site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Critique de l’économisme et économisme chez Marx

L’Homme et la société

n° 132-133, p. 37-51, juin 1999


[L’article reparaîtra ensuite dans Marx 2000 sous la dir. d’Eustache Kouvelakis, PUF, 2000., dans Un autre Marx et sur le site de la revue Carré rouge ]



On reproche souvent à Marx d’avoir conçu son œuvre de critique de la société capitaliste dans une perspective économiste, en sacrifiant à un paradigme de la production, en particulier dans ses écrits de la maturité. La réalité sociale serait ainsi réduite à la production de la vie et au travail comme activité d’autoréalisation. L’économique deviendrait, par là même, la clé permettant de comprendre la constitution des sociétés. Pour prendre un exemple contemporain de ces critiques, on peut se référer à Jürgen Habermas qui croit pouvoir discerner chez Marx une sous- estimation préjudiciable de la communication et de son rôle dans les rapports sociaux, en même temps qu’une surestimation des aspects instrumentaux et cognitifs dans l’agir humain. Il est vrai que, pour avancer de telles vues, Jürgen Habermas peut s’appuyer sur la tradition marxiste elle-même, sur ces innombrables commentaires, traités, manuels qui ont ressassé la prédominance de l’économie, du travail et ont interprété le passage à un autre type de société comme fondamentalement lié à une réorganisation de l’économie.
Pourtant si l’on veut bien se donner la peine de lire Marx avec attention, sans dévotion, ni déférence, mais aussi sans prévention, on peut trouver chez lui des mises en question explicites de l’économisme propre aux sociétés contemporaines. On peut d’abord constater qu’il refuse d’hypostasier le travail, et d’en faire une sorte de relation instrumentale transhistorique des hommes à la nature et à leur environnement. Le travail dont il parle n’est pas un donné anthropologique, une activité de production qui se caractériserait essentiellement par ses prolongements techniques (les instruments de travail, les outils de production) et par ses résultats observables (produits, services). Ce n’est donc pas au premier chef une activité (ou un ensemble d’activités coordonnées), c’est un rapport social, un agencement social spécifique d’activités. Il explique inlassablement dans les Grundrisse, comme dans le Capital, que le travail concret des individus dans la production est le support du travail abstrait qui alimente le renouvellement et l’extension du capital. En d’autres ternies, le rapport social de travail est un mode de captation d’une part essentielle des activités humaines au bénéfice d’une immense machinerie sociale (le mouvement des capitaux). Le travail dans la société capitaliste n’est en aucun cas dominé par la recherche de valeurs d’usage ou par une logique de la consommation, mais bien par une logique de la production pour la production de valeurs (capitaux et marchandises). L’économisme est inhérent à la société capitaliste, il est fondé sur l’autonomisation des mouvements de valorisation par rapport à ceux qui en sont porteurs, les travailleurs salariés, qui voient leur échapper les conditions de production, et les capitalistes, qui ne sont guère plus que des fonctionnaires du capital. Le rapport social de travail n’est pas une confrontation directe, immédiate entre capitalistes et salariés, il est surtout rapport entre des capitaux, rapport entre les différentes composantes du capital, capital constant et capital variable, absorption du travail vivant par le travail mort.
C’est tout cela que Marx se propose d’élucider et de déconstruire en mettant en évidence les aveuglements de l’économie politique. Dans les Théories sur la plus-value (Theorien über den Mehrwert), il s’efforce notamment de montrer les faiblesses de la théorie de la valeur-travail de Ricardo. Pour ce dernier, il s’agit essentiellement d’une théorie de la mesure de la valeur par le temps de travail et les quantités de travail. Or, avant même de mesurer, il faut savoir ce que l’on mesure et se demander, comme dit Marx, ce qui constitue la substance du travail, et bien sûr, de la valeur. Pour cela, on doit se garder de faire appel à des référents naturels, mais, au contraire, on doit analyser des formes sociales en mouvement, et des dynamiques qui donnent forme à des relations sociales. Le travail comme activité n’est pas spontanément une réalité homogène et pour qu’il puisse devenir la partie variable du capital, il faut qu’il subisse toute une série de conditionnements et de métamorphoses. Il faut en particulier qu’il y ait conditionnement de la capacité d’agir et de travail des salariés pour en faire une force de travail, c’est-à-dire un mode d’intervention répétitif et estampillé (qualification, formation) dans la production. Le temps de travail, en ce sens, ne relève pas d’un temporalité naturelle, il est une résultante des métamorphoses du capital (le retour à lui-même après des transformations successives). Ces substances, le travail et la valeur, sont en ce sens des substances en mouvement qui passent de formes en formes et il serait vain de vouloir les étalonner à partir d’instruments de mesure simples, statiques et fixés une fois pour toutes. Comme le fait observer Marx contre Ricardo, la journée de travail n’est jamais identique à elle-même, et partagée selon les mêmes proportions entre travail nécessaire et survaleur [1].
Il y a, en fait, une dialectique complexe de la captation du travail vivant par le travail mort (la machinerie capitaliste). Les travailleurs salariés sont une réalité vivante, plastique, qui est elle- même confrontée aux changements incessants des rythmes de l’accumulation du capital. Des ajustements, des adaptations, voire des mutations de relations entre les procès du capital et les procès de travail sont en permanence à l’ordre du jour. Les rapports entre capital et travail ne sont ainsi jamais vraiment du repos, même si le rapport social de production se reproduit à travers le mouvement même de l’accumulation sous la dominance du capital. C’est pourquoi il faut bien voir que l’objectivité de la valeur (et de la dynamique de la valorisation), qui s’impose à tous les agents économiques, est de nature processuelle. Marx le signale en faisant remarquer que la valeur doit organiser sa propre représentation (Darstelhmg) et développer ses propres instruments de mesure à travers la valorisation. Il écrit de façon caractéristique, toujours dans les Théories sur la plus-value que la grandeur de valeur n’est que la forme de la valeur ou la forme de la marchandises [2], et que, pour saisir l’économique, il faut recourir à ses déterminations formelles ou encore déployer sa déterminité formelle (Formbestimmtheit). Ce langage peut sembler obscur, de prime abord ; il s’éclaire assez vite, si l’on admet comme Marc que la dynamique économique autonomisée et dominante par rapport aux autres activités sociales passe par-dessus la tête des hommes. Les rapports économiques sont, certes, produits et reproduits par les agents économiques, mais ils se présentent essentiellement comme des rapports sociaux entre des choses.
Pour employer un autre langage, on pourrait dire que la socialité est comme déposée dans les formes de la valorisation, et que les représentations objectivantes, que ces dernières produisent sans discontinuer, éblouissent et aveuglent les individus. Cela a pour effet d’occulter des aspects importants de l’exploitation, notamment ses aspects collectifs, ce que Marx appelle l’exploitation du travail combiné (ou encore de la journée de travail combinée) et qui, au-delà de la coopération dans les entreprises, joue sur toutes les interdépendances et synergies dans la production, sans les reconnaître. Pour le capital, il n’y a pas en effet de travail social (ou de travaux socialisés), mais seulement des porteurs de force de travail, isolés les uns par rapport aux autres, et cela bien que les salariés constituent ensemble un travailleur collectif multiforme, en constante évolution. De ce point de vue, l’exploitation, au-delà des dépenses d’énergie consenties par les salariés individuellement, se manifeste comme négation sans cesse renouvelée des liens et des échanges qui ont lieu dans la production. La plus-value, comme la grandeur de valeur, est donc avant tout une forme sociale qui dépouille le travail de son caractère social, alors même qu’elle le quantifie. Elle est à la fois appropriation et expropriation : appropriation particulariste de forces collectives et expropriation des connexions sociales que développent les individus dans le procès de travail. C’est ce que Marx exprime avec force dans le Livre I du Capital : lorsqu’il dit que le capital s’incorpore les puissances sociales et intellectuelles de la production. C’est ce qu’il essaye de faire comprendre à certains économistes socialistes d’inspiration ricardienne, qui réclament pour les travailleurs le droit au produit intégral du travail. Le problème qu’il faut affronter n’est pas seulement de démontrer qu’il y a du travail non payé dans le procès de production, mais aussi de démonter la dynamique des formes économiques autonomisées.
On voit ainsi la grande originalité de la critique de l’économie politique que Marx voulait promouvoir. Il ne pouvait se contenter de critiquer telle ou telle thèse d’Adam Smith ou de Ricardo : il lui fallait élucider également l’économie en tant que réalité sociale, en tant que construction sociale de représentations, et en tant qu’ensemble symbolique opaque et contraignant. Les grands économistes classiques ont été capables de mettre en lumière un certain nombre des forces motrices du capitalisme débutant : la faim de travail du capital, la concurrence des capitaux, la division du travail, la logique de l’accumulation. Mais, selon Marx, ils n’ont su mettre au point un appareil catégoriel susceptible de cerner, derrière la superficie, les lois du mouvement de l’économie.
Ils se sont souvent égarés dans des inconsistances, et ont confondu des niveaux d’analyse. Lorsqu’ils ont voulu cerner des catégories comme le salaire, le profit, la rente foncière, ils se sont empêtrés dans les contradictions et les solutions boiteuses. En fait, leur conceptualisation est restée linéaire en cherchant à aplanir les discontinuités et à établir des connexions immédiates, là où il aurait fallu mettre au point des médiations. En fonction de tout cela, ils ont inévitablement oscillé entre généralités vides et empirisme à courte vue, sans pouvoir stabiliser leur discipline. Leurs successeurs ont, eux, purement et simplement renoncé à aller au-delà des apparences, et ont limité leur ambition à donner une formulation doctrinaire aux représentations (Vorstellungen) ordinaires sur l’économie [3]. C’est bien pourquoi la critique de l’économie politique doit mettre en question le mode de travail théorique propre à l’économie politique classique, autrement dit sa façon de penser son objet et de choisir son terrain de travail. Pour les économistes classiques, l’objet à connaître est en quelque sorte immédiatement donné : il est d’élucider les conditions d’une activité de production rationnelle. Aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de s’interroger sur la spécificité du mode de produire dans lequel ils sont immergés. Ce qui les intéresse fondamentalement, c’est d’arriver à comprendre les obstacles qui s’opposent au développement continu de la production, et non les rapports sociaux qui s’expriment et se renouvellent à travers la production. En raison de ces impensés, ils acceptent comme évidentes, sans s’en rendre compte, les cristallisations d’automatismes de représentation et de pensée dans les formes économiques, ce que Marx appelle les formes de pensée objectives (objektive Gedankenformen) ou encore les abstractions réelles (Realabstraktionen). Ils ne peuvent, en conséquence, pénétrer le capital et le travail comme hiéroglyphes sociaux, comme fantasmagorie socialement déterminée d’une relation purement instrumentale et technique à la production ; ils pensent en définitive à l’ombre du capital en succombant au fétichisme des formes économiques.
Il en découle que la critique de l’économie politique ne peut être une meilleure théorie économique, ou encore la recherche des lois positives de l’économie. Elle ne peut être qu’une autre façon de penser l’économie et, plus encore, une autre façon de penser les rapports entre activité théorique et société. Il lui faut réfléchir à ses propres conditions d’exercice, penser ce qu’elle fait en pensant et son positionnement par rapport aux relations sociales. Elle n’aspire pas à une vaine neutralité sociale sous couvert d’objectivité scientifique, mais, pour autant, elle ne se laisse pas prendre aux pièges de la condamnation morale et du refus éthique du capitalisme. La tâche fondamentale qu’elle se fixe, c’est de mettre fin à des conceptualisations qui ne font qu’épouser les objectivités sociales sans les questionner et qui, par là même, ignorent superbement les obstacles et les barrières que rencontre le travail de connaissance.
Dans la recherche d’une nouvelle conceptualisation, la critique marxienne de l’économie ne prend pas à proprement parler le contre-pied des concepts de l’économie classique : elle les déplace et les insère dans d’autres problématiques. II ne s’agit plus de bâtir un système ou une axiomatique, mais de suivre des enchaînements de formes économiques (c’est-à-dire sociales), de rendre compte des médiations qui conduisent de la marchandise au capital porteur d’intérêt en passant par la monnaie. Il faut toutefois faire attention à ce que cette conceptualisation prenne à chaque pas des distances avec ce qu’elle conceptualise, qu’elle ne fasse pas que théoriser des changements de forme, mais aussi des passages aux extrêmes, des déséquilibres et des crises. C’est ce qui explique l’affinité de cette conceptualisation avec la conceptualité hégélienne. Comme Hegel, Marx veut combler le fossé entre l’intellect et l’objectivité en détruisant des systèmes de représentations, et l’on comprend que la Grande Logique puisse exercer sur lui une telle fascination. Pour autant, la dialectique marxienne ne conduit pas à la réconciliation apaisée de l’Esprit, du monde et de la société. Elle thématise, au contraire, la dialectique des formes sociales comme une dialectique des séparations sans cesse renouvelées et des unifications de processus toujours précaires. Ce sont les abstractions réelles qui mènent la danse, dans un mouvement qui relève de la fuite en avant. Le capital se reproduit en multipliant les dégâts et sans se laisser arrêter par les catastrophes humaines que cela suscite. Les choses ne peuvent changer que si la nouvelle conceptualité critique se fait force sociale et politique pour remettre la société sur ses pieds et changer les modalités de activités humaines (notamment leur subsomption réelle sous le commandement du capital [4]).
L’entreprise critique de l’économie politique ainsi conçue est interminable, du moins tant que dure le règne d’un capital toujours en train de se transformer. Elle ne peut donc rester identique à elle- même et se présenter comme achevée et maîtrisant au préalable les changements de l’économie. Or, on peut douter que Marx ait été parfaitement conscient de cette constellation théorique. Le 10 octobre 1868, il écrit à Engels qu’il faut transformer l’économie politique en science positive [5] et les préfaces au Capital vont également dans ce même sens. Marx, il est vrai, n’entend pas la science dans un sens positiviste (à la même époque les références à Hegel sont toujours très nombreuses). On le sent toutefois pressé de damer le pion aux grands économistes et à leurs épigones (à cette économie vulgaire qui recherche la complétude). Marx est persuadé, en effet, que le dépassement du capitalisme est à l’ordre du jour (il est contemporain des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris) et il est convaincu qu’il lui faut livrer à un mouvement ouvrier en plein essor, une arme théorique acérée, la formulation définitive des lois du mouvement de l’accumulation capitaliste, en vue d’affrontements plus ou moins imminents. Alors qu’il refuse des lois générales de l’histoire, il semble implicitement admettre que le sort du capitalisme est déjà scellé par ses contradictions économiques, d’ailleurs appelées à s’exacerber. La crise économique prend, dans ce contexte, une valeur emblématique : elle est le nœud où tout doit se dénouer. C’est vraisemblablement cela qui explique les longs développements sur la baisse tendancielle du taux de profit en fonction de l’élévation de la composition organique du capital [6]. Marx ne s’aperçoit pas, apparemment, qu’en s’engageant sur cette voie, il se montre infidèle à ce qu’il dit par ailleurs sur la préséance de la forme par rapport à la mesure. Ce sont de fait les grandeurs de valeur qui prennent le dessus sur la valeur comme substance-mouvement dans cette loi présumée. On peut faire des remarques analogues à propos du problème de la transformation des valeurs en prix de production. Dans les formulations de Marx, les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits, doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs (quantités), sans tenir compte de la variabilité des mesures dans le mouvement des formes, sans tenir compte du fait que valeurs et prix ne renvoient pas à des référents naturels. On serait tenté de dire que dans cette entreprise impossible, Marx s’est laissé prendre dans les filets de Ricardo.
Il serait faux évidemment de dire que cet économisme est affirmé et consciemment assumé. Bien des textes de Marx, en particulier les textes historiques, montrent qu’il ne néglige pas la dimension culturelle ou politique des problèmes qu’il aborde. Pourtant cet économisme, même s’il reste latent, a des effets tout à fait négatifs. Il restreint l’horizon de Marx, il l’empêche en particulier d’entrevoir toutes les conclusions à tirer de ses analyses sur le rapport social de travail, sur la captation de l’essentiel de l’activité des salariés qu’il entraîne. Il est frappant de constater qu’il ne s’interroge guère sur les conséquences du passage obligé de la socialité par les abstractions réelles, par ces objectivités sociales non maîtrisées qui imposent leur dynamique aux relations sociales. Il fait bien remarquer, dans les Gründrisse, que la société n’est pas composée d’individus, mais de rapports de rapports. Il n’essaye pourtant pas de savoir si cela n’aboutit pas à faire du rapport social quelque chose d’extérieur, de surimposé aux échanges entre les individus et entre les groupes sociaux. C’est pourquoi il lui est très difficile de saisir que les rapports sociaux ne sont pas là pour le déploiement des activités et des échanges humains, et que ce sont au contraire ces derniers qui sont là pour le déploiement des rapports sociaux. La socialité n’est pas proximité, elle est distance, elle se profile comme une seconde nature dans laquelle il faut trouver sa place et s’assurer un minimum d’espace à travers la concurrence et les affrontements. Dans ce cadre, les liens sociaux et la sociabilité ne sont jamais donnés une fois pour toutes, ils doivent en fait être conquis contre un environnement hostile, contre les rapports de valorisation-dévalorisation, d’appréciation- dépréciation dans ce que les hommes font les uns avec les autres, les uns contre les autres. Marx en a plus ou moins conscience, et il lui arrive de mentionner ce type de problèmes. Il ne les met cependant pas au centre de ses préoccupations.
On peut, de même, constater qu’il s’intéresse assez peu au sort que le rapport social capitaliste réserve à l’individuation. Il serait, bien sûr, injuste de lui reprocher d’ignorer les phénomènes d’oppression et d’exploitation auxquels les individus sont confrontés. Dans son œuvre, les dénonciations de la misère, des injustices et des souffrances infligées à la classe ouvrière, particulièrement aux femmes et aux enfants, sont très nombreuses. Il appelle de ses vœux une société où, les individus seraient libérés des chaînes qui les asservissent, où le développement de chacun serait la condition du développement de tous. Dans les Grundrisse par exemple, il évoque l’apparition ou l’éclosion d’un individualisme multilatéral, fort de la multiplicité de connexions permise par l’extension des échanges et des communications. Il s’inquiète toutefois assez peu des conditions qui seraient nécessaires pour qu’un tel individualisme puisse voir le jour. Il insiste sur l’importance d’une libération de la temporalité et il estime indispensable de mettre fin aux phénomènes de séparation par le travail associé. En même temps, il admet implicitement que les individus sont de plain-pied avec leur subjectivité, et ne sont donc pas clivés, comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire partagés entre l’adaptation aux contraintes sociales et la recherche de relations libres, entre la recherche de la jouissance dans l’affrontement avec les autres et la pacification des relations interindividuelles, et plus profondément encore, partagés dans leur affectivité, amour et haine de soi, hypertrophie et atrophie du moi. Dans le rapport social capitaliste, l’économie des relations affectives est, de fait, très clairement marquée par l’accumulation des déséquilibres et une profonde instabilité dans la perception des expériences et la mise au point des perspectives de vie. L’individualisation, en définitive, est paradoxale dans la société capitaliste : elle s’achète au prix d’une incapacité à utiliser pleinement et dans la réciprocité les connexions au monde et à la société ; elle ne constitue pas un fondement solide pour la libération et des individus et de la société.
Cela revient à dire que les individus, avec leurs ambiguïtés, leurs ambivalences, et les faiblesses de leurs subjectivités, participent de la reproduction des rapports sociaux, notamment parce qu’ils n’épargnent pas leurs efforts pour reproduire leur individualité paradoxale. Chacun essaye de défendre des acquis ou de conquérir de nouvelles positions dans le champ de la valorisation. Les « fortes » personnalités, qui sont telles parce qu’elles peuvent s’appuyer sur l’activité de beaucoup d’autres sans avoir à le reconnaître, cherchent, bien entendu, à être des hommes d’élite, voire des démiurges qui « réalisent » par-dessus la tête du commun des mortels. Ils sont prêts pour cela à se couler dans tous les mouvements de la valorisation et à favoriser les asymétries de pouvoir dans les rapports sociaux. Ceux qui sont placés en position d’infériorité, parce qu’ils sont du côté du travail salarié, tentent soit d’échapper à leur condition, soit d’améliorer une situation précaire en faisant mieux que le voisin. Très souvent, c’est l’échec qui sanctionne ces efforts, en laissant derrière lui des sentiments d’impuissance et de résignation, mais aussi de l’amertume et du ressentiment qui peuvent être projetés contre les plus faibles. Même si on admet qu’on peut toujours trouver de la révolte — au- delà de l’adaptation et de la résignation qui prédominent — cette révolte n’est pas, par elle-même, un mouvement social, pas plus qu’elle ne permet forcément d’accéder à une connaissance adéquate de ce qui se passe, surtout si l’on prend en compte les mécanismes de la subsomption réelle sous le commandement du capital, pour utiliser la terminologie de Marx. Les connaissances sont produites socialement, en effet, et les intelligences individuelles ne peuvent s’abstraire de ce que Stephen Toulmin [7] appelle l’écologie de l’esprit, de l’organisation spatio-temporelle des échanges symboliques, c’est-à-dire des rapports sociaux de connaissance. Il serait, certes, absurde de postuler que les pratiques cognitives sont à sens unique et qu’elles ne traduisent pas des pluralités de points de vue et de grandes diversités subculturelles. Il faut néanmoins ne pas fermer les yeux sur le fait qu’elles sont fortement aimantées et polarisées par les activités de valorisation, qui induisent des divisions et cloisonnements du travail intellectuel, ainsi que des modalités différentielles de circulation et d’élaboration des informations. Comme le dit encore Stephen Toulmin, les idées sont des institutions et sont très souvent sélectionnées parmi les productions cognitives en fonction des contributions qu’elles peuvent apporter aux stratégies de recherche. Les idées, en conséquence, sont dépendantes de relations de pouvoir et des inégalités dans la répartition des ressources cognitives. Toutes les interrogations et toutes les argumentations n’ont pas le même poids dans la production cognitive. Certains savoirs deviennent légitimes, d’autres au contraire ne sont pas reconnus, voire purement et simplement refoulés à partir de critères qui ne sont pas toujours transparents (par exemple, les savoirs pratiques des opérateurs dans l’industrie).
Les notations, les ébauches d’élaborations théoriques sur ces thèmes, sont nombreuses chez Marx. Dans Le Capital, il parle de la captation des puissances intellectuelles de la production par la machinerie sociale capitaliste, il critique avec beaucoup d’acuité la fétichisation des formes sociales (la chosification des marchandises, par exemple) dans les pratiques quotidiennes et dans les pratiques théoriques. Il déconstruit, avec beaucoup de virtuosité, les catégories de salaire, profit et rente de l’économie classique, pour éclairer les formes économiques et sociales. Mais, de façon surprenante, il s’arrête en cours de route ! Il abandonne un certain nombre de ces acquis théoriques, en particulier lorsqu’il est question de la lutte des classes et de l’analyse des classes. Sans qu’il le dise jamais explicitement, la classe ouvrière est posée par lui comme une entité forte, comme une sorte de structure qui produit des effets puissants sur ceux qui y sont inclus. L’exploitation économique (le travail non payé dans la consommation productive de la force de travail par le capital) est censée être le point de départ de phénomènes majeurs de résistance et de solidarité, puis d’organisation et de lutte politique. Les seuls obstacles que Marx envisage sont la concurrence sur le marché du travail et les pesanteurs idéologiques, obstacles qui, à la longue, ne doivent pas empêcher le passage de la défense des intérêts immédiats (la vente de la force de travail dans de bonnes conditions) à la promotion des intérêts historiques, à la libération du travail. Il n’examine donc pas la réalité de la classe ouvrière dans tout ce qu’elle peut avoir de contradictoire, de complexe et surtout d’oppressif. Les formes de vie dans lesquelles les ouvriers doivent organiser le conditionnement de leur force de travail, sa mise à la disposition du capital et sa reproduction, sont rien moins que transparentes. Pour les individus, elles sont à la fois familières et opaques, rassurantes et pleines de menaces. Elles ont toutes les apparences du naturel et de l’horizon indépassable, mais elles ne donnent pas les moyens de pénétrer les mécanismes de la socialisation capitaliste et de comprendre comment elle codifie et enferme les activités humaines en les séparant les unes des autres. Cela n’interdit pas qu’il y ait des résistances aux pressions du capital, ni non plus que la coalition gréviste se prolonge en solidarité syndicale et en activité politique pour certains. Cela n’autorise pas à tirer la conclusion que formes de résistance et formes d’organisation mettent fin à la subordination des formes de vie aux formes de la valorisation. On y est d’autant moins autorisé que les pratiques syndicales et politiques bureaucratisées s’insèrent parfaitement dans la compétition économique et politique propre aux sociétés capitalistes qui accordent un minimum de libertés démocratiques.
Au fond, Marx s’illusionne lui-même et cède à une véritable pétition de principe, lorsqu’il attribue un très haut degré d’expressivité et de prise de conscience à un enchevêtrement de formes sociales et de formes de vie comme la classe ouvrière de son temps. Il surestime la capacité des groupes sociaux et des individus opprimés à bousculer aussi bien les structures cognitives et culturelles que les limitations des pratiques sociales. Cela le conduit à transfigurer, voire à sacraliser le travail salarié qui, avant même tout processus de transformation du rapport social de travail, devient l’incarnation emblématique de l’émancipation. C’est cela qui le conduit à faire de la crise économique un élément essentiel de préparation à la transformation révolutionnaire de la société, un peu comme si la crise de surproduction et de suraccumulation mettait entre parenthèses des aspects fondamentaux de la domination capitaliste. La révolution, dans cette perspective, se fait apocalypse et parousie, comme si elle était éclatement des contradictions et illumination d’une scène jusqu’alors dans la pénombre. La révolution ne transforme évidemment pas la société comme par un coup de baguette : elle enlève à l’ancienne classe dominante les instruments de coercition et ouvre par là, la voie à la transformation des rapports de production. Il serait, certes, injuste d’affirmer que Marx réduit la transformation révolutionnaire à ce seul aspect des choses. Les Gloses marginales au programme de Gotha et La Guerre civile en France, si riches en aperçus sur les problèmes juridiques, sur les problèmes de la démocratie, font la démonstration du contraire. On ne peut cependant se départir de l’idée qu’il y a chez lui une tendance à la simplification et à la réduction des thèmes à soulever. La notion de travail associé, qui fonctionne comme l’indicateur principal de la transformation des rapports sociaux, n’est jamais élaborée analytiquement et reste en conséquence métaphorique. Plus grave encore, Marx ne s’interroge pas suffisamment sur les relations de pouvoir dans les rapports sociaux, ce qui hypothèque lourdement sa conception de la politique (et des phénomènes de violence qu’elle comporte).
Cela est tout à fait perceptible à travers certaines de ses incertitudes et de ses sauts théoriques. Il parle tantôt de dictature du prolétariat, tantôt de voie pacifique et parlementaire vers la transformation sociale, sans que cela corresponde à des théorisations très poussées. L’activité politique, en réalité, n’est pas véritablement questionnée, décortiquée dans ses articulations et ses applications aux pratiques sociales fondamentales. Elle correspond à des échanges entre les groupes sociaux et les individus sur les orientations à suivre au niveau des institutions. Elle est de ce point de vue confrontation sur les équilibres à créer ou à défendre dans les relations sociales, ce qui veut dire qu’elle ne peut s’affranchir par décret des rapports de pouvoir préalablement existants, en particulier des rapports de pouvoir passant par les automatismes sociaux et les mécanismes étatiques. En apparence, il peut y avoir égalisation des inégalités de pouvoir grâce à la représentation politique. En réalité, cette dernière est tout à fait perméable aux pressions et contre-pressions venant des rapports économiques, et cela d’autant plus que les groupes sociaux et les individus doivent se valoriser (ou se dévaloriser) les uns par rapport aux autres. La politique est, par suite, une compétition inégalitaire où l’on a peu de chances de s’affirmer quand on dispose de peu de ressources économiques et culturelles. Il y a comme une sorte de droit d’entrée en politique, à tarifs plus ou moins prohibitifs que beaucoup ne peuvent payer. Autrement dit, on ne naît pas au politique, on y accède par des processus complexes sans pouvoir jamais lui donner l’extension et la profondeur nécessaires pour intervenir sur les rapports sociaux. La politique n’est pas la puissance de multitudes articulées, mais l’organisation d’une circulation limitée et hiérarchisée des pouvoirs dans la société.
Cette limitation de la politique et du politique constitue inévitablement un obstacle à toute transformation sociale d’ampleur. Il faut, en conséquence, changer d’abord la politique pour pouvoir changer véritablement la société. Cela signifie concrètement qu’il faut faire travailler la politique sur elle-même en vue de modifier la composition et la répartition des pouvoirs dans la société, en vue également de modifier peu à peu les relations de concurrence et de violence dans les rapports sociaux et interindividuels. Or, il apparaît bien que Marx ne cherche pas à formuler ce complexe de problèmes, qu’il ne peut, pour cette raison, approfondir. Il propose des modalités concrètes de perfectionnement de la démocratie, de gestion des affaires publiques, en les coiffant de grands principes généraux. Les perspectives qu’il esquisse restent vagues et floues (par exemple le dépérissement de l’Etat) et la négation du capitalisme (et de la politique dont il est porteur) ne dépasse pas le stade de la négation abstraite. Marx, qui est si profondément hostile aux grande constructions utopiques abstraites, se révèle ici incapable d’ouvrir la voie à la négation déterminée de l’ordre établi et des pratiques qui lui sont spécifiques, incapable, par conséquent, de tracer les contours de pratiques en voie de transformation au niveau politique, comme au niveau du quotidien. En prenant cette orientation, il est vrai involontairement, il laisse ainsi la porte ouverte à des constructions mythologiques, mythologie de la révolution, mythologie de la conscience de classe prolétarienne qui doit dire le sens de l’histoire, mythologie du parti révolutionnaire incarnation privilégiée de la conscience de classe. De fait, cette faille dans le dispositif théorique marxien entretient un rapport direct avec toute une série d’errements catastrophiques du mouvement ouvrier, et surtout du mouvement communiste, tout au long du vingtième siècle.
Ces dérapages marxiens dans le domaine de la théorie politique ont, comme on vient de le voir, quelque chose à voir avec l’économisme, un économisme qui relève de la présence d’un impensé dans la critique de l’économie politique, c’est-à-dire d’une pensée qui ne maîtrise pas son propre mode de penser. Le Marx qui se débat avec la dialectique hégélienne en tant que confrontation du penser avec le monde et la société, a certainement une perception intuitive de failles ou de manques dans le fonctionnement de la raison ou dans l’affirmation de la rationalité. Pourtant, il n’explicite jamais ses intuitions et, entre autres, ne se demande pas quels sont les pièges que l’activité de pensée doit éviter dans le cadre des rapports sociaux de connaissance et quels outils critiques elle doit se forger pour ne pas se leurrer elle-même. C’est pourquoi il lui est quasiment impossible de se prémunir, et de prémunir ceux qui viendront après lui, contre des dérives acritiques dans la conceptualisation. Marx veut croire que la théorie peut s’emparer des masses et que les masses peuvent s’emparer de la théorie en corrigeant ses abstractions. Il ne semble pas se douter que les conditions du travail théorique ne permettent pas facilement de dégager une perspective simultanée de désenclavement de la théorie et de transformation des pratiques. La pensée critique elle-même n’est pas immunisée contre les changements de conjoncture intellectuelle, contre les tangages et les roulis théoriques suscités par les mouvements de la valorisation, contre les effets d’hypnose et de fascination qui naissent du jeu des abstractions réelles. Pour elle, il est impératif de prendre conscience que les processus de pensée sont, sans discontinuer, partagés entre la tendance à coller à ce qui se donne immédiatement pour le réel et la tendance à produire du fantasme, de l’idéal ou de l’illusion. C’est ce que Nietzsche appelle la pensée nihiliste, qui, pour s’écarter de son positivisme, fabrique des idoles et suit des lignes de fuite vers de faux dieux. Comme le monde de la marchandise, la pensée saisie par le nihilisme se doit d’exhiber sans cesse de la nouveauté et se faire amnésique en laissant derrière elle des cimetières conceptuels.
C’est dire que la pensée critique n’a pas seulement besoin de prendre ses distances avec elle-même et de faire preuve de réflexivité, mais qu’elle doit s’interroger sur les conditions sociales de possibilité de la réflexivité pour arriver à ce qu’Adorno appelle la réflexion seconde. Le rapport social de connaissance doit devenir lui-même champ d’investigation, investigation des échanges intellectuels collectifs et de la production collective des connaissances. C’est ce que pressent Marx dans les Grundrisse [8] en faisant référence à un « general intellect  » appelé à contrôler le travail social. Manifestement, il ne conçoit pas ce general intellect comme une sorte de supercerveau qui aurait à régir centralement les processus sociaux. Il pense plutôt à des échanges intellectuels multiples, interdépendants qui mobilisent et font circuler des savoirs au bénéfice de tout le monde. L’idée, à peine esquissée, est séduisante, mais il faut voir qu’aujourd’hui le general intellect est d’une certaine façon passif, c’est-à-dire soumis aux dispositifs de la valorisation et de la division intellectuelle du travail. Aussi, si l’on veut mettre en œuvre une véritable révolution intellectuelle, faut-il se fixer comme objectif l’élucidation des conditions d’un autre fonctionnement du « general intellect », d’une activation des échanges cognitifs et des échanges sur les rapports sociaux à établir. L’usage de l’intelligence ne doit plus être un privilège, et il faut donc se demander comment pourrait apparaître une autre division intellectuelle du travail et d’autres rapports au savoir. En allant dans cette direction, il deviendra possible de se poser autrement le problème de la transformation sociale, sans succomber à la tentation d’en faire une idole. A l’heure de la « mondialisation », cela n’a rien d’académique.

Paris 8 Université Vincennes — Saint-Denis





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[1Voir à ce sujet Karl Marx, Theorien üher den Mehrwert, t. II, Berlin, 1959, p. 401.

[2Ibidem, t. I, p. 168.

[3Karl Marx, Theorien über den Mehrwert, t. III, Berlin, 1959, p. 499.

[4Cette reprise et cette transposition de la dialectique hégélienne ne se limitent pas à une coquetterie, mais elles n’ont rien à voir avec le développement d’une philosophie de l’histoire.

[5Marx-Engels, Ausgewälte Briefe, Berlin, 1953, p. 245.

[6Voir à ce sujet les remarques critiques de quelqu’un qui se situe dans une filiation marxienne : Robert Brenner, « The Economies of Global Turbulence », numéro spécial de la New Left Review, Londres, mai-juin 1998, p. 11-12.

[7Stephen Toulmin, Kritik der Kollektiven Vernunft, Francfort, 1972.

[8Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Okonomie, Berlin, 1953, p. 594.