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Impasses et virtuosités

Tribune Socialiste

n° 451, p. 12-13, 23 avril 1970




Le mouvement étudiant a mauvaise presse. De la droite à la gauche, le dernier congrès de l’U.N.E.F. a donné lieu à des commentaires concordant dans l’incompréhension et dans l’animosité. Ah ! ces étudiants, manœuvriers comme des vieux politiciens radicaux, agités comme des hippies, vociférants comme des barbus cubains ou des gardes rouges en mal de révolution culturelle, ils ne sont vraiment pas sérieux ! Le gouvernement naturellement n’est pas en reste. Depuis quelques semaines, sa télévision et sa radio s’attachent particulièrement à monter en épingle divers incidents qui ont lieu dans les différentes universités en les déformant, en les coupant de leur contexte pour susciter des réactions d’hostilité. Il s’agit de susciter chez le bon bourgeois un sentiment de « pater familias » offensé, chez le commerçant barreur de routes ou casseur de perceptions l’impression qu’il est différent de ces rebelles sans cause, chez l’ouvrier qui séquestre de temps en temps ses cadres, l’idée bien ancrée qu’il n’a rien à voir avec ces petits sauteurs qui détruisent leurs instruments de travail et adorent vivre dans la crasse. Dans les circonstances actuelles, le mouvement étudiant, avec toutes ses faiblesses, avec tous ses problèmes, est un bouc émissaire rêvé, d’autant plus que ceux qu’il a secoués sans ménagement en mai-juin 1968 ne sont pas si mécontents de le voir exposé aux coups.

La dimension de la défaite

Telle ne peut évidemment pas être notre attitude. Malgré l’impopularité du mouvement étudiant attesté par des sondages récents, la tâche d’un parti comme le nôtre est de mettre en œuvre les orientations susceptibles de modifier le rapport des forces au détriment de la bourgeoisie à propos des problèmes universitaires. Pour y parvenir, on ne peut éviter un examen critique et autocritique des orientations passées, c’est-à-dire de la politique suivie jusqu’à présent. De ce point de vue, il faut faire une première constatation : les courants révolutionnaires du monde étudiant (y compris le secteur étudiant du P.S.U.) n’ont pas su saisir la dimension exacte de la défaite qu’ils ont subie en juin 1968. Celle-ci n’avait par elle-même rien de particulièrement catastrophique : l’éveil à la politique et à l’action d’une grande partie des étudiants restait un fait acquis. Mais il existait un début de coupure entre les organisations révolutionnaires qui dirigèrent les luttes étudiantes en mai et juin 1968 et la grande masse des étudiants d’orientation anticapitaliste. Les groupes politiques qui cherchaient à sortir du « ghetto étudiant » pour aller au peuple ou créer le noyau du grand parti révolutionnaire tendaient à considérer le milieu étudiant non comme un lieu d’affrontements, mais comme un terrain de recrutement privilégié qu’il s’agissait de préserver contre les influences délétères du révisionnisme ou du stalinisme.

Idéologie et activisme

A cet égard, la façon dont la lutte contre la participation Edgar Faure fut menée par la majorité des groupes « gauchistes » est caractéristique. Les dénonciations furent essentiellement des dénonciations de principe, beaucoup plus rarement des dénonciations portant sur les conséquences pratiques immédiates et à moyen terme de la loi d’orientation, ou portant sur la place précise de la participation étudiante dans la politique gouvernementale. De ce fait l’échec relatif de la participation ne fut pas pour autant une victoire de l’aile révolutionnaire en milieu universitaire et encore moins l’occasion pour celle-ci de reprendre l’offensive contre le pouvoir. En raison même des conceptions sous-jacentes qu’ils avaient du front universitaire, la plupart des groupes étaient amenés à osciller entre une lutte idéologique abstraite (la défense de l’esprit révolutionnaire contre le réformisme, etc.) et un activisme à propos de problèmes immédiats sans lien réel avec une conception d’ensemble de la bataille étudiante. La politique universitaire du P.S.U. a essayé dès la rentrée de l’automne 1968 d’éviter ces pièges. L’attitude prise par les militants du parti au congrès de Marseille (refus de transformer l’U.N.E.F. en une fédération lâche de comités d’action groupusculaires, réforme des statuts pour permettre le développement d’un mouvement anticapitaliste de masse des étudiants) était juste pour l’essentiel. Mais elle ne s’est pas prolongée à temps par la mise en œuvre d’un programme politique clair. Il en est résulté que jusqu’au congrès d’Orléans, nous n’avons su éviter ni les erreurs sectaires, ni l’empirisme à la petite semaine.

Trois questions fondamentales

Examinons cela d’un peu plus près. Après mai 1968, un programme politique pour le monde étudiant doit donner une réponse à trois questions fondamentales : 1) Quelle est la nature de la lutte universitaire étudiante ? ; 2) Que faire contre la politique du pouvoir ? ; 3) Quels liens le mouvement étudiant doit-il entretenir avec le mouvement ouvrier tel qu’il est en ce moment ? Sous un manteau syndical traditionnel, l’Union des étudiants communistes, grâce à l’intermédiaire de l’U.N.E.F.-Renouveau, a fourni des réponses crédibles et cohérentes (même si elles sont fausses) à ces questions. Pour elle, la lutte universitaire devait être essentiellement une lutte corporative (plus de crédits, plus d’enseignants, plus de locaux, de meilleurs programmes et des examens moins aberrants etc.) ; antimonopoliste par ses implications (contre le budget du pouvoir des monopoles), démocratique (ouvrir l’université aux classes défavorisées). Elle n’avait pas à être directement anticapitaliste dans son contenu, puisque l’essentiel était de préparer l’avènement tranquille d’un gouvernement de gauche, y compris en aménageant des positions grâce à la participation-Faure. Bien entendu, dans ce contexte, le mouvement étudiant n’avait plus qu’à se subordonner étroitement aux forces dominantes du mouvement ouvrier (P.C.F. - C.G.T.).
Face à ce programme qui a au moins le mérite de la clarté, les réponses des groupes n’ont pas été convaincantes. Les uns ont proposé de « détruire l’université bourgeoise » dans les délais les plus brefs, comme si l’institution universitaire pouvait de quelque façon que ce soit, s’écrouler définitivement tant que l’appareil d’Etat central restait intact. D’autres se sont contentés d’affirmer qu’il fallait sortir de l’U.N.E.F. et pratiquer le front unique entre organisations révolutionnaires pour riposter au pouvoir (mais sur quelles bases exactement ?).

Intransigeance stratégique, souplesse tactique

Le P.S.U., pour sa part a fourni les réponses beaucoup plus adaptées à la situation, mais elles avaient le tort d’être beaucoup plus implicites qu’explicites et comme elles ne formaient pas un programme articulé, nous n’avons pu empêcher les hésitations dans notre propre comportement politique. La réponse à la première question était à peu près la suivante : le milieu étudiant ne constitue pas un milieu homogène, mais il est le lieu de contradictions spécifiques de plus en plus graves. Il ne participe pas à la production, mais la division du travail capitaliste a des répercussions profondes sur les structures universitaires (organisation, enseignement, formes hiérarchiques. Il en découle qu’en milieu étudiant peut se constituer une force sociale et politique anticapitaliste et que celle-ci peut et doit chercher des liens avec le mouvement ouvrier qui ne soient pas uniquement idéologiques, mais caractérisés par la fraternité de combat contre un même adversaire. Seulement pour que cette jonction se réalise, il faut que le mouvement étudiant fasse comprendre son combat aux travailleurs, qu’il apprenne à juger des rapports de forces globaux (l’université partie de la société), qu’il sache, tactiquement, refuser la subordination aux conceptions opportunistes du mouvement ouvrier officiel tout en réussissant à ne pas tomber dans l’impasse de l’isolement politique dans ses affrontements avec la politique du pouvoir. En d’autres termes, le programme politique doit être un programme de lutte intransigeant sur plan stratégique, extrêmement souple dans ses applications tactiques, c’est-à-dire qui tienne compte de l’insertion des luttes étudiantes dans la lutte des classes globales. Les objectifs purement revendicatifs, ou portant sur les formes et le contenu de l’enseignement, sont, dans cet esprit, à déterminer en fonction de la signification qu’ils ont pour le mouvement étudiant et aussi pour tous ceux dont il recherche l’alliance. Cela n’implique pas que le mouvement étudiant ait à s’aligner sur « l’opinion publique » travaillée par la bourgeoisie, ni qu’il doive se soumettre à une sorte d’autocensure, mais cela implique qu’il veille à la répercussion politique de ses orientations et de ses actes, s’il veut effectivement devenir une force de plus en plus solide.
Tel était le programme sous-jacent à la lutte des camarades étudiants du P.S.U. C’est lui qui explique leur intervention depuis septembre dernier (droits d’inscription, lutte anti-sélection en médecine, lutte sur le problème des langues) et le rôle d’animateurs qu’ils ont souvent joué. Mais, répétons-le, nos propres faiblesses (celles de tout le parti), les erreurs stratégiques des groupes révolutionnaires ont empêché que ces luttes qui témoignent du potentiel étudiant soient capitalisées sur le plan politique. L’U.N.E.F.-Renouveau, la plupart du temps absente du combat réel, a pu ainsi récupérer partiellement les efforts consentis par d’autres. L’A.J.S., plus activiste, mais prisonnière de sa volonté de faire des étudiants un groupe de pression sur les organisations traditionnelles du socialisme, en a également profité. Les conditions du 58e congrès de l’U.N.E.F. étaient ainsi données, avec la tentation pour certains (« Humanité rouge » par exemple) de nier les questions en cherchant l’exclusion de l’U.N.E.F.-Renou-veau.

Les hypothèques politiques

La situation à laquelle nous devons faire face aujourd’hui est par conséquent difficile. Aucun volontarisme, aucun activisme ne saurait permettre de lever les hypothèques actuelles qui sont essentiellement d’ordre politique. C’est pourquoi les tâches immédiates auxquelles nous
sommes confrontées sont en premier lieu d’éclaircir nos propres positions, de préciser les objectifs de lutte qui correspondent à la conjoncture. Mais il nous faut aussi nous armer pour répondre à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, considèrent qu’il est impossible de développer le mouvement étudiant en tant que force spécifique. Pour cela, la polémique idéologique est indispensable, aussi indispensable que l’ouverture au dialogue et à la coopération avec des groupes qui peuvent être gagnés à l’action de masse étudiante. La mise en échec du pouvoir et de sa politique universitaire (atomisation des ensembles étudiants, rentabilisation partielle, intoxication, sélection), la mise en échec de la récupération traditionaliste (de tendance corporatiste ou néo-réformiste) sont à ce prix.





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