position de Marx en ce domaine sont d’un intérêt fort limité, marquées qu’elles seraient par la sous-estimation de l’Etat (de ses aspects non bureaucratiques) et un véritable nihilisme en politique (l’économisme supposé de Marx).

Antoine Artous procède tout à fait autrement. Il veut faire parler les textes de Marx, leur faire dire plus qu’ils n’ont dit jusqu’à présent. Il ne veut ni faire de l’exégèse, ni classer ou étiqueter des écrits disparates pour leur donner une fausse homogénéité. Ce qui l’intéresse, c’est de restituer dans leurs interrogations et leurs tâtonnements des textes trop lissés par des pratiques canoniques de lecture. Il veut cerner des problématiques, adoptées plus ou moins hâtivement, dans leurs points forts et leurs points faibles pour faire avancer la réflexion d’aujourd’hui. La tâche ainsi fixée n’est pas simple, elle exige une très grande attention critique, un déchiffrement scrupuleux et minutieux des œuvres de Marx sans rien laisser dans l’ombre, sans privilégier à l’avance telle ou telle période d’activité théorique. Au-delà de la dispersion des textes et de la diversité de leurs prétextes, il ne faut en effet pas perdre de vue le mouvement qui les traverse et leur donne des lignes de force.

Comme on le sait, la thématique de la critique de l’économie politique est présente dans la majeure partie de l’œuvre de Marx. Antoine Artous, qui la prend très au sérieux, montre très bien qu’elle sort de tout cadre étroitement « économiste » pour investir l’essentiel des activités humaines. Pour lui, c’est un contresens fondamental de parler de « détermination en dernière instance par l’économie » car c’est oublier que Marx avait pour préoccupation essentielle critiquer l’autonomisation des pratiques économiques par rapport aux autres activités sociales. Il ne présupposait pas que les activités matérielles de production et de reproduction de la vie conditionnaient, de toute éternité, les autres activités humaines. Il essayait au contraire d’élucider dans quelles circonstances un type de rapport social historiquement situé pouvait donner aux activités économiques la préséance sur les autres activités. Pour Marx, ce qui était premier, ce n’était donc pas le rapport économique, mais bien la façon dont les hommes produisaient et organisaient leurs rapports sociaux. Ne disait-il pas que la production capitaliste était avant tout une production de plus value et seulement secondairement une production d’objets et de services ?

Autrement dit, Marx entendait faire, grâce à la critique de l’économie politique, l’analyse de la différenciation, de l’articulation et de la combinaison des activités humaines dans la société capitaliste. Et contrairement à l’économie politique classique qui considérait comme naturelles les divisions et les diversifications des sphères d’activité, il y voyait, lui, malice. Plus précisément il y décelait les effets d’une machinerie sociale captant et cloisonnant les activités, qu’elles soient sociales ou individuelles au profit – directement ou indirectement – de la valorisation. L’activité économique, c’est-à-dire le procès de la valeur qui s’autovalorise par-dessus la tête des hommes, pondérait selon lui les activités non-économiques, déterminant leurs champs d’intervention et leurs limites de variation en leur attribuant des places relativement précises dans le champ général des pratiques. En aucun cas, il n’affirmait que l’économie pouvait expliquer les autres activités, ce qu’il cherchait à mettre en évidence c’est que toutes les activités non-économiques devaient tenir compte de la préséance de l’économique (même en s’opposant à lui dans une certaine mesure).

Antoine Artous saisit très bien que la politique ne peut échapper à cette omniprésence massive de l’économie de la valorisation et, ce qui fait toute la nouveauté et le prix de son travail, il s’efforce de mettre en lumière toutes les tentatives de Marx pour penser cette réalité. Il ne cache ni les réussites, ni les échecs de la réflexion marxienne tant dans les écrits politiques (brochures, pamphlets, articles de journaux) que dans les œuvres théoriques. Le mérite de Marx, selon lui, et il n’est pas mince, est de ne pas se contenter de quelques formules simples, voire simplistes pour parler de l’État et de la politique. Contrairement à une légende tenace, l’auteur du Capital ne fait pas de l’État une émanation directe de la classe dominante, c’est-à-dire une sorte de sujet bourgeois collectif, capable d’actions pleinement conscientes. Il y discerne plutôt un ensemble d’institutions et de formes sociales dont l’unité et les modalités d’intervention ne sont jamais données une fois pour toutes. Il y a, bien sûr, les réalités régaliennes de l’Etat (l’armée, la police entre autres), particulièrement celles qui correspondent à des phénomènes de monopolisation des moyens de la violence. Mais ce n’est pas le tout de l’Etat, loin de là, et surtout il faut bien voir que les activités régaliennes ne sont pas autosuffisantes. Elles n’ont de sens et de portée qu’en s’articulant à d’autres activités sociales, notamment les activités juridiques, politiques et culturelles (ou symboliques). Le recours à la coercition n’est pas pur emploi de la force, il se doit de produire des effets symboliques pertinents de confirmation, et de réaffirmation des relations et des hiérarchies sociales sans bousculer de façon arbitraire les couches dominées.

De ce point de vue, la relation de l’étatique au juridique est capitale. L’État s’adresse à des sujets de droits auxquels il doit garantir qu’ils pourront exercer ces droits avec un minimum de sécurité et de tranquillité. La paix civile que doit assurer l’Etat, ce n’est pas seulement empêcher des affrontements destructeurs entre groupes sociaux opposés, c’est aussi permettre des pratiques inégales de disposition et de possession de biens et d’activités dans un cadre formel d’échanges équivalents. L’État sanctionne l’égalité juridique des titulaires de droits pour que soient mises en œuvre des relations dissymétriques entre ceux qui, comme représentants du Capital, captent les activités des autres et ceux qui, d’autre part, doivent se conditionner comme prestataires de force de travail et accepter que la majeure partie de leurs capacités d’agir leur échappe. Le droit de la contractation, placé sous la protection des tribunaux et de l’Etat, se doit de traiter comme des échanges de même nature les contrats de vente et d’achat et les contrats de travail, c’est-à-dire mettre sous le signe de l’homogène ce qui est hétérogène. L’État comme État de droit est donc une sorte de paradoxe en action, il égalise les différences pour les reproduire immédiatement comme les résultats inévitables de la compétition universelle. Il ne fait pas que sanctionner des inégalités de revenus et de moyens, il verrouille aussi des relations de domination-subordination qui exercent une violence sourde et récurrente sur la majeure partie des individus et des groupes sociaux. La violence étatique organisée, posée comme proscription de la violence dans les rapports sociaux se rend en fait complice d’une violence juridique dont le droit, malgré ses prétentions universalistes, n’arrive pas à se débarrasser. Comme l’a très bien vu Walter Benjamin dans son court texte « Sur la critique de la violence », la création du Droit se présente comme dépassement de la violence, mais son maintien et sa conservation dans les pratiques juridiques impliquent une systématisation de la violence répressive sur une grande partie de la société (l’inégalité devant la dé¬linquance et la criminalité).

En principe, la politique se situe au-dessus de ce monde des institutions et de la violence instituée. Elle est même censée être la capacité instituante de la société, c’est-à-dire sa capacité à travailler sur les rapports sociaux et de mettre en mouvement des structures apparemment figées. Marx ne récuse pas en totalité discours théorique sur la politique et sa dynamique transformatrice du social. Il montre en particulier que les conflits politiques portés par la lutte des classes peuvent produire du nouveau dans le domaine institutionnel (que l’on songe à la législation du travail analysée dans Le Capital). Mais en même temps il s’efforce de mettre en lumière tous les obstacles qui s’opposent à ce que l’instituant l’emporte sur l’institué, qu’il s’agisse de la gestion bureaucratique des affaires publiques, qu’il s’agisse de la prédominance des intérêts économiques au détriment de la recherche d’autres rapports sociaux dans les débats politiques. Pour Marx, la politique, dans le cadre capitaliste, se heurte sans cesse à des interdits : ne pas mettre en danger l’accumulation du capital, ne pas mettre en question les équilibres étatiques, ne pas s’attaquer aux rapports de pouvoir à l’intérieur des rapports sociaux, notamment de l’économie, etc. C’est cela qui est à l’origine de la relative impuissance des régimes démocratiques et du caractère largement rhétorique de leurs proclamations sur le bien commun et l’intérêt général. Les équipes politiques qui se haussent au sommet de l’Etat découvrent très vite qu’elles doivent assumer la raison d’État, c’est-à-dire les raisons d’agir et les modalités d’action des institutions étatiques. Elles ont sans doute quelques marges de manœuvre, parce que l’État garde ses distances par rapport à l’économie en ne s’identifiant directement ni à l’accumulation du capital, ni à la concurrence des multiples capitaux. On le constate, l’Etat est souvent appelé à mettre de l’ordre dans l’économie, à définir des règles de fonctionnement des marchés, à organiser des services publics, à intervenir en faveur des couches défavorisées. Mais rien de tout cela ne doit mettre en danger les relations de correspondance et de connivence qui existent entre étatique, juridique et économique.

On peut se demander alors comment il se fait que la politique arrive à conserver une si frte emprise sur les esprits – malgré les déceptions accumulées – dans les pays à régime démocratique ? La réponse de Marx, très bien restituée par Antoine Artous, est que les mécanismes de la citoyenneté et de la représentation politique relient et attachent les acteurs du jeu politique à l’ordre social et étatique auquel ils sont soumis. La citoyenneté en tant que pratique se présente comme un dépassement de l’individualité isolée par une immersion dans les affaires de tous et dans la sphère publique. Mais cela n’empêche pas, en même temps, les citoyens d’être insérés dans des groupes sociaux en compétition économique les uns avec les autres, et le procès de transmutation des intérêts privés en intérêt général par la représentation signifie en général lutter pour obtenir la reconnaissance des intérêts du groupe auquel on appartient par l’État. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir des intérêts spécifiques au rang d’intérêts intégrables à un intérêt général qui est la préservation par l’État des éléments fondamentaux d’équilibre de la société. D’une certaine façon le mouvement ouvrier, que ce soit sous sa forme réformiste ou sa forme révolutionnaire, a bien essayé de sortir de ce mode de fonctionnement fermé sur lui-même en préconisant un autre type de société et des actions de type extra-parlementaire. Toutefois, comme le montre excellemment Antoine Artous, il n’est jamais arrivé à cerner les conditions d’un véritable dépassement de l’État, soit qu’il ait recherché simplement un aménagement de là représentation politique, soit qu’il ait mythifié une démocratie directe idéale. L’État, en réalité, n’a pas été déchiffré dans toute sa complexité et, au fond, s’est trouvé sous-estimé par ceux là mêmes qui prétendaient ne pas en être prisonniers.

La conséquence de cette panne d’élaboration et de réflexion a été particulièrement redoutable : le mouvement ouvrier ne s’est jamais révélé capable de formuler des orientations adéquates par rapport à la politique et à l’Etat, qu’il s’agisse de la conquête et de l’exercice du pouvoir, qu’il s’agisse de la mise au point des modalités nouvelles de l’action politique, qu’il s’agisse des méthodes de mobilisation. Jusqu’à l’époque présente il est resté, malgré des rhétoriques souvent très radicales, dans le sillage des politiques étatistes, et bien sûr dans le sillage de leur économisme. Ce sont des partis d’origine ouvrière qui ont porté à leur plus haut degré de perfection les grands partis bureaucratisés de masse, ce sont eux, également, qui ont poussé au développement d’un État-providence d’assistance (ou État social). Involontairement ils ont favorisé le paternalisme des organismes étatiques et la mise sous tutelle d’une grande partie des masses salariées. Le mouvement ouvrier dans ses différentes composantes a ainsi contribué à la reproduction de l’ordre social en refusant de voir d’un œil critique son propre rôle. Il se donnait à lui-même bonne conscience en transfigurant sa propre réalité dans des discours prétendant laisser le présent derrière eux au nom de visions futuristes. Parler d’un avenir autre a souvent permis d’agir dans les limites fixées par l’économique et l’étatique propres à la société actuelle sans avoir l’impression d’être complice du vieux monde.

C’est cela qui ne peut plus tenir aujourd’hui. Il devient désormais de plus en plus difficile, voire impossible de croire que l’on peut transformer la société en restant dans l’ombre tutélaire de l’État ainsi qu’en conservant l’essentiel du rapport salarial, c’est-à-dire la subordination de la majeure partie des activités humaines à des machineries sociales incontrôlées. On ne créera pas de nouveaux rapports sociaux avec des États qui s’adaptent à la flexibilisation du travail voulue par les entreprises post-fordistes et qui cèdent aux pressions des marchés internationaux. Ce qu’il faut mettre à l’ordre du jour, c’est l’invention de nouvelles pratiques politiques qui fassent passer la plus grande partie des exploités et des opprimés de l’hétéronomie à l’autonomie, c’est-à-dire les délivrent peu à peu des rapports de domination. Il ne faut naturellement pas sous-estimé la dilticulté de la tâche en raison des ruptures qu’il faut opérer avec des habitudes invétérées. Il ne suffit certainement pas de dénoncer la corruption et le rôle de l’argent, ni non plus d’appeler à des pratiques de solidarité pour renouveler la politique, cela a déjà été fait depuis longtemps. Comme le montre bien Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon, il faut s’approprier un nouveau langage politique en sachant qu’on risque en permanence de retomber dans l’ancien. La question n’est pas de « parler vrai » ou de « parler mieux », mais d’abandonner un langage qui veut faire passer tous les problèmes par le prisne étatique et par les canaux de la « grande politique » pour reprendre un terme de Nietzsche, de l’abandonner pour forger un langage qui déconstruise la politique des sommets à la lumière de ce qui se passe dans le quotidien des rapports sociaux. La « grande politique » doit être critiquée en ce qu’elle occulte le jeu des pouvoirs à la base des rapports sociaux, le jeu des pouvoirs dans les rapports économiques, dans les rapports de sexe, dans les rapports de communication et dans les rapports symboliques.

C’est dire qu’il faut se garder de se laisser prendre à la fiction d’une coupure entre Etat et société civile. Il y a, certes, des distinctions à faire entre les différents niveaux de structuration des rapports sociaux, mais cela n’autorise pas à faire du politico-étatique une sphère à part. Ce dernier est présent dans toutes les relations sociales, y compris celles qu’on pourrait qualifier de triviales (emprunter les transports publics, aller à l’école, acheter un logement, etc.). Il ga¬rantit et sanctionne quantité de biens sociaux et d’activités, il réglemente l’accès aux biens et services publics, et classifie ou évalue les places que l’on occu¬pe dans la concurrence et les mouvements de la valorisation. Il ne fait pas que garantir l’ordre économico-social, il intervient pour que celui-ci se reproduise de façon dynamique. Il est en relation d’échanges ininterrompus avec des domaines qu’on a l’habitude de considérer comme extra-politiques. Il est potentiellement partout, mais se rend lui-même partiellement invisible en braquant les projecteurs sur la façon dont il met en scène la représentation politique des représentés et sa propre représentation (le charisme des hommes d’État, leur surélévation par rapport au commun des mortels). C’est tout cela que le nouveau langage politique, sans cesse en train de se critiquer comme le demande Marx, doit démonter. Il se doit de dire ce qui n’a pas été dit jusqu’à présent pour faire voir des rapports de soumission et de dépendance qui se donnent pour des rapports « naturels » et inévitables. Nommer et conjuguer autrement les relations auxquelles on est confronté, c’est en effet leur donner une nouvelle visibilité et lisibilité. Quand on explicite les relations de pouvoir (dispositifs disciplinaires et de surveillance, etc.) masquées derrière les représentations de la compétence, quand on dit ce qui lie les exploités aux agencements de leur exploitation et les implique dans la valorisation capitaliste, on acquiert de fait une vision différente sur la société et le monde et de nouveaux instruments d’intelligibilité.

Il reste que les pratiques politiques qui répandent de nouvelles connaissances critiques sur les rapports sociaux ne peuvent ipso facto produire des effets de subversion de l’existant. Marx en était bien conscient, et de Misère de la Philosophie au Capital on le voit consacrer beaucoup d’attention à ce qu’il appelait la résistance ouvrière et en qui il voyait un point d’appui pour l’action. En même temps il ne se dissimulait pas l’ambivalence des manifestations de résistance à l’exploitation telles qu’elles se produisaient sous ses yeux. Elles ne supprimaient ni la relation concurrentielle entre les salariés, ni l’attachement de ces derniers à leurs positions et places de travail. Elles n’étaient donc pas exclusives d’une inscription en profondeur des travailleurs dans le rapport social de production. A ce sujet, Marx était indéniablement embarrassé, il tenait à l’idée d’une voca¬tion révolutionnaire du prolétariat, mais, simultanément, il ne partageait ni le fatalisme optimiste des dirigeants social-démocrates, ni leur croyance à une victoire inéluctable du socialisme. Il était sur le seuil, mais sur le seuil seulement, d’un questionnement fondamental : comment conduire les individus de la société capitaliste, en majorité des exploités, qui ne sont jamais complètement enfermés dans les rapports sociaux, de cet excès par rapport aux dispositifs du capital à la transgression. On connaît la réponse, non matérialiste s’il en fut, donnée par la plupart des marxistes : par la prise de conscience. Comme, dans les faits, les mécanismes et les automatismes sociaux pèsent trop lourd sur la grande masse des exploités, ce sont les grands partis dits révolutionnaires qui s’adjugent la « prise de conscience » et une sorte de monopole sur l’intelligibilité des rapports sociaux, avec les conséquences que l’on sait.

En filigrane, il y a chez Marx une autre réponse, et Antoine Artous donne tous les éléments pour la saisir : il faut que les nouvelles pratiques politiques et les nouvelles modalités de connaissance du social produisent des effets, de l’effectivité sur la dynamique de la socialité et sur le fonctionnement des machines capitalistes. Il ne s’agit pas pour les exploités et les opprimés d’obtenir plus de « conscience » dans l’action collective, mais bien d’élargir le champ de leurs possibilités d’intervention en usant, en corrodant les dispositifs de pouvoir qui pèsent sur eux. L’action collective de résistance doit transcender ses limites habituelles pour faire entrer ses participants dans des activités de construction de nouvelles relations sociales mettant fin aux relations de dissociation incluses dans le rapport social capitaliste. Il ne peut sans doute pas y avoir de sortie brusque et immédiate de la domination du capital, mais si l’on se donne des visées stratégiques claires et des formes nouvelles de mobilisation cumulant leurs effets on peut voir se développer des zones d’incertitude, c’est-à-dire des zones où la reproduction du rapport social capitaliste devient difficile et aléatoire. De façon capillaire, de proche en proche, la machinerie sociale se trouve dans ce cadre exposée à des processus de délitement. Un nouvel imaginaire social peut alors apparaître et ouvrir un horizon débarrassé de l’« économisme » et de la hantise de la valorisation. Dans un tel contexte, les dépenses d’intelligence et d’énergie des individus pourraient ne plus être sanctionnées comme des prestations d’isolats sociaux, mais être reconnues au contraire comme parties prenantes de chaînes et de réseaux interdépendants (bien au-delà de l’environnement immédiat de celui qui agit) d’activités sociales et interindividuelles. La reconnaissance sociale pourrait de cette façon ne plus se laisser enfermer dans la dialectique régressive de l’appréciation des uns par la dépréciation des autres. Elle pourra devenir, en revanche, jeu sans règles prédéterminées pour trouver de nouvelles formes de vie et d’activités en commun.

Cette perspective, qui peut sembler à première vue lointaine, ne manque pourtant pas de crédibilité, si l’on veut bien prendre en compte des évolutions récentes ambiguës et contrastées mais prometteuses dans le domaine du travail. De plus en plus de salariés doivent déployer de l’intelligence et un haut degré de compétence dans les procès de travail, au point qu’il n’est pas exagéré de parler d’une intellectualité de masse en plein développement. Les sociologues du travail soulignent aujourd’hui l’importance des communications dans la production, communications qui ne se limitent pas à des échanges d’informations, mais portent sur des échanges d’expériences et l’élaboration de savoirs pratiques et théoriques. Il y a une extraordinaire extension des échanges intellectuels à tous les niveaux des activités économiques, et donc de plus en plus d’emprunts à des connaissances qui ne sont pas strictement économiques. La production se fait de plus en plus immatérielle, techno-science en action, et devient, de ce fait, elle même (au moins partiellement) production de connaissances. Il n’est, dès lors, plus possible de contrôler les processus de travail par les seuls dispositifs disciplinaires et de surveillance hérités du taylorisme, car le plus important n’est pas de contrôler les corps et l’activité physique (bien que cette préoccupation ne disparaisse pas complètement), mais bien de faire servir la force de travail intellectuelle à la production de travail abstrait et de capital. Pour cela, la méthode la plus couramment employée est d’obtenir une forte implication des travailleurs dans le procès de travail en individualisant leurs conditions de rémunération et d’emploi tout en les rendant dépendants de la prospérité de la firme. En jouant sur de tels moyens, les managers capitalistes cherchent à obtenir des salariés qu’ils mettent entre parenthèses leur propre enracinement social dans la production et les relations communicationnelles qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Les prestataires de travail doivent se faire doubles, d’un côté ils doivent se mettre dans une position de soumission active au Capital, d’un autre côté ils doivent utiliser en commun des ressources collectives. Cela n’est possible que par la réduction dans les processus de la subsomption réelle de la dynamique des savoirs collectifs à une dynamique des « savoirs assujettis » pour reprendre une terminologie de Michel Foucault. Les savoirs collectifs qui se cristallisent et se développent dans la production ne sont pas directement niés, mais cloisonnés, fragmentés les uns par rapport aux autres par des savoirs managériaux et de gestion mis en position de domination (grâce aux impératifs de rentabilité du capital et de flexibilité du travail).

Le poids grandissant des marchés financiers va évidemment dans le même sens. Les « savoirs assujettis » sont en permanence déstructurés et dépréciés par des réorganisations et ré-orientations de la production qui dispersent des équipes et des réseaux d’interconnexions communicationnelles. Le capital humain, c’est-à-dire le travail intellectuel salarié, revêt sans doute une importance grandissante pour le capital pris dans son ensemble, mais il reste du capital variable qui n’a d’intérêt que s’il produit de la plus value dans de bonnes conditions. Il ne faut surtout pas que les différentes formes de coalition entre les travailleurs puissent libérer les savoirs et favoriser leur déploiement hors des normes et des contraintes du capital. Il importe en conséquence que le capital humain soit soumis à une logique de l’appréciation et de la dépréciation à partir de critères capitalistes. On expulse de la production ou on relègue dans les marges de celle-ci un nombre croissant de salariés, non seulement pour des raisons étroitement économiques (faiblesse de la consommation, faiblesse de l’investissement), mais aussi pour empêcher une appréciation trop forte de la force de travail intellectualisée, de plus en plus importante sur le plan sociétal. Comme le dit Marx dans les Grundrisse, il y a potentiellement un « général intellect » ; c’est-à-dire une intelligence collective en mouvement, plurielle et multiple, qui est susceptible de se substituer à l’automate des automates, le capital en général et son esprit totalitaire. Cette « intelligence générale » se nourrit aussi bien des relations de coopération dans la production que des effets combinés des différents agencements producteurs de savoirs dans l’économie et au-delà de l’économie. Elle pourrait donc donner aux hommes les moyens de redéfinir leurs rapports sociaux, en mettant notamment au point les modalités d’activités associées. C’est ce qui explique que les fonctionnaires du Capital ne se lassent pas d’attaquer les formes de concertation et d’association échappant tendanciellement à la logique du Capital, pour leur opposer le fétiche du marché comme moyen privilégié de coordination des échanges et des activités humaines ainsi que le fétiche du travail flexible adaptable quasi inconditionnellement au marché. Le capital s’enfonce ainsi dans une contradiction de plus en plus criante : faire de la plus-value en consommant de plus en plus d’intelligence tout en la bridant dans tous ses mouvements.

On ne peut pas mieux dire que pour continuer à régner le Capital doit dénier à la société, aux hommes la possibilité d’avoir des distances réflexives à ce qu’ils font et la capacité à se diriger. Pour servir le Capital, les activités humaines doivent rester captives et au besoin être gaspillées et rendues inutiles, ce qui signifie, autrement dit, que les hommes eux-mêmes peuvent être jetables à tout moment. La production sociale sous domination capitaliste se fait de plus en plus activité destructrice : elle dévore, absorbe les subjectivités humaines, détruit l’environnement naturel et fait peser sur tout et tous une sorte de menace omniprésente d’événements catastrophiques. Il y a un contraste saisissant entre les percées technico-scientifiques, la multiplication des moyens utilisables par les hommes, d’une part, la marche aveugle des sociétés contemporaines vers des avenirs sombres et incertains, d’autre part, cela ne fait que ressortir d’autant plus le sort réservé par le Capital à l’« intelligence générale », à ce refus opiniâtre d’en faire une intelligence généralisée et libérée qui affronterait les problèmes qui assaillent l’humanité d’aujourd’hui. Cela explique que, moins de dix ans après la chute du mur de Berlin, on assiste, dans une grande partie de la planète, a la montée d’un nouvel anticapitalisme qui rejette les idéologies néo-libérales. A l’évidence, le capital n’arrive pas à convaincre tout le monde qu’il est la fin de l’histoire et que ses formes sociales sont indépassables. Il ne faut toutefois pas aller trop vite et sous-estimer les défenses immunitaires dont il dispose toujours, contre les pulsions anticapitalistes. Il y a d’abord les effets d’aveuglements produits par la ronde ininterrompue des marchandises et des machineries médiatiques. Le capitalisme renouvelle sans discontinuer ses images et ses représentations (comme auto-présentations) pour susciter en trompe l’œil des sentes où l’on s’égare. Il compte en second lieu sur les sentiments d’impuissance que les individus et les groupes ne peuvent manquer d’avoir, en fonction de leur isolement les uns par rapport aux autres dans les dispositifs du Capital. Et, il faut le reconnaître, ce type de défi n’est pas si facile à relever.

Pour sortir de ces impasses et surmonter les embûches semées par le Capital, il faut, on en convient souvent, mettre la politique aux postes de commande. Mais il ne suffit pas de postuler pour que cela soit effectif, et le travail d’Antoine Artous en fait la demonstration avec beaucoup de prégnance. A partir du social tel qu’il est aujourd’hui, il ne peut y avoir de jaillissement spontané d’une politique libératrice. A juste titre Antoine Artous critique les illusions qui font croire à certains qu’une democratie directe, qu’une brusque épiphanie ou illumination du social serait à même de régler les problèmes du pouvoir et de la politique. Il démontre avec beaucoup de pertinence qu’on ne peut faire l’économie du problème de la représentation, à la fois comme problème de la relation entre représentés et représentants (l’autonomie des uns par rapport aux autres) et comme problème de ce qui est mis en scène et mis en forme dans la représentation. Dans la politique sous domination capitaliste, ce qui est mis en scène ce sont des intérêts particularistes et fragmentés sous l’égide d’une représentation maîtresse, celle de l’État, et ce qui est mis en forme c’est la subordination de la socialité à la dynamique du Capital. À l’opposé, la représentation politique libératrice devra, elle, mettre en scène la recherche de procédures associatives, de modes d’agrégation nouveaux des activités, et mettre en forme des institutions transformées, c’est-à-dire se faire pouvoir instituant. Tout cela exigera un redéploiement et une redéfinition des institutions étatiques et la fin de leur prééminence sur la pluralité du monde institutionnel. Les représentants politiques, qui devront dans cette perspective abandonner leur pouvoir de domination, auront aussi à assurer un rôle de transmission de l’auto-institution démocratique d’en bas vers les institutions les plus générales et les plus englobantes. Les organisations et les stratégies politiques pour être les vecteurs de ces nouvelles pratiques devront, elles aussi, connaître des mutations profondes. C’est tout cela que nous fait entrevoir Antoine Artous par sa relecture de Marx. La politique peut être enfin une idée neuve.


Source : exemplaire personnel





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