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La Ve république, démocratie élitiste

Critique socialiste

n° 51, p. 13-15, avril 1986




Pour bien comprendre le caractère élitiste de la démocratie sous la Ve République, il faut partir de la dualité de l’exécutif entre l’Elysée et Matignon. C’est une dualité de type très particulier. Le premier ministre et Matignon sont subordonnés à l’Elysée, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont aucun rôle. A travers la dualité de l’exécutif, l’Elysée dialogue avec la majorité présidentielle en dehors du cadre parlementaire, avec la haute administration mais aussi indirectement avec les baronnies des médias qui ont souvent intérêt à réduire le jeu politique à ces dialogues limités. On voit se dessiner un ensemble de procédures et de processus politiques qui se trouvent à l’écart non seulement de tout contrôle parlementaire, mais bien entendu de tout contrôle populaire.
On ne peut considérer comme négligeable la souplesse donnée à l’ensemble du fonctionnement de l’Etat par ces dialogues simultanés avec le gouvernement en tant qu’incarnation de la majorité présidentielle hors du cadre parlementaire, avec la majorité parlementaire et éventuellement l’opposition à travers le rôle du premier ministre dans les débats parlementaires, avec les médias à travers les communications de l’Elysée, de Matignon ou des ministères. Mais il faut bien voir que tout cela est la manifestation d’un fonctionnement élitiste de l’Etat sous la Ve République. Il faut aussi replacer dans ce cadre la composante plébiscitaire et le caractère charismatique du pouvoir du président de la République : ils sont chargés de faire accepter par ceux qui ne sont pas concernés par ces multiples dialogues ce qui se passe au niveau de l’exécutif à double face
Cette situation rejaillit sur le débat politique qui est très faible en France. A travers l’ensemble du jeu institutionnel, il y a mise à l’écart du débat politique de questions fondamentales comme la politique de défense, la politique étrangère, maintenant certains aspects de la politique économique, ainsi que les institutions, qui sont présentées de telle façon qu’elles deviennent des tabous. S’intéresser à ces questions apparaît comme vouloir rompre un consensus. C’est tout à fait décisif pour saisir le caractère élitiste de la démocratie actuelle. Je dis malgré tout démocratie, car il y a des procédures électives et certaines façons de rendre des comptes ou, de temps en temps, la possibilité de manifester qu’on est mécontent. Mais on ne peut pas parler de démocratie parlementaire car les mécanismes traditionnels de la démocratie parlementaire sont mis hors du coup.
Ce qu’on appelle souvent espace public ou espace politique ressemble de plus en plus à une peau de chagrin, remplie par un bruit de fond ou par des commentaires faits sur les débats entretenus par des élites politiques plus ou moins inaccessibles par l’audiovisuel ou par les baronnies des médias. En réalité, quand on parle du pluralisme de l’information en France, c’est le pluralisme des élites qui est posé en axiome et non celui qui pourrait émaner des différents secteurs de l’opinion populaire. Les différentes réformes de l’audiovisuel pratiquées jusqu’ici ne sortent pas de ce cadre.
La Ve République a agi depuis sa fondation dans le sens, assez traditionnel en France, de l’affaiblissement des organisations politiques. En France, les organisations politiques, y compris celles du mouvement ouvrier, sont plus faibles que dans les autres pays. Ainsi, le PS a sans doute 180 à 190 000 membres, alors que le Parti social-démocrate allemand en a 900 000. Cette différence n’est pas seulement numérique mais comporte un aspect qualitatif, quant au sens et au niveau du débat. Si l’on prend les partis de droite, ils ont également une très grande faiblesse de structure par rapport aux partis conservateurs des pays voisins. On ne peut imaginer dans des partis comme le parti démocrate-chrétien allemand ou même le parti conservateur britannique qu’il puisse y avoir des statuts du type de ceux du RPR, dans lequel le Comité central est tout sauf démocratique. Quant à l’UDF, il s’agit d’une oligarchie de notables. On ne s’est jamais tellement interrogé sur ces réalités qui ne sont pas sans incidences sur la vie politique en France.
De même, le syndicalisme a en France une relative faiblesse, dont les origines sont très anciennes. La Ve République a le plus souvent agi dans le sens de l’affaiblissement du syndicalisme. Ainsi le développement des formes de l’Etat-providence, notamment tout ce qui concerne la protection sociale, s’est fait dans le refus du dialogue, ou par un dialogue très indirect, avec le syndicalisme. Au contraire, dans un certain nombre de pays, le développement de l’Etat-providence ou de l’Etat keynésien a accordé une place tout à fait décisive au syndicalisme. Il ne s’agit pas de porter un jugement forcément positif sur les tendances à l’intégration du syndicalisme dans les appareils d’Etat, mais de constater qu’en France le syndicalisme a toujours été considéré comme un rouage secondaire par rapport au fonctionnement de la protection sociale, l’exemple typique ayant été les ordonnances Sécurité sociale de 1967, un des plus beaux fleurons de la Ve République.
Tout ceci explique un certain nombre de phénomènes politiques assez particuliers que nous avons vu apparaître en France, et qui sont significatifs de cette tendance à mettre le débat politique au second plan ou à réduire l’espace public. Ainsi, si l’on regarde l’ensemble des processus de la crise de mai-juin 68, et pas seulement le mouvement étudiant, on remarque que c’est parce que nombre de problèmes économiques et sociaux parmi les plus fondamentaux étaient traités dans la seule dualité de l’exécutif et discutés avec les seules élites des médias, qu’une grande majorité des salariés se sont sentis mis à l’écart et ont voulu faire entendre leur voix par des moyens inhabituels.
Je pense que c’est également une des raisons qui explique l’extraordinaire difficulté qu’a eue le système de la Ve République, à accepter l’alternance à gauche, qui semblait devoir aller au-delà de ce qui était tolérable pour l’équilibre du pouvoir et absorbable par les mécanismes institutionnels, notamment parce que l’union de la gauche restait porteuse de projets réformistes. Aussi, au lendemain de mai-juin 81 a-t-on vu la droite agiter sans vergogne la menace des pires catastrophes pour déstabiliser le nouveau pouvoir. Rien de tel ne s’est produit. Certes, pour une part parce que les gouvernements se sont adaptés aux institutions de la Ve République, mais tout de même pas totalement.
C’est d’ailleurs significatif que parmi les mécanismes qui jouent aujourd’hui pour essayer de réduire les possibilités d’alternative ou d’alternance, on puisse voir apparaître, comme sous Giscard et Barre, toute une thématique de la nécessité économique : la politique suivie dans un contexte de crise, la rigueur serait absolument nécessaire, on ne pourrait pas faire autrement. C’est effectivement une façon tout à fait radicale d’empêcher que le débat politique aille trop loin, au-delà des questions qui apparaissent comme licites ou permises.
Cela amène à s’interroger sur les modifications apportées à cette démocratie élitiste par la gauche. Ma réponse sera prudente : les modifications ont été faibles et toute une série de problèmes tout à fait décisifs restent posés. A première vue, les modifications ne semblent pas négligeables, en extension, mais elles sont limitées en profondeur. Passons les en revue rapidement.
Il y a d’abord les nationalisations, en particulier celles des banques, qui ont été une intrusion dans une chasse gardée d’une grande partie de l’élite, surtout de la haute administration, qui, rappelons-le, était devenue un des foyers les plus marquants de l’auto-reproduction des élites politiques. Thierry Pfister, dans son livre sur Matignon au temps de l’union de la gauche, signale qu’il y a eu quelques grincements de dents dans le secteur industriel, mais comme plusieurs entreprises n’étaient pas en très bonne position, les nationalisations à 100% ont été relativement bien acceptées. Mais quand il s’est agi des banques, on attaquait une couche technocratique liée à la haute administration dans un de ses secteurs les plus fructueux. Là, on a vu de grandes résistances, comme celle de P. Moussa ou J-M. Lévêque. Ces nationalisations ne sont pas en soi totalement négligeables, mais comme elles ne se sont pas insérées dans une politique économique dynamique d’ensemble et n’ont pas été saisies comme quelque chose pouvant permettre de transformer au moins en partie la dynamique économique, elles sont restées fragiles et n’ont pas véritablement atteint dans ses capacités de contre-offensive ou de sabotage l’oligarchie de la haute administration, liée à toute une série de secteurs du patronat. Ainsi, il est très intéressant de constater que Mauroy avait demandé un rapport sur les primes que s’attribuent les gens de la haute administration, sur lesquelles règne un secret relativement épais ; Mauroy semble être arrivé à avoir ce rapport, mais le gouvernement Fabius l’a apparemment enterré.
En ce qui concerne le droit, il y a eu certaines améliorations, mais là aussi, c’est tout à fait réversible. En particulier, on risque de voir réapparaître une Cour de sûreté de l’Etat, des contrôles policiers renforcés et des lois liberticides du genre de la loi anti-casseurs.
Il faut souligner aussi la réinstauration des élections sociales, ce qui est un grand pas en avant, mais on n’est pas du tout certain qu’avec la crise de la protection sociale on ne soit pas amené à voir réapparaître des formules autoritaires de gestion.
En ce qui concerne la décentralisation et la régionalisation, je crois qu’on peut aller vite en disant qu’elles vont dans le bon sens, dans leur principe, mais que dans la pratique on a bien l’impression que ce sônt les notabilités locales et régionales qui vont surtout en profiter et que cela n’est pas un élément décisif de relance à un niveau local et régional des débats politiques qui n’ont pas lieu au niveau national.
Il y a aussi les lois Auroux et la loi de démocratisation du secteur public, mais pour situer les choses, il faut voir qu’elles sont très loin de ce qui a été introduit en Allemagne fédérale en ce qui concerne les différentes formes de cogestion, alors que la gauche allemande émet elle-même un certain nombre de critiques sur cette cogestion. En tout cas, ces lois ne peuvent prétendre aller très loin dans la transformation des relations sociales au niveau de l’économie, dont on a vu déjà qu’elles n’ont pas été très entamées par les nationalisations.
Quant aux lois sur la presse et l’audiovisuel, on peut constater qu’elles n’entravent pas quant au fond ce dialogue élitiste qui existe entre le pouvoir, l’audiovisuel et la presse écrite..
Je ne crois donc pas qu’on puisse dire que la gauche au pouvoir ait apporté un véritable élargissement de l’espace public. Elle a, par contre, apporté quelque chose qui me paraît inquiétant, un véritable recul idéologique face à l’adversaire. Toutes les modifications et améliorations institutionnelles et qu’il ne peut être question de rejeter, ont été accompagnées par des concessions incessantes aux offensives idéologiques les plus grossières de la droite. Quand on pense à toutes les platitudes libérales ou néo-libérales qu’on nous a servies depuis quelques années, et qui ont beaucoup de mal à tenir la rampe pour peu qu’on étudie les choses d’un point de vue scientifique, on constate que la gauche, en tout cas le PS et en particulier le gouvernement Fabius, ont opéré un recul considérable en acceptant au niveau du langage une partie des thématiques de la droite. Ainsi, avoir placé la politique d’ensemble du gouvernement sous le signe de la modernisation est une des choses les plus dangereuses car tout le problème est de savoir modernisation pour qui et par qui, questions qui évidemment ne sont pas posées.
Je voudrais terminer sur une chose qui me paraît aussi très grave : dans les concessions qui ont été faites, une des plus lourdes a été de tomber dans l’espèce de fétichisme de l’entreprise qu’on voit fleurir aujourd’hui. Il ne s’agit pas de dire que les questions posées aux entreprises ou à l’économie sont sans gravité ou que les entreprises françaises n’étaient pas dans une situation difficile. Mais réduire le problème de la prospérité d’une économie, réduire le problème de l’emploi, à un simple problème de marges bénéficiaires, ou de bonne gestion des entreprises, comme on l’a entendu dans un certain nombre de discours, c’est tomber dans un fétichisme incroyable. Car l’environnement de l’entreprise (par exemple, les systèmes de qualifications et de formation professionnelle) est souvent plus important que l’entreprise elle-même pour lui permettre de faire face à un certain nombre de problèmes. De plus, quand on pose le problème de l’entreprise, on oublie souvent de poser des questions sur leurs structures. Ainsi, les entreprises françaises sont souvent surencadrées du point de vue du personnel d’autorité : en France, dans une entreprise de 500 personnes, on a souvent un personnel d’encadrement et d’autorité de l’ordre d’une centaine alors que dans les entreprises allemandes, on n’en a environ que la moitié. Quand on ne pose pas ces problèmes d’encadrement, qui sont y compris des problèmes de lutte de classe, on ne pose pas véritablement les problèmes qu’on doit affronter aujourd’hui face aux contraintes économiques de l’environnement international, face aux nécessités d’investir, d’acquérir de nouvelles technologies. Tout cela est coupé de son arrière-plan social, qui est décisif. Les concessions qui ont été faites à ce niveau rendront les batailles futures beaucoup plus difficiles et nécessiteront pour élargir l’espace public et la démocratie de très grands efforts.

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AU COURS DE DÉBAT...

Un participant intervient en estimant que la focalisation du débat sur la cohabitation tient au fait que c’est le seul cas de figure institutionnel qui n’a pas encore été essayé, alors que sur bien des questions — chômage, morale, mutations de la société... — il semble qu’il y ait consensus. Il pose la question de la réalité de ce consensus en s’appuyant sur l’importance de l’abstentionnisme, en particulier lors des élections européennes et sur le détournement du fonctionnement parlementaire que révèlent les séances interminables et les milliers d’amendements. Il estime que la question de la cohabitation est tout à fait conjoncturelle, alors qu’il faudrait procéder à une remise en cause beaucoup plus fondamentale du système institutionnel, qui est à la fois bancal et figé. Ce système a été élaboré à une époque, la fin du système colonial, en pleine guerre coloniale, où les problèmes qui se posaient étaient très différents de ceux d’aujourd’hui. La Constitution n’a pas été conçue comme évolutive et le retard par rapport aux besoins est d’autant plus important que l’institution dure plus longtemps, ce jusqu’à un point de rupture. Il prend deux exemples de la remise en cause des institutions qui lui apparaissent nécessaire : d’une part, il n’est pas normal que dans une société qui n’est pas fédérale, ce ne soit pas l’ensemble de la population qui choisisse les responsables nationaux car l’élu de la Corrèze ne décide pas que des problèmes de la Corrèze mais de ceux de l’ensemble de la société ; d’autre part, la démocratie, qui est la règle de la majorité, n’est pas le summum des sociétés humaines mais une étape historique, qui d’ailleurs fonctionne relativement mal et n’est même pas appliquée dans ses principes ; il serait peut-être temps d’imaginer comment on peut aller au-delà.

• Jean-Luc PARODI précise qu’en matière de consensus sur les institutions il faut distinguer les critiques que l’on peut adresser au système institutionnel actuel et l’appréciation de l’état de l’opinion. Il montre qu’il y avait en 1983 un accord de l’opinion sur le système institutionnel plus fort qu’il n’avait jamais été sous la Ve République et même depuis la guerre. Quels que soient les indicateurs, il n’y a jamais eu autant de gens d’accord avec les principes fondamentaux, les mécanismes essentiels des institutions. Ce summum du consensus enregistré en 1983 tient à la conjonction de l’accord de ceux qui avaient vécu favorablement les institutions avant l’alternance et de l’accord de tous ceux qui découvrent qu’enfin elles peuvent être leur chose, ce qui est spectaculaire quand on étudie les comportements des sympathisants communistes qui font, par exemple, confiance à la loi ou à la police. Depuis 1983, il y a eu une légère dégradation qui tient d’une part au fait que les sympathisants communistes sont moins nombreux à approuver les institutions, et d’autre part à l’opinion d’une partie des gens de droite qui considèrent que si les socialistes sont si bien dans les institutions, c’est peut-être que celles-ci ne sont pas aussi bien qu’ils le pensaient. Cette évolution tient au fait qu’on n’a pas les mêmes perceptions du système institutionnel selon le rôle qu’on occupe ou le rôle qu’occupent les gens qu’on aime. En ce qui concerne l’abstention, Jean-Luc Parodi souligne que toutes les élections de la dernière décennie ont établi des records de participation pour dès élections de même type depuis la guerre : cela a été le cas aux cantonales de 85, aux municipales de 77 et 83, aux législatives de 78 (celles de 81 ont été très particulières), aux seconds tours des présidentielles de 74 et 81, où ont été établis des records absolus de participation depuis qu’existe le suffrage universel. Seules les européennes ont marqué un recul entre 79 et 84, encore qu’il ait été moindre que dans les autres pays.
• Un participant émet l’avis qu’il ne faut pas confondre l’opinion de la classe politique et celle des Français. Des gens votent comme ils jouent au tiercé et sont en fait des abstentionnistes. Il estime que les élections sont de moins en moins une fonction politique de choix de société pour devenir un jeu de concurrence entre des patrons. Il se demande si on n’est pas devant un paravent institutionnel et médiatique qui fait croire qu’il y a consensus, alors qu’en même temps il y a une désaffection profonde dont de multiples indices rendent compte. Il aborde la question des médias, d’une société saturée d’informations dans laquelle il n’y a pas place pour de nouvelles informations. De nouveaux médias ont été créés, mais la place a été vite occupée par les mêmes. Si quelqu’un arrivait avec des solutions géniales pour la société, il ne pourrait se faire entendre et serait bloqué. Il y a là un paradoxe car il y a dans la société de plus en plus de gens qui ont des idées, qui sont informes et capables de réfléchir, alors que cela peut de moins en moins s’exprimer.
• Pour Jean-Marie VINCENT, la démocratie ne doit pas être sentie comme un système clos mais comme un ensemble de processus dynamiques. Il pense qu’une dynamique démocratique est largement bloquée dans le système élitiste de la Ve République. Avant de pouvoir parler d’un dépassement de la démocratie, il faudrait qu’elle puisse véritablement s’affirmer, qu’il puisse y avoir un processus dynamique qui permette une participation de plus en plus importante de plus en plus de gens. Cela l’amène à revenir sur le problème du consensus : il y a une très grande variété de formes d’acceptation des institutions politiques, par exemple selon que l’on fait partie des élites du pouvoir ou selon que l’on est au chômage. Mais on ne peut pour autant affirmer que les institutions sont critiquées et encore moins rejetées. Le fait qu’existe un malaise diffus, qu’il y ait des tendances abstentionnistes fortes chez les jeunes générations, qui se manifestent aussi par la non-inscription sur les listes électorales, est important, mais n’amène pas à parler d’un processus de dynamisation du jeu politique ou de construction d’un espace public plus large et plus étendu permettant de poser plus de questions. Il lui paraît impensable, dans les circonstances actuelles^ de parvenir à mettre en question le système par un simple refus de celui-ci.
• Gérard SOULIER souligne qu’existe une institution sur laquelle existe un consensus populaire très large, l’élection du président de la République au suffrage universel. A tort ou raison, les gens ont le sentiment de faire un choix. De plus, en 1981, ils ont montré leur compréhension du mode de fonctionnement des institutions : après avoir élu Mitterrand, ils ont envoyé à l’Assemblée une majorité socialiste.
• Serge WOLIKOW propose de différencier les mouvements profonds de l’opinion publique et la dynamique des forces politiques, entre lesquels existe un chassé-croisé. L’accord des forces politiques au système a été antérieur à son expression par l’opinion publique. Au moment, au contraire, où les divergences sur les institutions se précisent et se réorganisent au niveau des forces politiques, l’opinion publique continue sur la lancée. Il croit qu’existe une dialectique de l’accord sur les institutions et du désaccord sur les grandes options de société.
Dans les années 70, et encore en 81, l’accord sur les institutions a été d’autant plus accepté par une large partie de la population qu’il y avait l’idée que c’était secondaire par rapport à des projets de société relativement différents. Au contraire, on pourrait se demander aujourd’hui si les désaccords ou divergences qui s’expriment sur les institutions au niveau des forces politiques ne tiennent pas à l’atténuation des divergences sur les questions de société. Quand on compare la France de 86 aux pays similaires, on a cette particularité que la question des institutions occupe une place dans le jeu politique : elles ne sont pas de l’ordre du naturel, mais apparaissent comme historiques donc plus ou moins transitoires. Cela renvoie à cette caractéristique de l’histoire politique de la France, l’instabilité institutionnelle, qui fonctionne comme une soupape de sûreté par rapport au maintien de l’ordre social, même si les secousses politiques qui accompagnent les mutations institutionnelles sont d’un prix suffisamment lourd pour que cela produise des effets pervers. Serge Wolikow aborde la question de la réduction à 5 ans du mandat présidentiel, qui ressort depuis dix ans. Il y a derrière cette question la vision d’un système institutionnel normalisé, dépouillé de ses contradictions originelles marquées par le contexte de 58. Ainsi s’affrontent des stratégies de stabilisation du système institutionnel en longue durée, qui anticipent sur les dysfonctionnements qui risquent de se développer.
• Selon Gérard SOULIER, la propagande gaulliste sur les institutions est passée car il y a une sensibilisation de l’opinion à la stabilité. Les repoussoirs IVe République concernant l’instabilité ministerielle continuent de fonctionner et d’être productifs. Mais en même temps le fait qu’on pose les problèmes institutionnels montre que les choses ne sont pas assurées. Le choix du mode de scrutin par Mitterrand tient à sa conviction qu’il ne peut pas avoir de majorité. Cela va changer forcément le schéma institutionnel. Poser le problème de la cohabitation, c’est poser le problème d’une Constitution qui ne fonctionne pas et qui n’est pas en mesure de canaliser des changements d’opinion. A terme, cette Constitution sera modifiée. Par rapport à la réduction à 5 ans du mandat présidentiel, Gérard Soulier estime qu’il ne faut pas en attendre grand-chose, sauf si elle est connectée avec une réforme d’ensemble avec suppression du premier ministre et de la responsabilité gouvernementale, c’est-à-dire l’évolution vers un régime présidentiel. A ce moment, cela peut marcher, avec un président élu au suffrage universel et un Parlement multi-partisan qui aurait beaucoup plus d’autonomie.
• Jean-Luc PARODI montre que tous les systèmes institutionnels qui connaissent un double circuit électoral ne sont arrivés à résoudre le problème qu’en neutralisant totalement l’élection de l’un d’entre eux. Ceux qui ont deux pouvoirs ont automatiquement un problème. On ne peut avoir deux autorités issues du suffrage universel et penser qu’il n’y aura jamais conflit entre eux. Avec ce système, on fabrique la crise. C’était le cas au Chili avant le coup d’Etat. D n’y avait pas de solution permettant au président ou au Parlement de revenir au suffrage universel, seule manière d’atténuer les choses. A ce moment-là, toutes les autorités de la société se trouvent devant une double légitimité, en particulier l’armée, et elle choisit. Pour Jean-Luc Parodi, il ne faut jamais un système dans lequel on permet aux militaires de choisir quelle est la bonne légitimité. En France, la cohabitation n’a de chance de marcher que si on voit bien qu’une force va arriver avec la légitimité que lui donne le suffrage universel. De ce point de vue, le mot cohabitation est absurde puisqu’elle n’existe que si le président s\écrase » sur tout. Le nouveau leader de la nouvelle majorité parlementaire pourra imposer ce qu’il veut au président tant que celui-ci ne veut pas revenir au suffrage universel. Le droit de dissolution, arme du président, se retourne contre lui tant qu’il ne l’utilise pas. Le nouveau premier ministre imposera les ministres qu’il veut et le plus conflictuellement possible, car il préférerait faire apparaître la crise immédiatement. De même, il va faire de la symbolique pour bien montrer que le président s’« écrase ». H dispose ensuite d’un argument fort dès qu’il a un conflit avec le président, en lui disant : « Nous sommes les représentants de la majorité des électeurs, nous avons la légitimité ; si vous en doutez un seul instant, vous qui avez le droit de dissolution, faites-en la preuve ; mais tant que vous n’y recourez pas, vous reconnaissez implicitement que nous sommes toujours les titulaires de la légitimité ». C’est un argument très fort au début. Plus le temps va passer, plus le souvenir de la légitimité des élections du 16 mars va s’effacer au profit de l’incertitude sur les élections de 88. Là, on entrera dans une zone de flou.
• Alain BERTHO souligne que ce qui se pose aujourd’hui en France, c’est un problème de développement sans précédent de la démocratie, la possibilité d’intervention sur le contenu des activités humaines, sur le contenu des besoins de ceux qui sont concernés et qui ont les éléments pour définir ces besoins. Il s’agit de ne pas réduire la vie politique au choix à date fixe entre des solutions élaborées, mais de pouvoir organiser l’intervention de la masse des citoyens sur le contenu même de ces choix. Or le mouvement même des institutions de la Ve République tend à l’inverse, à dessaisir au maximum de l’élaboration des choix.
Il y a là un problème réel qui ne se pose pas forcément en crise du consensus car il y manque la possibilité d’une intervention de masse, d’un autre système possible. C’est ce qui crée le flou, le manque, la crise de la politique, les difficultés de mobilisation des partis...





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