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La société de Niklas Luhmann

Cahiers internationaux de sociologie

n° 107, p. 355-367, juillet 1999


La sociologie de Niklas Luhmann a renouvelé l’étude des systèmes sociaux. D’abord marquée par la thématique de la réduction de la complexité des rapports entre systèmes et environnement, elle s’est faite théorie des systèmes autoréférentiels organisant le sens et les communications. On peut toutefois s’interroger sur la pertinence des conceptions communicationnelles de Niklas Luhmann pour l’étude des rapports sociaux.



Niklas Luhmann, mort à la fin de 1998 en laissant une œuvre immense (plus de 600 titres), avait l’habitude de dire que la société n’a pas d’adresse, c’est-à-dire qu’elle n’est pas vraiment localisable, ni assignable à un quelconque principe organisateur. Pourtant il a consacré, comme il le dit dans la préface de son dernier ouvrage Die Gesellschaft der Gesellschaft [1], trente années de sa vie à construire une théorie sociologique de la société qui serait universellement applicable. Il y avait là une ambition paradoxale, puisque Niklas Luhmann s’est interdit tout recours à une ontologie du social ou de l’être social et a fortiori l’utilisation d’images de l’homme comme fondement du social. La généralité de la théorie ne pouvait résider, à ses yeux, dans sa capacité à généraliser progressivement des connaissances déjà acquises, mais dans sa capacité à rompre radicalement avec des paradigmes dépassés, notamment marqués par l’anthropomorphisme.

Pour Niklas Luhmann, comme pour le Marx des Grundrisse, la société n’est pas composée d’individus ; elle est faite de relations et de rapports qui constituent des systèmes. Il rejoint en cela son maître Parsons (il a travaillé assez longtemps avec ce dernier), le véritable initiateur des théories systémiques de la société. Il s’en sépare toutefois dans la mesure où l’agrégation systémique ne résulte pas pour lui de l’agrégation d’unit acts à partir de normes de l’action, mais de relations de sens (et de non-sens). Quand aller et ego (ou encore des systèmes déjà constitués) entrent en relation, ils ne le font pas à partir d’échanges sur les normes de l’action. Ils le font à partir de ce que Luhmann appelle la double contingence, c’est-à-dire des attentes de part et d’autre qui finissent par se rencontrer grâce à la communication faisant sens pour dépasser le non- savoir. Il se produit une sélectivité processuelle dans les échanges communicationnels. On choisit ce qui donne de l’information pour faire face à des perturbations dans un monde qui est un potentiel inépuisable de surprises. Il faut donc à la fois sélectionner les perturbations qui font problème et distinguer les informations pertinentes, toutes opérations nécessaires pour faire circuler du sens et qui doivent s’organiser en système.

Dans un premier temps, Luhmann a placé la cristallisation systémique sous le signe de la réduction de la complexité des rapports à l’environnement, plus précisément de la réduction des opérations à effectuer pour assurer le passage de l’immédiat à du potentiel, apparemment hautement improbable, qui s’actualise toutefois grâce à la communication, ses distinctions et ses bifurcations. Un système social en fait ne prend en compte qu’une partie des relations à son environnement (Umwelt) pour mieux pouvoir les traiter et maîtriser sa propre complexité interne en assurant sa reproduction. La dynamique systémique ne relève donc pas d’impératifs fonctionnels comme le voulait Parsons, elle relève de différenciations du sens de ses opérations. La théorie des systèmes sociaux ainsi comprise ne sacrifie pas aux conceptions structuralistes qui s’intéressent surtout à la permanence des éléments (ou à l’invariance des structures) dans des équilibres supposés dynamiques, elle centre son attention sur des processus qui se renouvellent sans discontinuer en fonction de la production ininterrompue de distinctions (Unterscheidungen) dans les communications. Les systèmes sociaux ne s’adaptent pas à leur environnement en fournissant des réponses à des « stimuli » externes, ils agissent sur leurs conditions de fonctionnement par leurs propres opérations. Contrairement à ce que pensent certains sociologues, les systèmes sociaux sont, en ce sens, des systèmes fermés, et non des systèmes ouverts.

Dans un deuxième temps, Niklas Luhmann, sans abandonner complètement cette conception des systèmes sociaux comme réducteurs de complexité, passe à un autre paradigme, celui de l’autoréférence et de l’autopoiesis. Un système social, dans cette nouvelle perspective, se définit (ou se construit) par la ligne de démarcation qu’il trace entre lui et son environnement. Il se réfère à lui-même et à ce qui lui est étranger en établissant ainsi une différence qui le constitue, et il se reproduit en recréant sans cesse cette différence par des opérations qui se rapportent à lui-même. C’est cela qui permet de parler d’autopoiesis, de production du système par lui-même et en quelque sorte d’auto-affirmation systémique. Mais il faut faire attention que le nouveau paradigme ne prend toute sa portée que si on le met en rapport avec des développements complémentaires sur la communication et l’observation. Selon Luhmann, la communication représente l’ensemble de trois opérations, l’énonciation d’une information, la transmission de l’information et la compréhension de l’information. Il en résulte que la communication ainsi conçue (ce qui ne la limite pas à une énonciation et à une réception) est observable, ce qui veut dire que tout système social, tissé de communications, est observable. On peut procéder à des distinctions à son propos et le décrire à partir de ces distinctions. Cette constatation est décisive dans la mesure où elle implique qu’il peut y avoir de l’observation dans tout système et pas seulement de l’observation externe. Il faut même aller plus loin et se dire que l’observation peut elle-même être observée. Il y a de l’observation de premier ordre ou degré et de l’observation de second ordre ou degré dans les systèmes. Les observateurs en train d’observer peuvent être de fait observés en tant qu’ils procèdent à des observations dans un cadre systémique changeant.

C’est pourquoi, si l’on retient qu’il ne saurait y avoir de système sans qu’il y ait des processus de distinction et d’établissements de différences dans les communications, il faut bien admettre avec Niklas Luhmann qu’il n’y a pas de système sans des observations récurrentes indispensables pour procéder à de nouvelles distinctions. Cela a pour conséquence, elle aussi capitale, qu’il ne peut exister de système social sans récursivité, ni réflexivité. En effet il faut bien revenir sur ce qui a été communiqué, si l’on veut continuer à communiquer sur la communication et reconduire la différence entre le système et l’environnement. Comme le dit Niklas Luhmann, toute communication s’expose à un retour de bâton, c’est-à-dire au refus au lieu de l’acceptation, ce qui inévitablement doit entraîner une modification des opérations du système. La dimension temporelle, la différence du passé et du futur, mais aussi la mémoire sont inséparables du fonctionnement des systèmes sociaux qui ne sont jamais au repos et ne connaissent pas, selon les termes de Niklas Luhmann, de solidification chosiste. Il ne faut toutefois pas se tromper sur la portée de la réflexivité, en aucun cas elle ne peut être extra- systémique : on ne peut sortir de la société et adopter sur elle un point de vue en surplomb. En outre, il ne faut pas croire que les observations de premier degré sont déjà en elles-mêmes réflexives, parce qu’elles sont récursives. Pour Niklas Luhmann ces observations sont en effet incapables de faire la différence entre la réalité et l’illusion de la réalité et donc de prendre de la distance par rapport aux sémantiques (descriptions du monde) les plus couramment admises.

Seules les observations de second degré sont véritablement dotées d’une capacité de distanciation. Cela vaut particulièrement pour les observations qui sont faites par des observateurs situés dans des systèmes globaux et qui observent ce qui se passe dans des sous-systèmes ou qui considèrent des sémantiques du passé entrées en crise. Cela n’a, bien entendu, rien à voir avec une capacité de totalisation des mouvements et des communications de la société. Niklas Luhmann se dit persuadé qu’on peut parler aujourd’hui d’une société mondiale en raison de l’universalisation des communications. Si l’on accepte cette thèse qui fait des nations des spécifications ou des modulations d’une société mondiale qui est l’avenir du monde dans la communication, on est placé devant un paradoxe redoutable : on ne peut analyser cette société mondiale qu’à l’intérieur d’elle-même à partir d’une pluralité de sous-systèmes qui, certes, participent de la société mondiale, mais ne peuvent développer que des réflexivités limitées. La réponse de Niklas Luhmann à ce problème, plus implicite qu’explicite, est que la sociologie de la société mondiale a surtout pour tâche de rompre avec les conceptions nationales ou régionales de la sociologie et doit faire comprendre que la société actuelle est décentrée et hétérarchique (c’est-à-dire non hiérarchique dans ses principes) et qu’elle n’est que le corrélât de la mise en réseaux universelle des opérations de communication. Pour mettre les points sur les « i », Niklas Luhmann affirme même que dans chaque communication la société mondiale est maintenant impliquée [2].

Tout cela se situe d’ailleurs dans une systémique universelle. Tout système social a pour environnement une pluralité de systèmes qui concernent la vie biologique des humains, leur conscience, etc. Mais si les systèmes peuvent être en contact les uns avec les autres, ils ne peuvent pas pour autant intervenir directement les uns sur les autres. Ils ont des effets indirects sur les autres, ils suscitent des irritations, dit Luhmann, en décevant des attentes, c’est-à- dire en perturbant des communications internes. Mais en tout état de cause la réponse à ces irritations reste intrasystémique. Les systèmes ne communiquent pas entre eux et ne répondent pas aux défis qu’ils se lancent objectivement. Cela n’exclut pas que certains systèmes entretiennent des relations privilégiées, parce que ces relations sont nécessaires pour le maintien de leurs autopoiesis respectives. De telles relations, que Luhmann appelle couplage (Kopplung), peuvent permettre à un système d’avoir des connexions très complexes avec son environnement, mais la complexité des systèmes de cet environnement ne peut lui être transparente et ne peut influencer directement ses opérations et sa clôture opérationnelle. Les systèmes sociaux peuvent bien réagir avec une extrême souplesse, ils ne peuvent intervenir sur l’extérieur. Autrement dit, ils se subissent les uns les autres sans jamais pouvoir maîtriser leurs interrelations, quelle que soit l’importance de ces dernières.

C’est ce qui donne un caractère très particulier à l’évolution des systèmes et à l’évolution des sociétés humaines en général. Il n’y a pas à proprement parler de finalité à l’évolution : elle se fait jour à partir des apports du passé qui délimitent ce qui est possible. Elle va sans doute vers une plus grande complexité et une plus grande différenciation des systèmes (par exemple, la division en sous- systèmes), mais rien ne dit que les réponses données aux problèmes soient bonnes ou viables. C’est pourquoi Niklas Luhmann, contrairement à beaucoup de théoriciens du systémisme, n’exclut pas que les multiples évolutions en cours puissent conduire à des catastrophes. De ce point de vue, il écarte la possibilité, envisagée par Jürgen Habermas, que des potentiels de rationalité inexploités pourraient, sous certaines conditions, déclencher des poussées d’évolution partiellement finalisées. Il n’y a de rationalité que systémique, rationalité qui s’appuie sur du sens déjà produit pour se représenter comme une distinction complète et pertinente. On ne peut faire référence à la raison que de façon rétrospective et non de façon prospective. On peut admettre qu’il y a, comme le dit aussi Luhmann, des acquis d’évolution qui sont difficilement réversibles (par exemple, l’écriture, l’imprimerie) parce qu’ils sont des points de départ pour de nouvelles formes de communication. On ne peut en tirer la conclusion qu’il existe des lois de l’évolution ou des évolutions maîtrisables.

En fait, Niklas Luhmann, qui se refuse à penser en termes d’optimisme ou de pessimisme ou encore en termes de continuités linéaires, tient particulièrement à mettre en garde contre l’idée d’effets cumulatifs des processus historiques. Cela vaut même pour les connaissances dans la mesure où la société doit arriver à coexister avec un monde qui lui reste inconnu. L’innovation cognitive qui est produite par le système de la science n’est pas niable, mais elle ne fait que déplacer les distinctions entre le certain et l’incertain. L’activité cognitive n’agit au fond que sur elle-même, et les résistances qu’elle surmonte sont intérieures au système de la science. On ne pense pas mieux le monde aujourd’hui qu’autrefois, on le pense autrement sans pouvoir vraiment anticiper le futur (ni celui du monde, ni celui de la société). La théorie des systèmes et plus particulièrement celle des systèmes sociaux a donc forcément partie liée avec ce qu’on pourrait appeler le désenchantement cognitif.

L’examen auquel on a procédé jusqu’à présent pourrait laisser croire que Niklas Luhmann ne s’intéresse guère qu’aux grandes machines systémiques. Beaucoup lui reprochent d’ailleurs sa tendance à l’abstraction et lui font grief d’utiliser une sorte de dialectique descendante, à la manière platonicienne, de la théorie générale des systèmes aux théories des systèmes les plus simples. Le reproche serait justifié si Niklas Luhmann avait voulu bâtir une théorie générale hypothético-déductive à partir d’une axiomatique, et cela en introduisant des relations rigides entre les systèmes englobants et les systèmes partiels. Mais ce n’est pas le cas, puisque Luhmann table tant sur la mortalité et la variabilité des systèmes. Le changement (et un changement imprévisible) est un mode d’existence du monde social systémique, et vouloir s’y opposer ne peut que conduire à des déboires ceux qui s’y essaient (par exemple, vouloir figer des sémantiques comme les sémantiques morales). Dans ses nombreuses études historico-empiriques sur les sémantiques du passé entrées en crise, il ne se lasse pas d’en faire la démonstration, et il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas lui en donner acte. Il faut en outre signaler qu’il attribue une très grande importance à des différenciations systémiques qui peuvent se produire sans avoir de rapports directs avec la société ou ses systèmes partiels. Il apparaît fréquemment des différences - système, environnement —, éphémères et triviales, dont l’apparition et la constitution ne sont pas du tout contrôlées par les grandes formes des systèmes partiels. Comme le dit Luhmann, les systèmes partiels nagent sur une mer de petits systèmes qui se forment et se dissolvent sans cesse, et les agencements fonctionnels utilisent des interactions et des organisations dont les places et les rôles se laissent difficilement cerner.

Cette insistance sur les formes de l’interaction et de l’organisation ne doit toutefois pas être interprétée comme un retour subreptice à une théorie ou à une sociologie de l’action (ou des acteurs). Luhmann ne conçoit pas l’interaction comme une relation intersubjective ou interindividuelle. Pour lui, elle est une relation communicationnelle en marche vers l’autopoiésis, mais sur des bases fragiles, ce qui rend difficile son renouvellement. L’organisation, par contre, synchronise le présent et le futur d’interactions en rendant possible la redondance de décisions tout en créant un état d’acceptation de ces décisions. On peut faire des constatations du même ordre à propos des médiums de communication, élément essentiel de la théorisation des systèmes selon Luhmann. Un médium symboliquement généralisé, qu’il soit médium de diffusion (Verbreitung) ou de production d’effets (Erfolg), réduit la contingence et régularise quelque peu les communications sur le plan temporel. Mais il ne faut pas les confondre avec des mécanismes rigides ou des sortes d’abstractions sociales qui dominent complètement des communications. De ce point de vue, les conceptions de Luhmann sont très éloignées de son contradicteur privilégié, Jürgen Habermas. Comme on le sait, ce dernier limite la jundiction du systémisme aux mondes de l’action instrumentale et des pouvoirs bureaucratisés. Dans ce cadre, il fait des médiums argent et pouvoir des médiums de pilotage (Steuerung) : ils se substituent à la communication (même s’ils véhiculent de l’information) pour réguler des échanges matériels et sociaux. Le monde systémique s’oppose au monde des normes et des interprétations produites dans les relations intersubjectives, les communications et les confrontations discursives.

Une telle opposition est tout à fait absente chez Luhmann pour qui le « monde social vécu » (pour reprendre une notion chère à Habermas) relève du systémisme au même titre que l’économie et la politique. Aucun système social ne peut en effet mettre la communication entre parenthèses, même si les modulations peuvent en être très diverses et même si codes et médiums permettent de réduire les coûts sociaux des relations de communications. En conséquence, on ne saurait parler d’« abstractions réelles » ou de « réification » comme le fait Habermas à propos des modes de fonctionnement des systèmes. Il y a suffisamment de fluidité et de souplesse dans la différenciation des systèmes pour qu’il n’y ait pas de cristallisations rigides sur le long terme, tout au moins dans la phase actuelle du développement de la société, C’est seulement dans le passé que l’on peut trouver ce qui ressemble à de la rigidité dans les sociétés segmentaires, dans les sociétés que Luhmann qualifie de stratifiées, en fait caractérisées par des rangements hiérarchiques et par une sémantique de la maîtrise. A l’heure actuelle, au contraire, l’évolution systémique a conduit à une société mondiale qui n’a pas de centre, qui est polytextuelle et marquée essentiellement par la différenciation fonctionnelle, et qui ne connaît pas de véritable hiérarchisation des systèmes. Dans son sein, il y a, certes, des conflits, des affrontements entre couches sociales. Ils ne renvoient pourtant pas à des antagonismes fondamentaux, ni à des dichotomies sociales indépassables ; ils sont plutôt des effets imprévus, à tout prendre secondaires (même s’ils produisent de la violence) de la différenciation fonctionnelle.
Cela ne veut pas dire pour autant que la société mondiale puisse facilement intégrer les individus pour contrecarrer les tendances à l’anomie qui résultent de la rapidité des mutations fonctionnelles. Luhmann récuse toute conception de ce genre, parce qu’il ne croit pas à la pertinence de cette thématique et que la société puisse se fixer des objectifs. Tous les systèmes sociaux produisent selon lui de l’inclusion et de l’exclusion, et il est vain de vouloir s’y opposer. De même, il est vain de prétendre mener des actions systématiques pour prévenir les risques écologiques et les risques qui viennent de l’utilisation des technologies nouvelles. La société mondialisée acentrée ne peut en effet sortir d’elle-même et de la logique des sous-systèmes qui la composent pour éradiquer les pathologies sociales, pas plus qu’elle ne peut surplomber son environnement naturel. Il y a évidemment des réactions dans la société, par exemple des réactions morales ou éthiques qui donnent l’alarme pour des problèmes qui ne peuvent être traités ni politiquement ni économiquement. Comme le dit Luhmann [3], avec un certain cynisme, la société se donne la possibilité, sous le nom d’éthique, d’introduire la négation du système dans le système pour en parler de façon honorifique. Il y a aussi, bien sûr, des réactions politiques, et beaucoup de campagnes électorales abordent ce genre de problèmes, mais les affrontements qui ont lieu sur un terrain national et dans le cadre du rapport binaire gouvernement/opposition n’ont que peu d’influence sur le système politique mondial, sur ses réponses aux irritations venant de son environnement [4] et sur ses différenciations fonctionnelles. Ces joutes peuvent éventuellement changer la relation entre gouvernement et opposition, et les sémantiques employées de part et d’autre, elles, n’ont pas d’effets perceptibles sur ce qui se passe.

Nildas Luhmann admet pourtant qu’il faut accorder une place à part à ce qu’on appelle aujourd’hui les mouvements sociaux et qu’il appelle souvent les mouvements de protestation. Qu’il s’agisse du mouvement féministe, du mouvement écologiste ou de mouvements plus ponctuels, ils présentent le très grand intérêt de mettre en question les sémantiques dogmatiques et de secouer les routines institutionnelles (celle des partis entre autres). Leur fonction est au fond d’attirer l’attention sur certaines conséquences de la différenciation fonctionnelle. On peut en ce sens considérer qu’ils font partie du système immunitaire de la société et qu’ils contribuent à améliorer l’auto-observation de la société en mettant le doigt sur certaines déficiences. Le revers de la médaille, c’est qu’ils peuvent parfois être tentés de s’attaquer, au-delà des modes de fonctionnement des systèmes sociaux, à leurs codes et à la logique de la différenciation fonctionnelle, en risquant de susciter des crises dont l’issue peut être catastrophique. C’est surtout un danger lorsque les mouvements sociaux se reconnaissent dans des programmes sans pertinence théorique (du point de vue de l’observation de 1’ « auto- poiesis ») en raison d’ambitions démesurées. Les mouvements sociaux, pour avoir des effets positifs, doivent agir dans la société, dans les systèmes sociaux qui la composent, en suscitant, plus ou moins directement, des bifurcations dans la différenciation fonctionnelle des communications. Grâce aux mouvements sociaux la société peut ainsi (mais ce n’est qu’une possibilité) mieux décrire les éléments de l’environnement qui sont importants pour elle [5].

Cette théorisation, encore embryonnaire, des mouvements sociaux, est en même temps une théorisation du changement social ou plus précisément une théorisation de ce qui peut être entrepris pour faire face à la différenciation fonctionnelle et à ses effets émergents. Elle tient en peu de mots : on ne peut qu’accompagner, canaliser, parfois dévier les flux de la différenciation et de la complexité croissante des articulations systémiques. Il est en revanche impossible de lui donner une direction d’ensemble et même de la conduire vers des transformations partielles des systèmes sociaux. La réflexivité possible à l’intérieur des systèmes ne peut porter que sur des opérations et des observations, elle ne permet pas de franchir les frontières ou les clôtures systémiques. A cela il faut ajouter qu’il n’y a pas de véritable observation de second degré de la société mondialisée. On ne peut procéder à des observations de cette dernière qu’à partir de ses modulations régionales, donc sur des bases relativement restreintes ou partielles, ce qui revient à dire qu’on ne peut guère aller au-delà d’une lutte permanente pour lever les obstacles à la communication et à la différenciation des systèmes fonctionnels. Non seulement on doit renoncer à réformer la société, mais il faut aussi se convaincre que les modifications que l’on veut apporter dans les champs systémiques peuvent être mises en échec et s’avérer inopérantes ou, ce qui revient au même, dysfonctionnelles. La société mondialisée ne peut, en conséquence, se prémunir contre elle-même et contre sa propre effectivité, c’est-à-dire contre les risques de sa propre disparition. Le pire n’est pas certain, semble dire Niklas Luhmann pour faire comprendre simultanément que la préservation de l’humanité n’est pas non plus certaine.

Faut-il se résigner à cette sociologie de la cécité récurrente et du renoncement stoïque ? On s’efforcera de démontrer qu’il n’en est rien et que la société peut se réfléchir elle-même dans des conditions beaucoup plus satisfaisantes que celles avancées par Niklas Luhmann. Encore faut-il ne pas revenir en deçà de ce que sa sociologie a pu apporter de nouveau. On ne peut se contenter, notamment, de lui reprocher l’absence du sujet ou de l’acteur dans ses analyses, précisément parce qu’au-delà des acteurs il a saisi l’importance des combinaisons autonomisées des communications et leur préséance dans le social par rapport aux consciences individuelles. Ce qui pose problème, c’est qu’il n’explique pas vraiment pourquoi il y a cette préséance et comment les consciences individuelles (donc les acteurs) s’articulent avec les communications et leurs agencements systémiques. Il faut noter d’abord qu’il semble croire que la combinaison qui fait sens suffit à fonder l’agrégation des communications. Il ne pose pas la question du mouvement et du sens qu’il faut donner au sens pour qu’il y ait communication et distinction dans les communications. Pour lui il y a une auto-mobilité [6] des occurrences de sens et il semble dire de façon tautologique qu’il y a du sens parce qu’il y a du sens. Il dit même de façon un tantinet provocatrice qu’il n’y a de sens que le sens des opérations qui l’utilise [7]. Par là, il évacue une thématique fondamentale, à savoir celle de la surdétermination possible des échanges et des opérations de sens par des significations sociales dominantes.

Or, il apparaît bien que Niklas Luhmann lui-même n’a pas exclu une telle surdétermination pour les sociétés du passé, les sociétés segmentées et les sociétés stratifiées, mais qu’il exclut à partir du moment où il y a différenciation fonctionnelle, c’est-à-dire différenciation des communications et des systèmes sans interférence de rigidités hiérarchiques ou de sémantiques pesantes qui empêchent la réflexivité des observations de second degré. Cette thèse est toutefois plus posée que démontrée, et Niklas Luhmann ne paraît guère se soucier du poids extraordinaire du système économique dans les sociétés contemporaines : la valeur économique fait sens pour de multiples activités et communications sociales, et l’on voit mal comment la prolifération systémique pourrait s’y soustraire. En d’autres termes, le sous-système économique satellise les autres systèmes (par exemple, le sous-système politique) sans avoir besoin de les dominer hiérarchiquement selon des principes de rangement rigides. Les opérations de couplage des systèmes sont de ce fait beaucoup moins neutres que ne veut bien le dire Niklas Luhmann : elles participent en fait de l’imprégnation de la société par les mouvements du devenir valeur des activités humaines (que l’on songe à ce que l’on appelle aujourd’hui mondialisation).

On est d’autant plus fondé à l’affirmer que tous les systèmes sociaux ont en commun le même vecteur de communication, le langage, que Luhmann lui-même qualifie de médium par excellence. A travers la parole et l’écrit, il circule quelque chose entre les systèmes sociaux, quelque chose qui est de l’ordre d’une production symbolique toujours renouvelée et qu’on ne saurait confondre avec un ensemble de moyens d’expression. La langue, comme l’a très bien montré Walter Benjamin [8], est une polarité entre le nom (le concret) et les mots (l’abstraction) sans qu’on puisse jamais les séparer. Or, Niklas Luhmann cherche à opérer une telle séparation en distinguant la langue du symbolisme concret de la langue des généralisations symboliques, la seule qui concernerait les systèmes sociaux. Cette distinction lui permet d’affirmer que les communications des systèmes sociaux peuvent utiliser des médiums symboliquement généralisés autonomes, c’est-à-dire pratiquement débarrassés des bruits de fond, des scories des langages ambigus des consciences et des corps. Il peut ainsi affirmer leur clôture par rapport aux systèmes de la conscience et de la corporéité, donc par rapport aux relations poiétiques et mimétiques des hommes au monde. La discontinuité qui existe entre social, conscient et biologique devient effectivement le moyen de nier les transversalités qui se font jour entre les différents niveaux d’activité humaine.

Si l’on refuse ce coup de force théorique [9], on est forcé de réévaluer des parties importantes de l’édifice systémique de Niklas Luhmann, notamment l’autoréférentialité et l’autopoiésis. Non pas qu’il faille récuser ces notions totalement et décréter qu’elles ne présentent aucun intérêt. Il s’agit plutôt de les déplacer et de les relativiser, et de prendre conscience qu’il peut y avoir de l’hétéropoiésis dans l’autopoiésis, c’est-à-dire des phénomènes de contamination entre les systèmes qui rendent leur clôture fragile. Le monde des systèmes sociaux en tant que monde du sens et des communications est un monde des ambivalences et des glissements sémantiques. Il est en particulier en relations constantes avec ses consciences en tant qu’elles sont porteuses de processus cognitifs et insérées dans des rapports cognitifs collectifs (socialisation cognitive, apprentissage, élaborations sémantiques). Luhmann, de son côté, ne veut voir dans tous ces processus que des opérations de description s’appuyant sur la mémoire. Cela lui permet d’esquiver une question essentielle, celle des conditionnements sociaux de l’observation et de la réflexivité, c’est-à-dire celle de l’insertion des observateurs dans des rapports de pouvoir et des rapports inégaux pour l’accès aux ressources cognitives et culturelles. Sans doute serait-il injuste de reprocher à Niklas Luhmann d’ignorer complètement ce complexe de problèmes, puisqu’il fait souvent référence au pouvoir comme capacité de sélection des communications et des orientations de l’action qui n’exclut pas la contrainte. On constate toutefois que jamais il n’envisage que la répartition des pouvoirs dans la société puisse être fondamentalement asymétrique et hiérarchisée. D’une certaine façon il présuppose que la circulation des pouvoirs est suffisamment étendue pour neutraliser les effets d’asymétries et d’inégalités temporaires. Cela le met en mesure d’écarter toute idée de pouvoirs cristallisés durablement dans les rapports sociaux et donc de rapports sociaux eux-mêmes cristallisés.

La société sans adresse de Luhmann est construite en fait comme une société en état d’apesanteur. Pour la faire retomber sur ses pieds, il faut lui restituer les dispositifs et agencements sociaux qui encadrent et guident les communications et surtout délimitent des lieux et des temporalités dans lesquels les hommes sont appelés à se mouvoir. Les groupes sociaux et les individus n’agissent pas dans un pur univers communicationnel, ils sont placés dans des formes de vie qui les séparent autant qu’elles les unissent et participent souvent d’horizons hétérogènes. Et ce que Luhmann appelle les médiums de communication ne transmettent pas que des informations et des orientations, mais, pour les plus importants d’entre eux, l’argent, les rotations des capitaux, et les pouvoirs bureaucratisés, des formes d’organisation sociale et d’activité par-dessus la tête des hommes et de leurs communications. Le systémisme de l’économie et des gestions bureaucratisées repose sur des opérations complexes où les opérations d’évaluation et de classement des activités et des hommes l’emportent sur toutes les autres. Les médiums qu’on pourrait appeler médiums de valorisation dictent ou rendent impossibles des comportements, régulent des relations avec l’objectivité (monde des marchandises, modes d’occupation de l’espace, etc.). Il n’est pas exagéré de dire, en ce sens, que les systèmes de l’économie et du politico-bureaucratique [10] tendent à se fermer par rapport aux systèmes communicationnels proprement dits, c’est-à-dire par rapport à tout ce qui est fondé sur la différenciation des communications et des échanges symboliques. Mais, comme ils régissent les activités les plus décisives de la société actuelle, par contrecoup ils font sentir leur influence sur toutes les activités et communications.

C’est bien pourquoi l’observation de second degré ne peut être pertinente que si elle prend ses distances par rapport à l’hétéropoiésis des systèmes sociaux dominants, par rapport aux dispositifs et agencements qui soumettent les hommes à la logique objectivée et naturalisée de la valorisation. Point n’est besoin pour cela de sacrifier à l’illusion d’une pensée en surplomb, hors de la société. Il faut au contraire observer tout ce qui entrave les communications, tout ce qui, sous couvert de réduction de la complexité, parasite et rigidifie les échanges. Paradoxalement, les communications se multiplient à l’infini, mais ce qu’elles communiquent est le plus souvent sclérosé, routinisé ou lié à des automatismes sociaux. C’est ce paradoxe qu’il faut surmonter, si l’on veut vraiment entrer dans une société de communication.

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[1Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt/Main, Suhrkarnp, 1997.

[2Ibid., p. 150.

[3Ibid., p. 405.

[4Voir l’article de Niklas Luhmann, Der Staat des politischen Système, in Perspektiven der Weltgesellschaft (sous la dir. d’Ulrich Beck), Frankfurt/Main, Suhrkainp, 1998, p. 345-380.

[5Niklas Luhmann, Protest (édité par Kai-Uwe Hellmann), Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1996.

[6Cité par Günter Thomas in Kritik der Théorie sozialer Systeme (codirection W. Krawietz et M. Welker), Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1992, p. 347.

[7Die Gesellschaft der Gesellschaft, op. cit., p. 44.

[8Voir à ce sujet le livre de Winfried Menninghaus, Walter Benjamins Theorie der Sprachmagie, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1995.

[9Voir l’article de Werner Schicwek in Kritik der Théorie sozialer Systeme, op. cit., p. 147-161.

[10Il va de soi que le politico-bureaucratique ne doit pas être confondu avec la politique en tant que représentation et confrontation.