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Les métamorphoses de la sociologie allemande après 1945

Cahiers internationaux de sociologie

n° 107, p. 263-288, juillet 1999


L’article entend montrer les rapports entre l’évolution de la sociologie allemande apres 1945 en Allemagne de l’Ouest et les problèmes posés à une société marquée par de profondes mutations, les séquelles de la Seconde Guerre mondiale, une forte dynamique économique, un nouveau modèle de gestion des relations sociales, la marche vers l’unité et les effets de la mondialisation.



Après la disparition du IIIe Reich et la division du pays en zones d’occupation, on ne peut plus faire de la sociologie en Allemagne comme si rien de grave ne s’était passé. Pour autant, il n’est pas si facile que cela de faire un bilan critique pour repartir de l’avant. A l’Ouest, les sociologues bénéficient des libertés et de la démocratie octroyées par les Alliés, mais dans des conditions difficiles matériellement (lente reconstitution des universités et des institutions de recherche). Toutefois, ce n’est pas à ce niveau que l’on rencontre les plus grandes difficultés. Comme toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, la sociologie se trouve confrontée à la lourde tâche de comprendre et d’analyser la réalité massive du nazisme tout en préparant l’avenir. Or, elle est traversée par de nombreuses fractures. Il y a les oppositions entre ceux qui sont restés sans même participer à l’émigration intérieure et tous ceux qui ont dû s’exiler pour des raisons raciales ou politiques. Les uns et les autres ont évolué dans des directions divergentes. Les exilés ont dû se mesurer à des environnements sociaux et culturels différents de celui de la république de Weimar et en même temps s’expliquer leur propre sort. Ils ont ainsi commencé à faire une sociologie autre que celle qu’ils avaient pratiquée jusqu’alors, une sociologie souvent plus empirique, mais aussi ouverte à d’autres questionnements théoriques et à d’autres horizons. Ceux qui sont restés ont dû, au contraire, limiter leur curiosité et restreindre leurs ambitions intellectuelles.

Lorsque la société allemande de sociologie est recréée en 1946, l’amalgame se fait apparemment sans difficulté entre les sociologues habitant les zones occidentales. Tous ou à peu près tous se disent préoccupés par la survie de cette plante fragile qu’est la démocratie, mais cela peut cacher bien des divergences sur les conditions de cette survie. Certains sont persuadés que la période nazie, en raison de l’ampleur des catastrophes provoquées, laissera peu de traces dans des esprits désireux d’oublier au plus vite. Pour eux la sociologie renaissante ou en voie de renouvellement doit en conséquence se fixer essentiellement pour tâche le développement d’une sociologie scientifique, non contaminée par des visées politiques. Le modèle qu’ils se donnent est le plus souvent celui de la sociologie anglo- saxonne fondée sur des quêtes quantitatives et la recherche de corrélations. D’autres, pourtant restés en Allemagne sous le IIIe Reich, prennent beaucoup moins à la légère l’héritage politico-culturel nazi. Le déchaînement des forces destructrices du nazisme n’est pas un simple épisode qu’on peut vite oublier. Il est selon eux l’expression de la faiblesse des instances de contrôle (sociales et individuelles) des instincts des hommes, instincts qui trouvent beaucoup plus d’occasions de s’affirmer et de multiplier leurs effets grâce au développement de la technique. La sociologie, telle que la voit Helmut Schelsky, très représentatif de ce courant, doit se faire sociologie de l’ordre social, l’ordre social susceptible de créer des institutions stables et stabilisatrices à l’encontre des tentations et des tentatives irrationnelles (appuyées sur l’irruption des instincts dans les rapports sociaux). La sociologie, par suite, ne peut se contenter d’être descriptive et scientifique, elle se doit également d’être normative pour déterminer le cadre institutionnel adéquat à l’évolution sociale. Elle doit donc résister à tous les engouements idéologiques qui veulent changer l’homme et la société sans précautions : il lui faut être lucidement conservatrice.

Ces positions sont en partie rejointes (mais en partie seulement) par les sociologues qui, à l’instar d’Alexander Riistow, sont influencés par les économistes de 1’ « Ordo-liberalismus » comme Wilhelm Ropke (émigré en Suisse pendant la guerre), Walter Eucken, Franz Bohm. Le nazisme, dans cette perspective, n’est pas perçu comme la résultante d’une faiblesse anthropologique (les instincts) mais comme un mouvement révolutionnaire (comme le communisme) qui nie un des acquis fondamentaux de l’évolution sociale, l’individu, en prétendant régenter la société d’en haut et la planifier de façon totalitaire. A la société ainsi totalisée, il faut opposer une société équilibrée grâce à un soubassement économique qui concilie l’ordre (la régulation des marchés) et la proscription des monopoles et des interventions administratives contre la spontanéité et la liberté des échanges. L’ordre économique est en quelque sorte la précondition d’un ordre social qui garantirait au maximum d’individus la possibilité d’agir. Dans ce cadre, la sociologie, si elle n’a pas à donner de recettes ou de prescriptions pour fabriquer une bonne société, se doit d’élucider tout ce qui remet en question les équilibres d’une société fragile, mais si propice aux relations interindividuelles. Elle doit en particulier cerner au plus près les conditions d’apparition des idéologies totalitaires ou prétotalitaires et devenir sociologie des pathologies sociales et de leurs thérapies.

Il n’y a évidemment rien d’étonnant à ce que les interrogations sur le nazisme s’accompagnent d’interrogations parallèles sur le communisme. La division de l’Allemagne en zones d’occupation devient à partir de 1947 une coupure entre l’Est et l’Ouest et, à partir de 1949, une coupure entre deux Etats. Après l’éclatement de la guerre de Corée (venant après le blocus de Berlin-Ouest), l’urgence de la lutte contre le communisme finit, chez beaucoup, par reléguer à l’arrière-plan le règlement de comptes avec le nazisme et avec ses séquelles. Ce n’est toutefois pas général, et certains sociologues s’efforcent d’aller vers des théorisations différenciées des deux totalitarismes pour mieux saisir la genèse de l’un et de l’autre, et par conséquent ce par quoi le nazisme concerne toujours l’Allemagne. C’est le cas notamment d’Alfred Weber, le frère de Max, qui s’intéresse, bien sûr, aux grandes machineries bureaucratiques en tant qu’instruments du totalitarisme, mais aussi à la problématique de l’individualité dans le monde contemporain. Selon Alfred Weber, le régime nazi a pu s’établir et imposer sa logique destructrice parce que les individus étaient soumis à des phénomènes de massification (séparation les uns des autres, impuissance par rapport aux appareils et par rapport à la dynamique sociale) et se trouvaient prêts à accepter la perspective d’une communauté illusoire pour échapper à leurs peurs et à leurs angoisses. Les mêmes causes pouvant produire les mêmes effets, il faut se prémunir contre les dangers de nouvelles dérives en changeant quelques données sociales fondamentales. Il s’agit avant tout de briser l’isolement et l’impuissance des individus en forgeant de nouveaux liens entre eux, en leur permettant de se construire dans une ambiance sociale favorable. Pour aller dans ce sens, Alfred Weber se fait le défenseur d’une démocratisation générale de la société (par opposition à l’étatisation des relations sociales), notamment par la démocratisation de la production, thématique qui n’est pas sans rappeler le guild socialism de G. D. H. Cole ou la démocratie économique de Fritz Naphtali sous la république de Weimar.

L’anticommunisme aidant, un anticommunisme fortement alimenté par les fuites massives d’Allemagne de l’Est, il n’y a guère de sociologie d’inspiration marxiste. Léo Kofler, lui-même un transfuge de l’Est, fait figure d’exception avec ses deux ouvrages, Die Wissenschaft der Gcsellschaft (La science de la société) et Zur Geschichte der bürgerlichen Gesellschaft (Sur l’histoire de la société bourgeoise), fortement influencés par Max Weber et Georg Lukâcs. Il faut toutefois retenir que Marx trouve une postérité de poids dans l’équipe de l’Institut fur Sozialforschung (Francfort) qui se veut en rupture avec les marxismes orthodoxes, voire avec tout marxisme. Elle revient d’émigration (des Etats-Unis) en possession d’un ensemble de théorisations et d’instruments méthodologiques très élaborés. Adorno a dirigé aux Etats-Unis à la fin des années quarante une grande enquête intitulée « La personnalité autoritaire » qui analyse les prédispositions psychosociales à l’antisémitisme, au racisme et à l’antidémocratisme. Pourtant cela ne revient pas à donner une explication psychosociologique du nazisme (ou du fascisme), mais à montrer contre les explications « économistes » du nazisme (par exemple, celle de l’Internationale communiste) le rôle central de l’antisémitisme dans les pratiques et l’idéologie de l’hitlérisme. Comme il l’a déjà fait avec Florkheimer dans Dialektik der Aufklärung, il essaye en fait de démontrer que le préjugé racial, loin de relever de la seule psychologie, est d’une certaine façon inscrit dans les rapports sociaux en fonction de la violence et de l’agressivité qui les caractérisent. En même temps, toujours dans le prolongement de la Dialektik der Aufklärung, il apporte, au-delà de la thématique de la massification, des éléments d’analyse de l’industrie culturelle qui représentent une première théorisation de l’idéologie à l’âge des media, évitant les pièges des théories de la manipulation. Dans un premier temps, il est vrai, les travaux de l’Institut fur Sozialforschung impressionnent plus qu’ils ne convainquent, mais peu à peu ils feront leur chemin dans les esprits d’une minorité non négligeable de sociologues.

La République fédérale des années cinquante est vue généralement comme le pays du miracle économique. En réalité il faut surtout le comprendre comme un pays dominé par des préoccupations de reconstitution sociale et de stabilisation de cette reconstitution. Dans presque toutes les couches de la société on cherche, pour des raisons diverses, à refouler le passé. L’activité économique prend, à cause de cela, le pas sur le politique, le social et le culturel dans la production symbolique. Dans la littérature sociologique de ces années, on souligne souvent l’importance des orientations vers la consommation, le bien-être et la constitution de patrimoines. Dans les milieux populaires, certains auteurs ne cessent de l’affirmer, la lutte des classes ne fait plus recette. C’est en particulier le thème de deux livres très commentés, celui de Helmut Schelsky, Die skeptische Génération (La génération sceptique) et celui de Karl Bednarik, Der junge Arbeiter von heute (Le jeune ouvrier d’aujourd’hui). On parle de plus en plus de dépérissement des classes, de mobilité sociale et de société industrielle, par exemple dans les travaux de Karl Martin Boite. Au cours de cette période, l’influence de la sociologie fonctionnaliste, celle de la stratification sociale notamment, est à son zénith et inspire de nombreuses enquêtes et travaux empiriques. Pourtant l’idée d’une société sans classes n’est pas incontestée chez les sociologues. Sur le plan théorique elle est critiquée nettement par Ralf Dahrendorf dans son livre Klassen und Klassenkonflikt in der Indutriegesellschaft (Classes et conflits de classe dans la société industrielle) où, tout en repoussant la conception de classes déterminées par les rapports de production, il cerne la réalité de celles-ci par les relations de pouvoir asymétriques et inégalitaires entre les groupes sociaux. Ces relations de pouvoir étant plastiques et changeantes, il y a une sorte de permanence et ubiquité du conflit social. La critique de la thèse du dépérissement des classes est encore plus aiguë dans l’enquête de Heinrich Popitz, Hans Paul Bahrdt, Hanno Kesting et al. faite dans la sidérurgie et la métallurgie. Dans un premier volume, Technik und Industriearbeit, les auteurs mettent en évidence le fait que les transformations technologiques des procès de travail font peser des contraintes très lourdes sur les ouvriers et de plus enchaînent leur coopération. Dans un deuxième volume, Das Gesellschaftsbild der Arbeiter, ils font part de ce qu’ils estiment un résultat essentiel de leur enquête : tous les ouvriers interviewés ont une perception dichotomique de la société. Sans doute, tous n’en tirent pas les mêmes conclusions : les uns acceptent plus ou moins résignés cette division de la société, les autres la condamnent et veulent y mettre fin tout en divergeant sur les moyens à employer.

Cette contestation portée par une partie de la sociologie universitaire est relayée, sinon amplifiée, par des sociologues liés aux syndicats et à leurs luttes, particulièrement aux luttes pour la cogestion. Les premières ont eu lieu en 1946-1947 et ont abouti à l’institution de la cogestion dans les industries du charbon et de l’acier. Les suivantes se produisent dans les années cinquante pour l’extension de la cogestion à toute l’industrie. Elles seront un demi-succès ou un échec partiel, mais elles auront pour effet d’ancrer fortement les syndicats dans les entreprises, représentation syndicale dans les conseils de surveillance, comités d’entreprise, hommes de confiance, etc. Cela amènera les responsables et militants syndicaux à s’intéresser de très près à la structuration des rapports de travail dans les entreprises en vue de leur transformation. Dans leur livre Mensch und Betrieb, Théo Pirker et Burkart Lutz, sociologues attachés aux services d’études du DGB, reprennent les vues de Georges Friedmann [1] sur la recomposition du travail pour en faire le levier d’une transformation de la société à partir des entreprises. Le syndicalisme, dans cette acception, ne peut se contenter de promouvoir les actions revendicatives traditionnelles, il doit devenir un protagoniste de poids dans les débats qui portent sur l’avenir de la société. De façon significative, on voit à la fin des années cinquante les sociologues proches de DGB, appuyés fortement par Alfred Weber, proclamer que les syndicats sont le principal instrument d’intégration démocratique de la société. Par voie de conséquence, ils ont leur mot à dire sur un certain nombre de problèmes politiques (par exemple le réarmement de l’Allemagne, les lois sur l’État d’urgence, la présence d’anciens nazis dans l’appareil d’État, etc.). Cette orientation vers une sociologie cogestionnaire répudiant les conceptions les plus couramment admises de la neutralité scientifique a été, comme on pouvait s’y attendre, durement combattue par nombre de sociologues universitaires et par des théoriciens du catholicisme social comme Oswald von Nell-Breuning. On lui a reproché son ambition et les dangers qu’elle pouvait faire courir plus ou moins directement à la paix sociale en justifiant une conflictualité permanente dans l’économie et les rapports de travail. Cela n’a pourtant pas empêché cette sociologie extra-universitaire d’imprégner en profondeur la culture des milieux syndicaux et de l’aile gauche de la social-démocratie.

Une nouvelle période s’ouvre dans les années soixante. Après la construction du mur de Berlin et la fin de la crise des fusées en 1962 (à Cuba), les relations entre l’Ouest et l’Est sont relativement stabilisées et en Allemagne de l’Ouest la période de reconstruction apparaît pour l’essentiel terminée. C’est un contexte dans lequel on peut faire retour sur soi et s’interroger sur le passé comme sur le présent. Des secteurs minoritaires, mais très dynamiques, du monde étudiant, du monde universitaire et de la magistrature commencent à poser sur la place publique le problème des rapports de la société allemande au nazisme et de ce qui a pu lui faire accepter de participer à Auschwitz et à la « solution finale » de la question juive. Les débats sont surtout menés par des historiens et des politologues qui font de plus en plus de recherches sur la façon dont le régime nazi a soumis à sa loi des couches de la société qui n’étaient pas acquises à l’avance. Les sociologues, toutefois, ne se tiennent pas à l’écart de ces discussions souvent passionnées. Adorno ainsi prend part à des émissions de radio sur ces sujets, en ayant même des échanges courtois, mais polémiques, avec Arnold Gelhlen. Pour lui, il est indispensable de comprendre les mécanismes sociaux qui ont conduit à la catastrophe pour éviter que, sous une forme ou sous une autre, cela ne se reproduise. Il est rejoint sur ce point par deux psychanalystes, Alexander et Margarete Mitscherlich, qui, dans un livre intitulé Die Unfähigkeit zutrauern (L’incapacité à faire le travail du deuil), démontent les origines sociales et psychologiques des défaillances de la mémoire collective par rapport à un passé difficile à maîtriser.

Les interrogations sur le présent sont pour l’essentiel des interrogations sur la démocratie et sur les potentiels antidémocratiques. C’est ce qui rassort très bien d’une enquête de l’Institut fur Sozialforschutig dirigée par Jürgen Habermas et publiée sous le titre « Student und Politik ». Dans une longue préface, le jeune Jürgen Habermas qui fait là ses premiers pas de chercheur montre de façon convaincante que l’ancrage dans la démocratie d’une partie importante du monde étudiant est superficiel et que beaucoup de tendances autoritaires affleurent dès que l’on pousse un peu loin les interrogations. La société allemande, semble-t-il, est toujours hantée dans certaines de ses couches par la peur du désordre et donc désireuse d’exorciser ce qui dérange et ceux qui disent ce qui va mal. La démocratie n’est, certes, plus une démocratie octroyée, elle a pris racine dans la République fédérale. On peut toutefois se demander si ces racines sont bien solides et capables de résister à des vents contraires. Des questionnements analogues se font jour à peu près au même moment dans la sociologie sur la sociologie de la République fédérale. Elle s’est émancipée dans une large mesure des modèles venus d’ailleurs (sans rejeter le dialogue avec les autres) pour emprunter ses propres voies, tout en se demandant si ces voies sont les bonnes. C’est ce qui explique le caractère passionné des discussions méthodologiques au cours de cette période. La plus connue, souvent appelée querelle du positivisme, s’est déroulée pendant plusieurs années à partir d’un débat initial organisé par la société allemande de sociologie en 1961, avec, comme principaux orateurs, Theodor W. Adorno et Karl Popper.

Malgré certains points d’accord (nécessité de la recherche empirique, mise à l’épreuve des résultats de cette dernière), les positions étaient diamétralement opposées. D’un côté, il y avait les partisans de l’individualisme méthodologique (et des théories du rationalisme critique) qui pourchassaient avec vigueur ce qu’ils appelaient le holisme, c’est-à-dire les vues globalisantes sur la société. De l’autre côté, il y avait les dialecticiens, particulièrement critiques à l’égard des modes de recueil des données propres à la majeure partie des recherches empiriques. Pour eux, il ne pouvait être question d’accepter comme des données premières les attitudes, les opinions des sujets des enquêtes, il fallait au contraire les dépouiller de leurs caractéristiques immédiates et démonter toutes les médiatisations qui pouvaient les lier aux rapports sociaux et à la dynamique des situations d’enquête (comportant des relations du pouvoir). Adorno, en particulier, insistait sur le fait que le particulier ou le singulier des pratiques individuelles était pénétré par du général hypostasié, c’est-à-dire par des structures sociales autonomisées par rapport à leurs supports humains. Il en concluait qu’il était nécessaire d’articuler ces relations négatives du particulier et du général pour bien analyser les rapports sociaux, ce qui voulait dire saisir l’ensemble des machineries sociales (des marchés à la concurrence des capitaux en passant par les pouvoirs bureaucratisés) comme une totalité négative bridant les pratiques sociales et les relations interindividuelles. Les rationalistes critiques (Hans Albert, Harald Pilot) n’ont pas manqué de faire valoir les risques considérables d’arbitraire et d’invérifiable présents dans la dialectisation des rapports entre particulier et général tout en protestant par ailleurs contre la sous- estimation par leurs adversaires des procédures mises au point dans la recherche empirique pour constituer l’objet et limiter le subjectivisme. Il va de soi qu’aucun des deux camps n’a pu convaincre l’autre du bien-fondé de ses positions. Pour autant, le débat n’aura pas été inutile en mettant fin à une certaine ingénuité méthodologique de part et d’autre et en poussant à de nouvelles investigations dans ce domaine.

Le deuxième grand débat a porté sur la valeur heuristique des notions de société industrielle et de société de classe dans la recherche et la réflexion sociologiques. Il témoigne d’un déplacement indéniable des affrontements théoriques. Ceux qui se réclament d’une analyse en termes de classe et renvoient à des rapports sociaux de production n’utilisent plus les vieux schémas de la tradition marxiste sur la polarisation croissante de la société. S’ils soulignent la salarisation croissante des activités professionnelles, ils ne ferment pas les yeux sur la complexité des relations sociales à l’intérieur du salariat et sur le renouvellement des classes moyennes liées au travail indépendant. A leurs yeux il ne peut y avoir de relations de classe simples, elles impliquent au contraire des articulations complexes au monde social et des affiliations multiples. Il ne peut y avoir en conséquence d’être de classe et de situation de classe qui ne soient divisés en eux-mêmes, et les conflits de classe sont de prime abord difficilement repérables par les protagonistes qui ne peuvent en déceler tous les enjeux. A ce propos, Adorno va jusqu’à dire que la lutte de classe n’a pas de boussole et qu’on ne saurait savoir où elle mène la société. Il y a bien un antagonisme entre le capital et le travail, c’est-à-dire entre des mécanismes sociaux autonomisés et extériorisés et les hommes, toutefois il ne se manifeste pas spontanément, mais de façon déformée. A l’opposé, ceux qui se réclament d’une analyse en termes de société industrielle voient l’évolution des rapports sociaux de façon relativement rectiligne vers une stratification de moins en moins rigide et autoritaire. En parallèle, ils croient pouvoir affirmer que les fluctuations économiques (notamment les crises et les récessions) vont de plus en plus s’atténuer en permettant aux relations sociales de se pacifier et d’être en partie maîtrisées (grâce aux actions programmées de l’État).

Beaucoup de sociologues, surtout préoccupés d’ingénierie sociale, ne se sont guère intéressés à ces débats. La plupart d’entre eux étaient d’ailleurs persuadés que pour l’avenir on pouvait exclure, dans les pays occidentaux tout au moins, les grandes secousses sociales. Le mouvement étudiant de la deuxième moitié des années soixante leur a, évidemment, apporté un démenti cinglant et lancé un défi à l’ensemble des sociologues d’Allemagne fédérale. A bien des égards, il est comparable aux mouvements qui se sont produits en Italie, aux États-Unis ou en France. Comme eux, il résulte de la massification de l’enseignement supérieur, de l’érosion des dispositifs d’autorité, de l’aspiration à des mœurs plus libres et à plus de reconnaissance par les institutions. Mais il a aussi des dimensions plus spécifiquement allemandes qu’il n’est pas toujours facile de saisir. Les problèmes de générations y sont sans doute plus prégnants, parce que les étudiants allemands regardent avec beaucoup de suspicion les générations qui les ont précédés en s’interrogeant sur leur degré de complicité avec le nazisme, voire sur leur implication directe dans les crimes commis contre l’humanité. Tout cela transparaît dans la véhémence avec laquelle sont mis en question les gouvernants et les media (la presse Springer) et dans la radicalité abstraite vers laquelle penchent certains secteurs du mouvement. L’idée d’une longue marche dans les institutions mise en avant par Rudi Dutschke rencontre effectivement peu d’échos, et on finit par lui préférer, en fonction de la réaction des partis établis, la conception aux contours flous d’actions de masse extraparlementaires. Mais tout cela n’a qu’un temps et beaucoup d’étudiants vont se tourner vers la construction d’organisations révolutionnaires, en réalité des sectes utilisant la symbolique du communisme allemand des années trente, ce qui n’a fait que renforcer le mur d’incompréhension entre les étudiants et de nombreuses couches de la société. Une petite minorité tombera même dans le terrorisme (la fraction armée rouge), un terrorisme qui suscitera des réactions de rejet très violentes.

Face à ce mouvement qui n’a pas connu que des échecs (que l’on songe à la démocratisation de la gestion des universités), ceux qui ont essayé de l’analyser l’ont fait souvent de façon simpliste ou hésitante sans arriver à fixer vraiment des lignes directrices. On explique fréquemment ce qui s’est passé par des influences idéologiques, notamment par l’influence de la théorie critique de l’Ecole de Francfort (c’est le cas par exemple de Günther Rohrmoser dans son livre Das Elend der kritischen Théorie. D’autres analyses mettent l’accent sur des retards et des décalages dans la modernisation de l’Allemagne, une modernisation économique triomphante, mais en même temps un grand conservatisme des élites politiques (nationales et locales) et culturelles. Les étudiants qui subissent beaucoup moins de contraintes que d’autres couches de la société se trouvent en fait plus à même de ressentir décalages et déséquilibres et plus à même d’y réagir en empruntant pragmatiquement des idéologies ou des théories pour se justifier. Toutefois, c’est sans doute du côté de ceux qui sont interpellés par le mouvement étudiant qu’on peut, paradoxalement, trouver les analyses les plus intéressantes (bien que partielles). Jürgen Habermas (que l’on classe en général dans la deuxième École de Francfort) fait observer, dans des textes écrits à chaud, que les étudiants radicalisés n’ont pas un rapport véritablement explicite à la tradition qu’ils rejettent. Sans s’en rendre compte, ils reprennent des modes de comportement autoritaires et de refus de tolérance, caractéristiques des générations précédentes, qui sont autant d’obstacles à la constitution d’un grand mouvement étudiant démocratique. Theodor Adorno, quant à lui, qui entre en conflit avec les étudiants à l’Université de Francfort, critique, chez les meilleurs leaders étudiants, le manque de réflexion sur les conditions de possibilité de pratiques vraiment libératrices. Pour lui le mouvement étudiant reste prisonnier du vieux monde qu’il croit laisser derrière lui.

Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l’onde de choc subie par le monde universitaire et intellectuel. Les vieilles élites universitaires ont souffert d’une perte de prestige considérable en raison de leur impuissance relative au cours de la révolte étudiante. Elles ont en outre dû céder du pouvoir dans le cadre de la réforme des universités et ont assisté, sans grandes possibilités de réaction, à l’accession aux fonctions professorales de jeunes plus ou moins liés aux étudiants. Un marxisme et un néomarxisme universitaires ont peu à peu fait leur place dans les institutions universitaires, les centres de recherche et les maisons d’édition. Cette reviviscence du marxisme, cependant, n’est pas un simple recommencement ou une pure reprise, particulièrement en sciences sociales. On est en présence d’un marxisme occidental (seule une frange limitée est directement sous l’influence du marxisme de la RDA) qui cherche péniblement sa voie entre volonté de rigueur théorique et esprit d’ouverture. La volonté de rigueur se manifeste dans des lectures qui se veulent non « économistes » du Capital de Marx (Helmut Reichelt, Hans-Georg Backhaus) et dans la redécouverte de la théorie du fétichisme. L’esprit d’ouverture se traduit par une plus grande prise en considération de la culture dans la dynamique sociale, voire dans la dynamique économique (sous l’influence de Gramsci). Il s’exprime aussi par une réception beaucoup plus élaborée de la psychanalyse que celle adoptée par le mouvement étudiant dans les années soixante (voir en ce sens le livre de Helmut Dahmer, Libido und Gesellschaft). En revanche, des tentations dogmatiques réapparaissent régulièrement, par exemple dans l’école dite de la dérivation qui entend littéralement déduire l’État du rapport social de production. Le marxisme universitaire ne peut en effet se référer à beaucoup de forces dans la société, si ce n’est à un mouvement étudiant divisé et moins provisoirement en déclin, si ce n’est à un mouvement syndical, plutôt immobiliste et qui ne veut s’intéresser qu’aux recherches empiriques de sociologie industrielle (notamment celles de Horst Kern et de Michael Schumann). Les tendances au repli sur soi-même sont en conséquence très fortes dans son sein et lui font perdre dès la fin des années soixante-dix beaucoup de sa force d’attraction.

Le néomarxisme, pour sa part, en raison même de son éclectisme et de sa grande diversité, ne doit pas faire face au même type de difficultés. En général ceux que l’on classe dans ce secteur de l’univers intellectuel se préoccupent assez peu d’être ou non fidèles à l’œuvre de Marx. La plupart d’entre eux laissent même tomber des éléments essentiels de ce que Marx a pu dire. Ainsi, Jürgen Habermas, qu’on peut considérer comme néomarxiste jusqu’au tournant linguistique des années quatre-vingt, entend bien se débarrasser de la théone de la valeur sans autre forme de procès et opposer, au paradigme du travail et de la production qu’il croit découvrir chez Marx, un paradigme de l’interaction et du langage. Plus précisément le moment du travail et de l’instrumentalité est pour lui second par rapport au moment de l’interaction et des échanges symboliques dans les activités humaines. Dans cette perspective, le rapport social de production perd beaucoup de son importance par rapport au monde des institutions où se cristallisent les relations d’interaction et les rapports d’échange. De façon significative, Jürgen Habermas, dans son livre Legitimationsprobleme des Spätkapitalismus (Raison et légitimité), met l’accent sur la crise de légitimation de l’État plutôt que sur les rapports de classe. Le capitalisme, selon lui, est confronté à la difficulté qu’ont les institutions à prendre des décisions rationnelles, à obtenir des appuis massifs chez les gouvernés et à contrôler certains automatismes sociaux : il n’est pas du tout menacé par de grands combats de classe. Dans un livre publié quelque temps après sous le titre Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, il esquisse d’ailleurs une théorie de l’histoire qui ne fait plus référence à des luttes de classe à fondement économique, mais à des logiques d’évolution socioculturelles favorisées ou contrariées par les développements institutionnels et les processus d’apprentissage sociétaux. Sur de telles bases, il n’est, bien entendu, plus question de faire une sociologie critique au sens d’Adorno, c’est-à-dire une sociologie des processus d’enfermement dans le capitalisme et des blocages de la sociologie elle-même dans cet environnement. Ce qui devient indispensable, ce qu’il faut réaliser, c’est une synthèse sociologique qui regroupe tous les apports à une sociologie des relations d’interaction qui soit susceptible d’éclairer les obstacles qui freinent ou interdisent les échanges entre les hommes et les manifestations d’intercompréhension.

Tous ces thèmes avancés par Habermas ont été beaucoup discutés. Pour autant, ils n’ont pas tous été repris par ceux qu’ils pouvaient influencer. Claus Offe, qui publie au début des années soixante-dix un livre fort remarqué intitulé Strukturprobleme des kapitalistischen Staates (Problèmes structurels de l’État capitaliste), affirme, lui, clairement, et contrairement à Habermas, qu’il n’y pas obsolescence de la loi de la valeur, mais qu’elle est objectivement contestée par l’extension des services publics et de la protection sociale, qui n’obéit pas à la logique du profit. Il y a pour lui inévitablement des luttes politiques et sociales autour des dépenses publiques et de l’affectation des ressources disponibles, luttes qui vont au-delà des problèmes de légitimation de l’État ou de niveau des rémunérations. Les enjeux de la lutte des classes se sont déplacés comme s’est déplacé le salariat de plus en plus encadré par des lois sociales : ils portent moins sur des enjeux économiques que sur des principes d’organisation sociale. Axel Honneth, qui comme Claus Offe se veut plus proche de Marx que Jürgen Habermas, plaide pour une approche plus différenciée de l’interaction et de l’intersubjectivité.

Dans deux livres, Kritik der Macht (Critique du pouvoir) et Die Zerissene Welt des Sozialen (Le monde social déchiré), il s’attache à démontrer que la violence présente dans l’interaction ne renvoie pas seulement à des ratés ou des défaillances de l’intercompréhension, mais bien à des rapports de pouvoir inscrits dans les rapports sociaux et leur dynamique. Il lui semble, en ce sens, difficile de suivre Habermas lorsqu’il réduit les aspects problématiques du pouvoir au pouvoir bureaucratisé des administrations et institutions étatiques. De son côté, Hans Joas, souvent associé à Axel Honneth et que la conception habermassienne de l’interaction laisse aussi insatisfait, s’efforce d’élaborer la conception d’une intersubjectivité pratique et multidimensionnelle (au-delà de l’intercompréhension) à l’aide d’instruments forgés par le pragmatisme améncain (de William James à John Dewey en passant par George Herbert Mead). A l’évidence dans tout ce travail de réexamen le rapport à Marx reste fort, mais les amarres sont rompues avec le marxisme classique qui explique l’évolution sociale par une dialectique des rapports de production et des forces productives. Au contraire, des relations de dialogue s’établissent avec des courants venus d’autres horizons.

Cette effervescence dans un secteur de la sociologie ne pouvait laisser les autres indifférents. La réponse d’une grande partie de l’establishment sociologique a été à la fois pratique et théorique. Sur le plan pratique, les centres de recherche ont multiplié les enquêtes en sociologie urbaine, sur les systèmes éducatifs, sur la technique et la technologie, sur la famille, sur les transformations des structures sociales (exode rural, changements dans la C:SP, immigration). Beaucoup d’équipes ou de centres réussissent à s’institutionnaliser et à se renforcer et se donnent des modes de fonctionnement très professionnalisés pour une production régulière. En dehors des fonds publics, le financement est assez généreusement assuré par des fondations privées comme la fondation Thyssen, la fondation Volkswagen. La préoccupation prédominante chez ces praticiens de la sociologie est de ne pas succomber à des modes intellectuelles, voire idéologiques, mais bien de rester les pieds sur terre. Sur le plan théorique, on assiste, dans le monde universitaire, à un regain d’intérêt pour les classiques de la sociologie, particulièrement les classiques allemands de la sociologie. C’est naturellement Max Weber qui retient le plus l’attention en fonction du caractère encyclopédique de son œuvre et de sa confrontation avec le marxisme. Il s’agit toutefois d’un Weber revisité qui ne correspond plus à l’image qui en était donnée sous la république de Weimar, celle du sociologue de la compréhension. Les interprétations dominantes privilégient un Weber sociologue de l’action qui reconstruit celle-ci par des idéal-types et par des modèles de rationalité. Et on parle moins du Weber de la rationalisation comme destin ou du Weber qui prédit une cage d’acier à l’humanité que du Weber qui scrute l’originalité des grandes créations culturelles mondiales (les grandes religions), notamment celles de l’Occident. C’est ce que retrace avec minutie Wolfgang Schluchter dans une série d’ouvrages consacrés à la sociologie webérienne des religions. Parallèlement, la sociologie webérienne de la domination (et de la bureaucratie) est réexaminée de façon à la rendre compatible avec les équilibres de la démocratie parlementaire, mais toujours incompatible avec l’utopie d’une transformation sociale globale. C’est un peu dans le même esprit qu’on commence à redécouvrir Georg Simmel comme sociologue des formes sociales, de la sociabilité et de la complexité des relations entre monde de l’objectivité sociale et mondes subjectifs. Les deux grands classiques sont, en fait, censés être les garants d’une sociologie qui est, certes, plurielle, mais surmonte peu à peu ses divisions et se stabilise malgré les mises en question.

Les années quatre-vingt vont remettre tout cela en cause. Il n’y a pas à proprement parler de crise sociale ou politique, mais des changements plus ou moins souterrains ébranlent beaucoup des certitudes vécues par une partie importante de la société. Les images du présent et les projections sur un futur assuré se brouillent en fonction de nouvelles données qui échappent largement aux instruments d’analyse utilisés jusqu’alors. Il y a d’abord l’internationalisation des relations économiques et financières tant sous la forme de la mondialisation que sous la forme de la construction européenne. Les conséquences en sont non seulement la fragilisation des positions économiques et la précarisation de beaucoup de situations sociales, mais aussi et surtout l’affaiblissement de l’État dans son rôle de protecteur tutélaire de certaines relations sociales. L’État ne peut plus être l’unité de survie (ou d’aménagement de la vie) qu’il était auparavant, pour reprendre un thème et une terminologie de Norbert Elias. Pour autant, ses défaillances ne sont pas comblées par des modes de survie transnationaux, et les mondes sociaux vécus des individus peuvent être considérablement déstabilisés (perte de points de repère, flottement des images du monde). Cela est d’autant plus vrai que la révolution informationnelle est en train de donner de plus en plus d’importance à la production et à l’acquisition des connaissances, à la collection des données et à la capacité d’adaptation rapide des salariés. Les conditions du travail (hiérarchisation, qualifications, modes d’exercice) s’en trouvent profondément affectées alors que les formes relativement stables du salariat entrent irrésistiblement en mouvement.

Dans ce contexte, la conflictualité sociale prend de nouvelles caractéristiques. Les luttes syndicales perdent largement le rôle pilote qu’elles avaient pour ponctuer les relations sociales dans les années soixante et soixante-dix. Elles sont largement supplantées par ce qu’on appelle les mouvements sociaux, qui sont à la fois plus ponctuels et plus discontinus, mais ont une grande portée symbolique. Leur existence est, bien sûr, antérieure aux années quatre- vingt. C’est toutefois au cours de cette période qu’ils acquièrent un grand poids dans les débats de société. En 1983, les grandes manifestations contre le stationnement des fusées Pershing en RFA et des fusées SS 20 en RDA ne peuvent pas être saisies comme des manifestations pacifistes traditionnelles. Elles révèlent, dans de nombreux milieux, une grande méfiance par rapport à la capacité des dirigeants des grandes puissances à maîtriser l’équilibre de la terreur ainsi qu’un manque de confiance dans l’establishment politique et syndical. Beaucoup de jeunes font à cette occasion leur première expérience militante et en retirent une conception de l’engagement qui diverge des conceptions habituelles. Pour eux, il devient un engagement intermittent, sans délégation permanente, à une organisation chargée de mettre en œuvre les orientations communes. Il n’est plus un engagement total au service d’une cause, il est une façon de se comporter par rapport aux institutions dans des circonstances déterminées et de participer de manière autonome à des activités collectives. Les démonstrations contre le nucléaire civil, contre l’extension des aéroports et contre la destruction de l’environnement relèvent pour une part des mêmes considérations, mais aussi de réactions critiques contre les formes de vie dans la société contemporaine, transposées, il est vrai, dans un discours « naturaliste » qui peut avoir quelquefois des résonances fondamentalistes. Le mouvement féministe, quant à lui, occupe rarement le devant de la scène, on peut cependant le créditer d’actions en profondeur qui réagissent sur les univers symboliques masculin et féminin (différence des sexes, conceptions de la sexualité). De plus, il se donne les moyens d’agir à long ternie en posant la question des rapports sociaux de sexe (à travers le travail domestique, l’élevage des enfants, les inégalités des rapports de travail) ainsi que la question des inégalités dans la répartition et la circulation des pouvoirs dans la société. Dans cet ensemble, le mouvement étudiant apparaît modeste surtout si on le compare à celui de la fin des années soixante : il ne revendique plus, dans ses composantes essentielles, de transformation globale de la société. Lors des grèves, les revendications concernent surtout des problèmes matériels, le régime des études, la défense de certaines disciplines contre des conceptions étroites de la professionnalisation. Cela ne l’empêche pas d’avoir un potentiel très important en raison de sa proximité avec les différents modes de production des connaissances et de sa proximité avec le nouveau monde du travail.

En définitive, les mouvements sociaux, dans leur diversité et aussi dans leurs illusions, procèdent à une réorganisation symbolique du monde de façon rampante en produisant de nouveaux repères et de nouvelles interrogations au-delà de leurs effets immédiats. Ils invitent ainsi les sociologues à réajuster leurs orientations et leurs théorisations dans un contexte où les anciennes évidences et les vieilles certitudes sont en train de s’émousser. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de la sociologie industrielle et de la sociologie du travail. Dans un livre iconoclaste, Arbeit, Technik und gesellschaftliche Entwicklung (Travail, technique et évolution sociale), Gerhard Brandt, successeur d’Adorno à la tête de l’Institut fur Sozialforschung, s’efforce avec beaucoup de verve de dissiper les illusions de la sociologie industrielle, notamment sur ce qu’il appelle le paradigme de la production. Selon lui, les rapports de production et les rapports de travail ne mettent pas directement les travailleurs en position d’assumer la maîtrise des processus techniques dans les entreprises et les lieux de production. Ils sont tout au contraire placés dans des situations permanentes de subordination à des processus technologiques complexes, par lesquels passent des orientations et des injonctions managériales et financières naturalisées. Les prestations individuelles de travail n’ont pas un degré d’autonomie suffisant pour être les supports d’actions collectives spontanément capables d’investir l’essentiel des procès de travail et des flux matériels et informationnels de la production. Il faut donc abandonner les postulats autogestionnaires ou cogestionnaires propres à une partie importante de la sociologie des entreprises et du travail et passer à un nouveau paradigme, celui de la subsomption, qui doit chercher à mettre en évidence toutes les formes de captation et de soumission des activités humaines aux mouvements de capital.

Un autre sociologue de l’Université de Brême, Rainer Zoll, demande, lui, qu’on veuille bien prendre conscience du délitement progressif de la vieille culture ouvrière véhiculée par les syndicats et les courants de gauche de la social-démocratie. En se fondant sur une enquête « Nicht so, wie unsere Eltern » (Pas comme nos parents), il fait observer que les jeunes générations n’ont plus une attitude de sacralisation du travail comme leurs aînés. Pour des raisons très diverses, mais surtout parce que leurs attentes par rapport au travail sont souvent déçues (pas d’accomplissement de soi dans le travail, précarisation, chômage), beaucoup ne font plus du travail le sens de la conduite de la vie. Ils tentent de se réaliser dans d’autres activités (activités artistiques, amitiés, vie personnelle, etc.) où ils peuvent se sentir plus libres et autonomes. Tout cela est éminemment fragile dans la mesure où la nécessité de travailler pour vivre est toujours présente, dans la mesure aussi où le mode de travail est un discriminant social essentiel et un moyen de participer aux ressources symboliques de la société. Pourtant, selon Rainer Zoll, on voit se dessiner en filigrane un nouveau modèle culturel, plus exigeant du point de vue des relations quotidiennes (microsolidantés), des relations entre les sexes et de l’expressivité, et qui, sous la superficie, peut saper les engouements pour le travail indépendant dans le domaine informatique, pour les réussites dans la mise au point de dispositifs techniques. Insensiblement le nouveau modèle culturel peut entrer en concurrence avec le culte du travail et de la performance, parce que ce dernier fait la part trop belle à la compétition sans frein, sans égard aux conséquences. Cela ne se passera pas sans affrontements, en particulier, autour de nouvelles formes de solidarité, indispensables pour surmonter les défaillances de la protection sociale et compenser les dégâts de la mondialisation.

Dans la sociologie des années quatre-vingt, il n’est d’ailleurs pas rare qu’on parle d’un nouvel individualisme plus soucieux de ses connexions sociales que l’individualisme des années soixante et soixante-dix, plus soucieux également de se repérer dans une société où informations et communications se multiplient et se diversifient presque à l’infini. Pour beaucoup, l’individu ne peut plus être conçu comme une conscience qui s’extériorise dans le monde et intériorise ce que celui-ci lui envoie, c’est-à-dire s’accomplit (ou ne s’accomplit pas) dans la praxis. La figure de l’acteur, déjà rendue plus complexe et problématique par l’introduction du thème de l’interaction, prend peu à peu la forme de l’individu inséré dans des réseaux de communication. Habermas, qui en est le grand initiateur, parle à propos de la nécessité d’un tournant linguistique en sociologie et du passage d’un paradigme de l’action à un paradigme de la communication. L’écho qu’il rencontre est indéniablement important : on cherche à le suivre, et certains, comme Niklas Luhmann, radicalisent ses positions en se voulant plus conséquents que lui. On constate, toutefois, assez vite que le « tournant linguistique » soulève bien des difficultés. La première, et non la moindre, réside dans le statut théorique qu’il faut accorder à l’individu dans ce cadre. S’agit-il d’un simple support de communications ou encore d’un lieu de croisement des échanges communicationnels ? S’agit-il plutôt d’une construction sociale singulière résultant de la constitution progressive de l’individu à travers des processus d’apprentissage, à travers l’acquisition du langage et du raisonnement abstrait, à travers la capacité à élaborer des expériences ? Suivant les réponses que l’on donne à ces problèmes, on adopte, implicitement ou non, des conceptions différentes de l’intersubjectivité, donc par contrecoup des relations communicationnelles. Il faut ajouter à cela que la notion de communication est, elle aussi, difficile à préciser et à fixer. Quelle frontière faut-il tracer entre communication et échange d’informations ? Y a-t-il une situation de communication idéale qui aurait une valeur régulatrice pour les communications empiriquement constatées ? Les communications, les argumentations auxquelles elles donnent lieu peuvent- elles mener à des intercompréhensions universelles ?

On ne peut non plus éviter de se demander quels sont les obstacles à la communication. La réponse de J. Habermas, bien connue, est de dire que les obstacles essentiels sont la violence, la tromperie, les déformations introduites par les actions stratégiques (où les interlocuteurs ne sont que des moyens pour les locuteurs). Dans sa généralité, l’affirmation n’est pas fausse, il reste cependant qu’elle est loin d’être par elle-même une formulation pertinente du problème. Les positions de locuteur et d’interlocuteur, pour être extrêmement variables suivant les situations, n’en sont pas pour autant socialement neutres. Ce que l’on communique a plus ou moins de force de persuasion en fonction de la proximité ou de la distance que l’on a avec le communicateur, en fonction aussi de l’autorité et du poids social que l’on attribue à celui qui parle. La communication, de ce point de vue, est indissociable d’une violence diffuse, d’une violence symbolique recréée sans discontinuer par les relations mouvantes de supériorité et d’infériorité dans le maniement des ressources symboliques. Ce pluralisme communicationnel hiérarchisé produit inévitablement du malentendu, de l’incompréhension dans l’intercompréhension, parce qu’on ne sait pas toujours apprécier comment formuler les communications pour être compris. Les différences culturelles peuvent facilement devenir des barrières culturelles au sein d’une même société. Ce qui est explicitement communiqué n’est jamais exclusif d’évidences implicites qui atteignent difficilement les interlocuteurs. En fait, locuteurs et interlocuteurs jouent fréquemment, et sans le vouloir, à cache-cache. Ils ne peuvent non plus faire abstraction d’une conflictualité sociale latente ou ouverte. On ne communique pas pour communiquer, mais pour affirmer ou réaffirmer des contenus sémantiques légitimes ou encore pour modifier des relations. Dans son livre Kampf um Ancrkennung (Combat pour la reconnaissance), Axel Honneth fait remarquer ajuste titre que la communication est inséparable de luttes pour la reconnaissance sociale (sous ses multiples dimensions) et qu’on ne saurait donc la limiter à des échanges de messages. C’est pourquoi il faut sans doute retenir la conception développée par Hans-Peter Krüger, un des critiques les plus avisés de Habermas, selon laquelle, pour comprendre la dynamique communicationnelle, il faut la replacer dans le cadre de rapports de communications, eux-mêmes partie prenante des rapports sociaux (cf. Kritik der kommunikativen Vernunft).

Le paradigme de la communication ne serait-il pas vraiment un nouveau paradigme ? Ce qu’on croit être un paradigme, ou une révolution copernicienne, ne serait-il pas tout simplement un nouveau champ d’investigation enrichissant les problématiques sociologiques ? C’est en tout cas ce que semblent penser beaucoup de sociologues au cours de cette période, et parmi eux certains s’intéressent de plus en plus à la thématique de la société à risques mise en avant par Ulrich Beck car elle semble mieux prendre en compte les derniers développements sociaux. Dans un livre publié en 1986, Risikogesellschaft, ce dernier écrit très clairement que la sociologie doit rompre avec ses vieilles habitudes, avec son empirisme satisfait. Selon lui, la société industrielle est en train de disparaître sous les coups de ses propres succès économiques, scientifiques et techniques. L’exploitation de l’environnement et des ressources naturelles a été poussée à un tel degré que la destruction de la nature s’inscrit directement comme problème permanent dans les rapports sociaux. Il y a, dit-il, socialisation des destructions ou des dégâts infligés à la nature. De même, il y a multiplication des effets pervers des découvertes scientifiques et souvent apparition immédiate de dangers dans les découvertes proprement dites. La production sociale ne fait pas que produire des richesses, elle produit aussi massivement des risques. Le danger, les menaces de catastrophes écologiques, de désastres alimentaires et sanitaires entrent dans le quotidien des individus et de sociétés tout entières. L’avenir devient par là même une question du présent, et, comme le dit avec force Ulrich Beck, la sociologie doit se donner une dimension prospective et virtuelle pour faire face à tous les risques, latents ou actualisés dans la vie sociale et économique.

Ulrich Beck dit au fond que rien n’est plus comme avant et que la sociologie doit plus que jamais s’intéresser au changement — et on est tenté de le suivre. Il reste alors à se demander si les instruments analytiques qu’il propose sont adaptés à l’objectif recherché. On peut admettre avec lui qu’il y a rupture de continuité dans la structuration en classes de la société. Cela veut-il dire pour autant que la place occupée par les groupes sociaux dans la production sociale (matérielle, symbolique) serait sans incidence sur les individus et leur comportement ? Rien ne permet de l’affirmer et on voit mal comment les rapports sociaux pourraient se reproduire par l’intermédiaire d’individus purement juxtaposés. En réalité, il faut partir, pour bien comprendre ce qui se passe, non du recul bien réel des sentiments d’appartenance à des classes conçus comme de grands blocs, mais des articulations entre les individus et les moyens ou ressources de l’agir. C’est dire qu’on ne peut faire l’impasse sur les problèmes de la division du travail, du salariat et des modes d’accès à la culture. Sans doute y a-t-il une différenciation sociale croissante qui diversifie beaucoup les situations, mais cette différenciation ne se répand pas uniformément sur toute la société, elle connaît des discontinuités, voire des lignes de fracture qui peuvent fonder des oppositions. Il ne faut pas oublier non plus que la différenciation crée aussi des liens d’interdépendance et donc potentiellement de solidarité, ce que n’ont pas manqué de souligner des sociologues proches des syndicats.

On peut foire des constatations du même ordre à propos de la notion d’individualisme. Ulrich Beck décrit bien la progression de l’individualisme mais il ne qualifie pas vraiment ce nouvel individualisme par rapport à l’ancien ; lorsqu’il parle de dé-liaison (Freisetzung), il n’indique pas quels liens jusqu’alors effectifs sont rompus et si de nouveaux liens ne sont pas en train de se constituer. Il postule que l’affaiblissement des liens familiaux ou de type corporatiste (la survivance de liens spécifiques à des ordres ou des états) signifie plus de liberté et d’autonomie dans presque tous les domaines. Or ce n’est pas voir que de nouvelles contraintes enserrent aujourd’hui les individus, par exemple la contrainte de performance qui impose de faire preuve de compétence, d’esprit d’initiative en toutes circonstances pour ne pas tomber dans l’espace de la relégation sociale. Les multiples connexions que les individus entretiennent les uns avec les autres et avec le monde doivent être sans cesse mobilisées pour faire face à une concurrence exacerbée, ce qui diminue d’autant les chances qu’elles soient utilisées pour construire des personnalités plus riches et plus complexes. Les individus sont par la force des choses écartelés entre des exigences contradictoires, d’un côté élargir leurs expériences et leur sensibilité aux événements et aux autres, d’un autre côté concentrer tous leurs efforts de façon quasi autistique pour s’exploiter eux-mêmes et exploiter leur propre environnement humain. L’individualisation par et dans le marché du travail dont parle Ulrich Beck est donc en partie un mirage, une sorte de quête interminable (sauf pour un certain nombre de privilégiés) afin de parvenir enfin à la jouissance tranquille des symboles matériels et sociaux de la réussite. Les individus vivent continuellement dans l’ambivalence, dans la succession ou la simultanéité d’orientations incompatibles entre elles. Ils ne peuvent avoir de distance par rapport à ce qu’ils font et percevoir clairement, lucidement, ce que les pratiques sociales peuvent avoir pour conséquences destructrices (directement ou indirectement). En ce sens ils sont démunis pour comprendre les risques auxquels ils sont confrontés et pour réfréner leurs propres tendances à l’autodestruction.

Ces tendances au développement d’une sociologie de l’inquiétude et du doute vont encore rebondir avec trois séries de phénomènes, l’unité allemande consécutive à l’effondrement du socialisme réel, la nouvelle étape de la construction européenne, l’approfondissement de la mondialisation. L’adhésion des Länder de l’ex-RDA à la Répubique fédérale sanctionne apparemment le triomphe de l’État national allemand renouvelé et une ère de communication entre les différentes composantes de la nation. Or les choses se passent beaucoup moins bien que prévu dans plusieurs domaines. L’unification économique, en fonction d’une politique monétaire discutable, exige des transferts financiers massifs sans que cela empêche la quasi-disparition de l’industrie de l’ex-RDA. Après une courte période d’euphorie en 1990-1991, le chômage augmente fortement pour atteindre des niveaux inégalés. Les Allemands de l’Est se sentent de plus en plus traités en parents pauvres dans la fonction publique, dans les universités, dans la gestion de l’économie et dans la vie culturelle. La violence urbaine se manifeste de façon spectaculaire par des pogroms contre des immigrés, par des incendies de foyers pour réfugiés politiques, par des affrontements entre les forces de l’ordre et des jeunes en fin de semaine. Signe des temps, les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ont des relations qui se dégradent de plus en plus. Le patronat préconise une politique de baisse des coûts sociaux (particulièrement des cotisations sociales) pour améliorer la position concurrentielle de l’économie allemande. Les syndicats, en revanche, s’opposent à tout recul de la protection sociale et protestent de plus en plus nettement contre les atteintes à la politique contractuelle (conventions collectives, accords d’entreprise) et contre les licenciements économiques pratiqués par les grandes entreprises.

Au fond, il ne peut plus y avoir les mêmes rapports consensuels qu’antérieurement. On ne saurait, certes, dire que la paix civile est en quoi que ce soit menacée. Mais des débats de plus en plus vifs se produisent sur la mondialisation et le rôle des marchés financiers ainsi que sur les tendances centrifuges à l’œuvre et lçs phénomènes de désintégration que l’on observe dans toute une série de couches sociales. Confrontés une fois de plus à des modifications de première importance, nombre de sociologues ressentent le besoin d’adopter des orientations substantiellement nouvelles. Certains dessinent les contours d’une sociologie postnationale (pour reprendre un terme de Jürgen Habermas) qui entend prendre acte de l’existence d’une société mondiale. Une telle sociologie ne peut évidemment se désintéresser de ce qui se passe dans le cadre national, mais il lui faut mettre en relation les rapports nationaux avec les phénomènes transnationaux (migrations, diasporas, relations transnationales des immigrations, mélanges culturels, hiérarchisations dans les relations internationales, etc.). Le national s’intégre maintenant dans du transnational, se construit à partir de lui et se modifie largement sous son impulsion. Plus aucun pays n’échappe aux réseaux de communication internationaux, à la culture médiatique, et les réactions fondamentalistes ou nationalistes à un ordre mondial polarisé (Nord-Sud) et désordonné doivent emprunter beaucoup à ce qu’elles prétendent combattre. Cela ne veut pas dire que le local perd toute signification, tout au contraire : il devient le point de rencontre de phénomènes et de tendances planétaires auxquels il donne des réponses spécifiques. Il représente aussi un lien de repli et de microsolidarités, pour faire face aux conséquences d’une déréglementation qui ne cesse de progresser.

La sociologie, dans cette conjoncture, ne peut rester une sociologie de la société en général, ni non plus se faire une sociologie du nivellement mondialisé, elle doit au contraire se faire sociologie des effets différenciés et différentiels de la mondialisation et de l’intrication des processus qu’elle enclenche. Elle doit en quelque sorte procéder à une rupture épistémologique avec ce qu’elle était jusqu’à présent. C’est dans cet esprit qu’Ulrich Beck se propose, dans toute une série de publications récentes, de jeter les bases d’une sociologie de la deuxième modernité. Il ne s’agit pas pour lui de rejoindre les chantres de la postmodernité ou ceux qui pensent que l’on va vers des sociétés déréglementées, mais bien de s’interroger sur les conditions de possibilité d’une modernisation réflexive. La première modernité, celle qui précédait l’ère actuelle de la mondialisation, n’était en effet, selon Ulrich Beck, qu’une modernité à moitié moderne dans la mesure où elle ne se posait pas de questions sur ses propres fondements (le remplacement de sociétés traditionnelles par des sociétés industrielles) et se vivait dans la linéarité. En revanche, la seconde modernité doit se vivre dans l’incertitude par l’abandon des certitudes linéaires et des automatismes de la rationalité instrumentale dominante pendant si longtemps. La différenciation fonctionnelle engendre en effet des problèmes imprévus qui ne peuvent être résolus par de nouvelles différenciations fonctionnelles, et cela d’autant moins que les effets pervers externes (catastrophes écologiques, etc.) sont suivis de problèmes internes, intérieurs à la vie sociale. La modernité, pour faire face à tout cela, doit en conséquence se faire modernité réflexive, c’est-à-dire travailler sur elle- même pour mettre en œuvre des rationalisations qui changent les règles de fonctionnement jusqu’alors acceptées comme naturelles. La sociologie, dans ce contexte, doit se faire l’instrument d’une modernisation réflexive.

Le programme est très ambitieux, certains disent trop ambitieux. Mais Ulrich Beck prend bien soin de dire qu’il n’est pas question de prétendre arriver à une maîtrise globale des problèmes et à des rapports sociaux programmés. Cela serait aller à l’encontre de l’idée de règles à changer et de l’attention qui devrait être portée aux effets négatifs du maintien de règles obsolètes. Le travail ne consiste pas à penser tout ce qui pourrait se passer ou à réagir après l’événement, il consiste à se préparer aux transformations à effectuer en prenant les dispositions nécessaires pour agir efficacement. La réflexivité ainsi comprise, c’est d’abord lutter contre l’irresponsabilité sans cesse reproduite d’une partie des acteurs qui veulent masquer les problèmes. La modernisation réflexive est donc impossible sans démocratie réflexive, sans élargissement et approfondissement des institutions démocratiques, en un mot sans démocratisation de la démocratie dans tous les domaines. Ulrich Beck plaide en particulier pour que les entreprises ne soient plus le domaine réservé du management capitaliste, mais deviennent des lieux où s’épanouiraient des formes de travail postcapitalistes dans le cadre d’un capitalisme résiduel grâce à l’institutionnalisation de véritables droits du citoyen dans l’économie. Il plaide également en faveur de nouvelles formes de solidarité pour contrer ce qu’il appelle le piège de la pauvreté qui entraîne en cascade la perte de droits essentiels. Il n’y a pas de démocratie réflexive s’il n’y a pas pour chacun des possibilités garanties d’autodétermination. En d’autres termes, la réflexivité des institutions doit s’appuyer sur les capacités de réflexion des individus, ce qui signifie a contrario qu’il ne peut y avoir de réflexivité dans des institutions qui n’apporteraient pas de contribution positive à la réflexion des individus. Il faut donc écarter ou réformer les institutions qui refoulent les problèmes et les conflits en les étouffant ou en les externalisant. Plus précisément, il faut assouplir les règles de constitution et de fonctionnement des institutions, en privilégiant les relations horizontales au détriment de la hiérarchisation et de la subordination.

Ces thèses sont audacieuses, parce qu’elles engagent la sociologie allemande sur la voie d’un diagnostic critique sur le présent en bousculant quelque peu les conceptions longtemps considérées comme autorisées. Elles sont aussi séduisantes, parce qu’elles prennent à bras le corps des problèmes brûlants et perçus comme tels par beaucoup de monde. Sur une telle lancée, on court inévitablement le risque de tomber dans le journalisme, piège que Ulrich Beck a su éviter jusqu’à présent, notamment en participant à de nombreuses confrontations avec d’autres sociologues, connus pour leur rigueur. On ne peut pourtant s’empêcher de trouver sa conception de la réflexivité problématique sous bien des aspects malgré son caractère suggestif. A juste titre il fait une distinction entre réflexion, qui est le fait des individus, et réflexivité, qui renvoie à des institutions. Or qui dit institutions doit prendre en compte leurs origines sociales et politiques (voire juridiques) sous peine de raisonner dans le vide. Ulrich Beck lui-même en est conscient puisqu’il se préoccupe des institutions qui bloquent la réflexivité et tente de découvrir les processus de politisation démocratique qui agissent souterrainement hors des circuits politiques officiels dans des secteurs variés de la vie sociale. Il reste qu’on ne trouve pas dans ses écrits d’analyses systémiques des obstacles à la réflexivité. On est en particulier étonné de ne pas le voir aborder de façon approfondie le problème central de l’économisme dans les rapports sociaux, problème d’autant plus fréquent actuellement que la marchandisation et la monétarisation des relations sociales ont beaucoup progressé sous les coups de fouet de la mondialisation. L’économisme n’est pas seulement une idéologie, il est lié à une dynamique sociale (la valorisation universelle) particulièrement contraignante. Tout le monde (ou presque) est obligé de se plier à une compulsion de répétition universelle ; se faire valoir, monétariser ses activités pour avoir accès aux ressources matérielles et symboliques de la société. Prendre ses distances intérieurement avec ce mouvement perpétuel est, bien sûr, possible, mais cela ne donne pas des instruments collectifs pour prendre ses distances dans l’agir lui-même. C’est d’autant plus vrai que le monde des institutions lui-même tend à être pénétré d’économisme, ne serait-ce qu’en attendant de l’économie, par la force des choses, les moyens de sa propre existence.

Il est vrai que dans un livre récent, Was ist Globalisicrung ?, Ulrich Beck fait valoir que l’apparition de risques et de dangers peut produire de la distance par rapport au passé et de nouvelles attentes par rapport à l’avenir. Toutefois ce n’est guère plausible à moins que l’on ne postule la production immédiate de connaissances adéquates pour lutter contre les nouveaux risques et dangers. Mais ce serait précisément sous-estimer les difficultés à vaincre pour bouleverser les processus et les rapports cognitifs, compte tenu des contraintes qui pèsent sur eux. Four produire des connaissances il faut se doter de ressources et d’instruments qui sont eux-mêmes produits dans des rapports sociaux déterminés. En fait, le travail cognitif n’est pas indépendant de rapports sociaux de connaissance qui orientent, aiguillent et filtrent les activités cognitives et en même temps déterminent les institutions et les individus qui s’y adonnent de façon légitime. En outre, ce travail s’opère sous la dominance des dispositifs et agencements de la marchandisation et de la monétarisation universelles qui fonctionnent comme des solliciteurs, souvent impératifs, de connaissances exploitables et balisent l’horizon de ce qu’il est « réaliste » d’entreprendre. Pour toutes ces raisons, et malgré la progression quantitative et qualitative des systèmes d’enseignement et de formation, les activités cognitives restent profondément élitistes et sont très souvent négatrices des modes de penser et des savoirs implicites qui se développent dans les marges et les interstices des activités sociales. En ce sens les activités cognitives sont faites, pour une large part, de refoulement d’activités cognitives indésirables et de questionnements considérés comme non pertinents. Les savoirs qui sont privilégiés sont les savoirs d’experts, c’est-à-dire les savoirs de ceux qui sont censés savoir et peuvent se prévaloir de cette position pour dire ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas l’être. Que cela pose problème, c’est ce qu’Anthony Giddens, l’un des interlocuteurs préférés d’Ulrich Beck, a bien senti et c’est ce qui l’a conduit à préconiser le contrôle de l’expertise par un ou des espaces publics.

Peut-on trouver une solution en suivant cette direction ? On peut en douter dans la mesure où la direction proposée suppose en réalité le problème résolu, c’est-à-dire l’existence dans le ou les espaces publics de processus cognitifs susceptibles de contrer la domination cognitive de l’expertise et des agencements impersonnels de la marchandisation-monétarisation. Ulrich Beck suit une autre voie en accordant une importance décisive aux conséquences imprévues des activités sociales et aux formes de non-savoir dans des sociétés de production de connaissances. Comme il le dit, ce n’est pas le savoir, mais le non-savoir qui est le médium de la modernisation réflexive. C’est en effet en fonction des obstacles rencontrés et des échecs subis malgré la production de connaissances que l’on observe des processus réflexifs. Autrement dit, plus il y a d’effets non prévus, plus il y a de réflexivité ; plus il y a de non- savoirs reconnus comme tels, plus il y a de réflexivité. Cette solution est élégante et apparemment beaucoup plus satisfaisante dans la mesure où elle n’implique pas directement un recours à des savoirs d’experts et à des expertises. Mais elle est en partie en trompe-l’œil dans la mesure où n’est pas posée la question des problématiques à mettre en œuvre à propos des effets non prévus et des non-savoirs, et plus précisément la question des modes d’analyse et des modes d’interprétation de ce qui n’est jamais pure occurrence ou pure découverte. Là aussi on est en présence de processus cognitifs socialement déterminés qui peuvent être très dépendants de relations cognitives hiérarchisées et par conséquent fermés à de nouvelles problématiques. Il est, en ce sens, indispensable de se demander dans quelle conjoncture théorique on est placé, quelles lignes de force économiques, institutionnelles, sociales la traversent. On ne peut évidemment s’abstraire totalement d’une conjoncture théorique, dont on dépend forcément pour penser le présent, mais on peut essayer d’en saisir certaines limitations et les obstacles qu’elle peut mettre à l’ouverture de nouveaux horizons.

Est-il possible de conclure ce parcours sociologique ? C’est à la limite impossible. On peut toutefois être tenté de dire qu’il n’est pas de sociologie à la hauteur de ses responsabilités sans prise de distance, sans déplacements par rapport à une sociologie intemporelle et par là même abstraite, malgré de nombreuses références empiriques. Le mérite des débats actuels dans la sociologie allemande est de montrer que le diagnostic sur le présent doit être au cœur de la réflexion.

Université Paris VIII
Département de Science politique
2, rue de la Liberté
93200 Saint-Denis

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(1934-2004)




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