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Le couvercle de la marmite

Tribune Socialiste

n° 490, p. 3, 25 mars 1971




C’est fait. Après la deuxième tour des élections municipales, les journalistes parlent de nouveau avec délices de la bipolarisation de la vie politique française. Ils voient déjà dans les élections législatives de 1973 une répétition des élections de 1967, un match entre deux coalitions dominées l’une par l’U.D.R., l’autre par « la grande force tranquille » qu’est le P.C.F. On reviendrait ainsi à une situation selon leurs vœux, où tout est simple, où l’on peut réduire les combats politiques à de petits déplacements de voix, où l’on peut doctement évaluer les chances des uns et des autres.
Pourtant les choses ne sont pas si simples quand on les regarde de plus près. Certes, la majorité a réussi à absorber une partie importante des centristes, mais c’est au prix de la rigueur politique. En réalité elle n’exprime pas une orientation vraiment cohérente, et mis à part le dénominateur commun du conservatisme, on peut trouver dans son sein les courants les plus divers, de la réaction fascisante aux paladins de la participation comme Edgar Faure. Face à cette diversité, la direction de l’U.D.R. apparaît d’autant moins capable d’imposer un arbitrage qu’elle reflète très directement les incertitudes du pouvoir. Pompidou appelle à la défense de « l’ordre républicain », mais sait très bien qu’il ne peut pas faire donner Marcellin n’importe comment. Giscard cherche à favoriser le plus possible le grand capital, mais le gouvernement ne peut pas heurter de front les classes moyennes. Le grand parti conservateur, que beaucoup appelaient de leurs vœux, se présente ainsi comme un grand corps mat vertébré et par conséquent fragile. Parcourue de mouvements divers, mais hors d’état de pratiquer un véritable débat politique, la majorité ne fait qu’esquiver les problèmes les plus brûlants pour la bourgeoisie. Pour être différente, la situation de la gauche n’est pas beaucoup plus satisfaisante. Sans doute le Parti communiste peut-il se targuer du succès immédiat de sa politique d’union démocratique. Mais ce succès a été acheté au prix d’un glissement encore plus prononcé vers la droite. Dans de très nombreux endroits la pâle plate-forme des listes « d’union démocratique » se distinguait à peine des banalités gestionnaires que pouvaient avancer certains centristes. Si l’on ajoute à cela le caractère scandaleux de certains marchandages et désistements du P.C.F., pour Bazerque à Toulouse, pour Laurent à Lille, pour un socialiste complice de l’U.D.R. à Villepreux et pour quelques centristes, on aura l’image d’un parti qui essaye de couvrir l’espace politique de la gauche au centre-gauche au détriment de la lutte de classes. On comprend que le pauvre Savary, préoccupé par son Bazerque ou son Laurent, n’ait pu jouer que les seconds violons mal accordés dans ce concerto pour démocrates sincères et républicains de progrès. Par contre, Georges Marchais et ses amis se montrent beaucoup moins ouverts lorsqu’il s’agit de la gauche révolutionnaire. Pour le second tour des élections à Paris ils se sont donnés le ridicule de négocier avec le P.S.U. et Lutte ouvrière pour, finalement, refuser toute mention de Lutte ouvrière dans un quelconque appel commun. Les militants de L. O. sont évidemment impurs alors que les Bazerque sont des purs.
Mais pour le P.C.F. comme pour l’U.D.R. vaut le vieil adage : qui trop embrasse, mal étreint. La gauche que le P.C.F. cherche à rassembler est tout à fait incapable d’assumer les problèmes que se posent aujourd’hui les masses populaires. Pour une large part elle vit dans la crainte de grands mouvements sociaux qui viendraient mettre en péril ses efforts laborieux pour reconstruire une force électorale à vocation majoritaire en gommant les divergences et les difficultés. Cette gauche qu’a-t-elle à dire aux paysans en voie de prolétarisation, qu’a-t-elle à proposer aux lycéens, aux ouvriers frappés par la réorganisation capitaliste de l’industrie ? Sans doute le P.C.F. peut-il procéder à des interventions dans ces différents milieux, mais comme l’on montré les dernières luttes ouvrières (Batignolles), lycéennes et paysannes, il agit très souvent à contretemps et en porte-à-faux et ce n’est pas de ses partenaires privilégiés qu’il peut attendre une aide efficace. Il n’est donc pas à l’abri de surprises désagréables.
Aussi si l’on peut effectivement parler de bi-polarisation au niveau des structures politiques traditionnelles, il faut bien voir que cette « simplification » est dans une très large mesure due à des réactions défensives. Apeurées devant le bouillonnement des couches opprimées et exploitées, les forces dirigeantes de la bourgeoisie et les forces dominantes mais sclérosées du mouvement ouvrier tentent (chacun pour sa part) de fermer la marmite et de contrôler les forces centrifuges dans un effort vain pour geler la situation, pour retourner aux conditions d’avant mai-juin 1968.
Les succès, encore limités, remportés par le P.S.U. et d’autres révolutionnaires à ces mêmes élections municipales, montrent toutefois que même la voie des promesses électoralistes n’est plus si sûre. Une fraction croissante des électeurs exprime maintenant qu’elle ne veut pas être dupe de l’unité sans principe. Sans doute cette manifestation aurait-elle été plus éclatante si nous avions su organiser dans plus de localités la présentation de candidatures révolutionnaires et si nous avions su plus fréquemment forcer le P.C.F. à rejeter les perspectives gestionnaires. Quoi qu’il en soit, il est maintenant clair qu’une combinaison de luttes de mas se extra-parlementaires et d’actions électorales liées à ces dernières peut porter des coups sérieux à l’équilibre du système qu’on nous impose. La bataille sera encore très longue, mais les chances de succès ne sont plus négligeables.





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(1934-2004)