site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Politique des blocs et révolution permanente

Marx ou crève - revue de critique communiste

n° 1, p. 5-20, avril-mai 1975


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



Le capitalisme a unifié le monde, mais il l’a fait sur des bases tout à fait contradictoires. Loin d’apporter la paix et une prospérité générale comme l’ont prétendu ses chantres les plus zélés, il a fait de la guerre une industrie développée sur une échelle inconnue jusqu’alors. Dans sa phase d’accumulation primitive, il a suscité des conquêtes coloniales qui ensanglantèrent l’Afrique, l’Asie et l’Amérique en faisant disparaître des peuples entiers. Dans sa phase impérialiste, il transforma la grande masse des exploités, en particulier dans les métropoles, en chair à canon pour des affrontements gigantesques (la Première et la Deuxième Guerre mondiale) dont le but était le partage ou le repartage du monde. Même dans les périodes de calme relatif, celles où la violence restait latente ou marginale, les rapports de force comme la division internationale du travail se trouvaient sans cesse bouleversés. Le développement des forces productives se faisait de façon heurtée et inégale, dans les disproportions et les crises, en bousculant les situations les mieux établies. On passe ainsi de l’hégémonie britannique à l’hégémonie de l’Amérique du Nord dans les vingt premières années du XXe siècle, sans que pourtant l’une ou l’autre soit incontestée.

De Yalta à la guerre froide

La fin de la Deuxième Guerre mondiale marque, semble-t-il, une profonde transformation de cet état de choses. Les deux puissances victorieuses, les Etats-Unis et l’U.R.S.S. apparaissent capables d’assurer un ordre durable à l’échelle planétaire. A l’Ouest, les Etats-Unis imposent un système monétaire international sous leur égide (accords de Bretton Woods) et une véritable organisation du commerce international qui sert de soubassement à leur hégémonie politique. A travers la distribution de crédits ou d’aides gratuites mais liées, ils s’introduisent en force chez leurs vieux concurrents d’Europe de l’Ouest. A l’Est, l’Union Soviétique sous la direction de Staline organise son glacis européen comme une sorte de zone tampon destiné à protéger un empire largement autarcique. Elle ne se soucie pas d’appuyer véritablement le mouvement révolutionnaire dans les autres parties du monde, bien au contraire, elle se sert de l’influence qu’elle a sur les partis communistes pour les subordonner à la recherche de compromis de longue durée avec les puissances impérialistes. En effet, il s’agit pour la bureaucratie soviétique de s’intégrer dans un ordre mondial dominé par le capitalisme, mais dont elle serait cogestionnaire pour défendre ses intérêts conservateurs. Dans la division internationale du travail (rapports de force économique, échanges commerciaux), elle est prête à se contenter d’une position marginale et sensiblement inférieure à celles des principales puissances impérialistes en escomptant bien que sa puissance militaire et son rôle de tuteur du mouvement communiste écarteraient d’elle les menaces les plus pressantes. A Téhéran, à Yalta, à Postdam (de 1943 à 1945), la diplomatie soviétique se montre ainsi intraitable sur le détail, c’est-à-dire sur les gages territoriaux qu’elle estime indispensable pour sa sécurité militaire, mais tout à fait accommodante sur des problèmes aussi essentiels que les régimes sociaux des pays vaincus. La résistance communiste grecque est aiguillée par Staline sur la voie du désarmement et de la capitulation volontaire devant les monarchistes, conformément aux accords passés avec Churchill, et il faut beaucoup de force et de ténacité aux communistes yougoslaves et chinois pour résister aux conseil de « modération » du grand frère de Moscou.
L’utopie d’un monde réconcilié dans l’union de la bourgeoisie américaine et de la bureaucratie soviétique dure, toutefois, assez peu. Les milieux dirigeants américains, surtout après la mort de Roosevelt, ne se font guère à l’idée d’avoir à tenir compte constamment des intérêts matériels et politiques d’un partenaire trop puissant auquel ils ne font pas totalement confiance pour mâter les mouvements de masse. Dès 1945, leur principale préoccupation est d’exploiter les faiblesses de leur allié de la veille, tant sur le plan idéologique que sur le plan stratégico-militaire. Dès 1946, la dénonciation du totalitarisme et de l’expansionnisme de l’Union soviétique prend de l’ampleur. C’est l’époque où la presse capitaliste redécouvre les camps de travail, le rôle du N.K.V.D. ou du M.V.D. en utilisant les sentiments d’horreur ou de répulsion suscités par le système concentrationnaire nazi pour faire l’apologie du système de la libre entreprise. C’est l’époque où les Etats-Unis commencent à aménager et à étendre leurs bases militaires à l’échelle mondiale tout en prenant le relais des pays impérialistes affaiblis comme la Grande-Bretagne et la France. Face à cette attitude de plus en plus agressive, TU.R.S.S. ne peut que se raidir et combattre, par les moyens bureaucratiques qui sont ceux de sa couche dirigeante, les tendances centrifuges présentes dans sa zone d’influence. Dans le P.C.U.S., les secteurs qui ont acquis à la faveur de la guerre une autonomie très relative sont soumis à une très sévère épuration (affaire de Leningrad), dans les démocraties populaires, les politiciens bourgeois d’abord, puis les leaders trop populaires de la résistance communiste aux puissances de l’Axe sont mis au pas. Parallèlement, la bureaucratie tente de soumettre aux mêmes normes politiques et économiques (propriété d’Etat et planification) l’ensemble des territoires et des pays qu’elle administre. Pour l’Europe de l’Est, c’est l’heure de la « russification » et d’une assimilation progressive aux structures sociales de l’Union soviétique sous le signe de la « révolution par en haut ». Les masses ouvrières et paysannes sont peu à peu dépossédées de tous leurs moyens d’intervention au nom de la lutte pour l’expropriation de la bourgeoisie, en réalité parce que la bureaucratie ne veut pas chercher appui sur elles pour affronter l’impérialisme. A ce raidissement soviétique correspond, bien entendu, une agressivité accentuée de l’impérialisme américain. Au blocus de Berlin et à la prise du pouvoir par le P.C. en Tchécoslovaquie, il répond par la création d’un Etat séparé en Allemagne de l’Ouest et, quelque temps après, par la mise sur pied du traité de l’Atlantique Nord et le réarmement progressif de la plupart des pays de l’hémisphère occidental.

La guerre froide et la lutte de classe

On pourrait être tenté d’interpréter ces épisodes — et beaucoup de commentateurs n’ont pas manqué de le faire — comme une résurgence manifeste de la lutte des classes internationale niée au moment de Yalta et de Postdam. Les deux protagonistes principaux de la guerre froide seraient dans cette optique les représentants — conscients ou inconscients — des deux classes fondamentales de la société internationale : d’un côté les Etats- Unis, la personnification de l’impérialisme, et de l’autre l’Union soviétique, malgré toutes ses tares bureaucratiques, fondé de pouvoir du prolétariat. Mais un examen tant soit peu attentif de la politique concrètement menée par les partis communistes sous l’influence de l’U.R.S.S. suffit à réfuter de telles vues. A partir de la formation du Kominform (bureau d’information des P.C.) en 1947, le mouvement communiste devient plus militant et radical dans ses rapports avec la bourgeoisie, mais il ne change pas fondamentalement de stratégie. En Europe, les P.C., chassés des gouvernements parlementaires auxquels ils participaient depuis 1944-1945, s’orientent vers des coalitions avec la bourgeoisie « patriote » pour s’opposer à la « vassalisation » par l’impérialisme américain, c’est-à-dire continuent d’escamoter les frontières de classes tout en utilisant un langage dur. Comme le leur conseillait Staline, ils relèvent le drapeau de l’indépendance nationale que des fractions importantes de la bourgeoisie ont laissé tomber (pour se mettre sous le parapluie américain). Cette politique a évidemment peu de crédibilité auprès des masses, elle a toutefois l’indéniable avantage de jouer sur les souvenirs de la résistance au nazisme, et de faire des P.C. des instruments de pression sur les différentes bourgeoisies dans le jeu international des forces. En outre, il faut ajouter à ces constatations que l’attitude de la bureaucratie soviétique à l’égard des deux révolutions majeures de la guerre et de l’après-guerre, la révolution yougoslave et la révolution chinoise, va à l’encontre dé toute idée de renversement de la politique contre-révolutionnaire du stalinisme. L’excommunication, en juin 1948, du P.C. yougoslave, frappe l’aile la plus avancée du communisme européen, celle qui a osé ignorer 1943-1944, la politique des sphères d’influence, et faire prévaloir les intérêts du prolétariat et de la paysannerie pauvre. La condamnation de l’Etat et du P.C. yougoslaves s’accompagne d’ailleurs d’une épuration sanglante des communistes les plus liés au mouvement de masse dans les pays d’Europe de l’Est. Beaucoup des anciens combattants des brigades internationales en Espagne, des leaders de la lutte armée contre le nazisme en sont victimes lors des procès en sorcellerie organisés sur le modèle des procès de Moscou de 1936-1938. A l’égard de la révolution chinoise, qui fête sa victoire en Octobre 1949, la politique de Staline est, il est vrai, beaucoup plus prudente. On ne condamne pas facilement 600 à 700 millions d’hommes et un pays qui vient considérablement renforcer votre position diplomatique. Néanmoins, tout est fait pour maintenir autour du nouvel allié un véritable cordon sanitaire et pour le laisser s’enliser dans le conflit coréen en lui mesurant chichement l’aide militaire et économique. En fait, la constitution du camp du « socialisme et de la paix » au cours des années de guerre froide présente un mode de resserrement de la domination bureaucratique, une façon de reproduire à l’échelle d’une partie non négligeable du monde les conditions prévalant en U.R.S.S. après les grandes épurations et l’anéantissement des oppositions réelles et potentielles. Le socialisme dans un seul pays est devenu le socialisme dans une seule partie du monde, c’est-à-dire à l’exclusion de l’autre voué aux crises, à l’impérialisme ou à la décadence. Staline proclame, au cours de cette période, l’existence de deux marchés mondiaux radicalement hétérogènes comme pour souligner l’auto-suffisance du camp qu’il dirige et hors duquel il n’est point de salut. Le véritable affrontement avec les puissances impérialistes peut ainsi être réduit pour l’essentiel à la confrontation des moyens militaires. L’U.R.S.S., qui dispose à partir de 1949 de l’arme atomique, prétend éloigner toutes les menaces de ses frontières et de son camp en utilisant la dissuasion nucléaire. Tout au plus admet-elle que dans le monde capitaliste, des partisans de la paix puissent faire entendre leurs voix pour contribuer à empêcher l’impérialisme américain de se lancer dans de nouvelles aventures guerrières.
Tout au long de la guerre froide, la position de l’impérialisme américain n’est évidemment pas symétrique de celle de la bureaucratie soviétique. Après avoir pris l’initiative de rompre l’étrange alliance de Yalta-Postdam, il n’est pas question pour la classe dominante aux Etats-Unis de se contenter d’une simple défensive. Ses stratèges passent très vite de la conception du containment à celle du roll back, autrement dit d’une conception de l’aménagement du rapport des forces à une conception de l’utilisation systématique des faiblesses de l’adversaire. La guerre froide est, bien entendu, un moyen de discipline, une façon de faire régner l’ordre à l’Ouest comme à l’Est — c’est en particulier le sens d’une grande partie de la politique atlantique et de la pactomanie de Foster Dulle — mais plus encore elle est pour les Etats-Unis un moyen permanent de faire peser des menaces diverses sur l’U.R.S.S. et ses alliés (l’embargo sur les produits stratégiques par exemple), afin de les inciter à la réserve, à la prudence, voire aux concessions. Bien qu’ils soient séparés par de nombreuses nuances tactiques, la plupart des dirigeants américains envisagent, en fait, qu’à plus longue échéance le régime socio-politique de l’U.R.S.S. doit être vidé de sa substance non-capitaliste (économie étatisée, planification) pour se rapprocher de celui des pays de l’Ouest. De ce point de vue, on n’est donc pas en face d’une politique attentiste, déterminée de façon prédominante par des considérations internes, comme c’est le cas pour l’Union soviétique et ses partenaires. Effectivement, la marche au bord de l’abîme (de la guerre sous ses différentes formes) n’est pas du tout exclue du calcul des stratèges. Toutefois, dans la pratique, les tendances les plus bellicistes sont loin de l’emporter sur toute la ligne. Lors de la guerre de Corée, Truman limoge le général Mac Arthur pour éviter un affrontement généralisé avec la Chine et l’U.R.S.S., dont les conséquences peuvent être tout à fait imprévisibles sur le plan militaire comme sur le plan social. Au plus fort de la guerre froide, le général Eisenhower se présente aux élections et l’emporte avec un programme relativement « pacifiste », qui n’exclut pas les conflits localisés, mais ne propose pas une préparation systématique d’un troisième conflit mondial. En réalité, cela traduit le fait qu’au fur et à mesure des développements de la guerre froide (de la doctrine Truman en 1947 à la guerre de Corée), la majorité des dirigeants américains se convainquent de l’inutilité d’une montée permanente aux extrêmes. L’encerclement politico-militaire de l’U.R.S.S. et des pays de l’Est semble avoir produit un équilibre mondial satisfaisant à bien des égards pour la bourgeoisie. A l’Ouest, les partis communistes sont réduits à la défensive et très souvent identifiés au « totalitarisme » soviétique. Par extension, toutes les forces révolutionnaires autonomes par rapport à la bureaucratie soviétique sont vouées à la suspicion et pourchassées dans un climat défavorable. Le « monde libre » de la bourgeoisie pense avoir exorcisé le spectre de la lutte des classes, malgré la victoire récente de la révolution chinoise. A l’Est, le P.C. de l’Union soviétique fait régner un ordre implacable sur la base d’une répartition autoritaire et inégalitaire de la pénurie et surtout d’épurations qui paraissent n’en plus finir. A l’époque, le soviétologue Bzézinsky parle de purge permanente. Le monde du « socialisme et de la paix » ne semble donc pas susceptible d’exercer une attraction politique durable sur les masses exploitées du monde, alors que, sur le plan économique, il est largement en position d’infériorité par rapport aux principales puissances impérialistes. Pour la bourgeoisie, la guerre froide représente donc une façon de maintenir Tordre mondial en y associant indirectement la bureaucratie soviétique, sans accorder à cette dernière les garanties qu’elle demandait à l’époque de Yalta et de Postdam. La lutte des classes est bien pour quelque chose dans l’affaire, mais surtout comme manifestation de la classe dominante à l’échelle international dans ses efforts pour brider le prolétariat et le mouvement ouvrier. Dans ce cadre, la bureaucratie soviétique joue fondamentalement un rôle d’auxiliaire de la bourgeoisie, accessoirement en défendant les formes sociales de l’économie étatisée et planifiée elle rappelle sans le vouloir que l’ère de la dissolution des rapports de production capitaliste a commencé depuis Octobre 1917.

La crise de la bureaucratie et la « coexistence pacifique »

La guerre froide se termine par toute une série d’initiatives soviétiques après la mort de Staline. Les raisons de ce changement de politique sont complexes, mais elles peuvent se rassembler autour de deux grandes préoccupations. D’abord l’hyper- centralisation répressive favorisée et mise en pratique par Staline pour intégrer des pays socialement et politiquement hétérogènes se heurte à la reproduction de ces inégalités de développement et au caractère explosif de leur combinaison dans une grande partie du bloc soviétique. Les pays de démocratie populaire qui n’ont pas eu eux-mêmes l’initiative des transformations sociales et se trouvent de ce fait extrêmement dépendants de l’Union soviétique, supportent très mal l’alignement sur les méthodes de planification en vigueur à Moscou — tendance à l’autarcie, taux d’accumulation très élevé, priorité à l’industrie lourde. En Allemagne de l’Est, et en Tchécoslovaquie particulièrement, la classe ouvrière garde la nostalgie de la relative liberté d’organisation dont elle a joui dans les premières années de l’après-guerre (conseils d’entreprise tolérés jusqu’en 1947-48). La petite- bourgeoisie de son côté regarde avec envie ce qui se passe en Europe de l’Ouest tant sur le plan politique que sur le plan économique. La rapidité relative de la reconstruction économique rend d’autant plus pénible l’austérité imposée par une industrialisation disproportionnée et par une répartition très inégalitaire de la production nationale. Les bureaucraties locales aussi attachées soient-elles à la centrale de Moscou, ont donc un intérêt majeur à une politique de détente, sur le plan économique au moins, pour éviter des explosions comme la révolte ouvrière de juin 1953 en Allemagne de l’Est. La mort de Staline donne effectivement le signal d’une révision des objectifs économiques dans de nombreux pays de l’Est, révision qu’on peut interpréter comme un ensemble de concessions limitées aux masses pour obtenir de leur part une attitude plus coopérative. Mais ces mesures, aussi modestes soient-elles, ne peuvent être sans conséquences sur les relations économiques avec l’Union soviétique. Pour se procurer des ressources, les démocraties populaires cherchent très vite à obtenir de meilleurs prix pour leurs exportations, et font pression sur l’Union soviétique pour qu’elle revoie les règles du commerce extérieur du bloc. Les dirigeants soviétiques sont ainsi obligés d’envisager une sorte de planification internationale du camp, établissant un minimum de complémentarité entre les différents pays concernés et réglant leur insertion dans la division internationale du travail, ce qui ne peut manquer de poser le problème des relations économiques de chaque pays avec le monde capitaliste dans des termes différents. Il n’est plus possible de se fermer vis-à-vis de l’extérieur et de pousser à la seule croissance extensive de l’économie, il faut élever la productivité du travail partout où cela est possible et tirer tous les avantages que l’on peut des transactions sur le marché mondial. Il faut non seulement mettre à bas la théorie des deux marchés, mondiaux, mais aussi s’ouvrir plus complètement aux relations économiques internationales.
Il faut voir en second lieu que la bureaucratie soviétique elle- même est lasse de la tension et des épurations qui lui impose Staline pour reproduire la situation d’état de siège nécessaire à son propre bonapartisme. L’atonie de la classe ouvrière et de la paysannerie sur le plan politique écarte tout danger immédiat de mise en question du régime bureaucratique et ne justifie plus la terreur systématique comme moyen de gouvernement. Par contre, le mauvais fonctionnement de l’économie, minée par le gaspillage et les interventions administratives, représente un danger croissant dans la compétition avec l’impérialisme. L’agriculture est singulièrement à la traîne, et entrave considérablement le développement des forces productives en pesant sur le niveau de vie de la classe ouvrière. Le passage à des méthodes de calcul économique plus rationnelles est donc à l’ordre du jour dans des secteurs très importants de la bureaucratie. Pour cela, il faut abandonner l’esprit de la « guerre froide », qui privilégie le recours au commandement et à une stricte hiérarchisation au détriment des initiatives décentralisées et offrir aux couches inférieures de la bureaucratie, ainsi qu’à une partie de la classe ouvrière, des perspectives d’amélioration graduelle du niveau de vie. En résumé, pour des raisons internes et externes (liées à l’état du glacis de l’Est européen), le repliement sur soi, l’isolement consciemment entretenu de la « guerre froide », doit céder la place à une politique de « coexistence pacifique »„ c’est-à-dire à une politique prudente d’utilisation des rapports économiques internationaux pour développer les forces productives du camp dit socialiste. Cette réorientation entraîne sans doute des crises graves après la réconciliation avec la Yougoslavie en 1955, et le XXe Congrès du P.C.U.S. (Pologne, Hongrie), mais le processus une fois entamé est difficilement réversible, en fonction des aspirations au mieux être qui se sont emparées des masses en Europe de l’Est et en Union soviétique. La passivité des pays impérialistes, lors des deux interventions soviétiques en Hongrie, montre par ailleurs que les limites des zones d’influence restent tacitement acceptées (en raison notamment des dangers de guerre nucléaire). La fuite en avant de Khrouchtchev, sa recherche désespérée d’une nouvelle stabilisation mondiale favorable à la bureaucratie peuvent donc se poursuivre suivant la même ligne pendant toute une période. L’Union soviétique, pour élargir sa base de manœuvre politique et économique, tente une pénétration en force dans ce que l’on appelle le tiers monde. Ses théoriciens découvrent les vertus de la « démocratie nationale », c’est-à-dire des Etats qui, par le moyen d’un capitalisme d’Etat, mis en œuvre par certains secteurs de la petite-bourgeoisie (l’armée en Egypte) cherchent les voies d’un développement économique autonome. Ses experts commencent à apparaître dans les pays d’Asie devenus indépendants après la Deuxième Guerre mondiale, puis, à la fin des années cinquante et au début des années soixante, dans les pays d’Afrique afin de proposer des crédits et des contrats économiques à long terme. Dans les pays impérialistes, les délégations commerciales et les missions se succèdent afin d’acquérir la technologie la plus avancée. Khrouchtchev, à cette époque, ne tarit pas d’éloges sur l’esprit inventif des capitalistes américains et les donne en exemple aux technocrates soviétiques. Il annonce pour bientôt l’ère du communisme au goulasch et le dépassement en quelques années du niveau de vie atteint par les pays impérialistes. En même temps, il exerce le maximum de pression sur les U.S.A. pour parvenir à un accord sur le désarmement, en conjurant l’esprit de Camp David ou en brandissant la menace de ses fusées intercontinentales et de ses mégatonnes. Par d’autres moyens que Staline, il essaie de parvenir à un équilibre mondial durable.

Les difficultés de la « coexistence »

L’échec à peu près complet de cette politique et la chute de Khrouchtchev en 1964 ont pour première origine les réactions de l’impérialisme face aux forces centrifuges auxquelles il est directement confronté. A partir de la conférence de Bandoeng en 1955, les pays périphériques commencent à entrer en mouvement et à mettre en cause le monde d’après 1945. Après la nationalisation du canal de Suez et l’insurrection algérienne, c’est en 1959 le coup de tonnerre de la chute de Batista à Cuba, puis en 1960 le soulèvement du F.N.L. au Viêtnam du Sud. Pour faire face à ces défis le chantage à l’arme nucléaire n’est plus adéquat et dès 1960 les dirigeants américains procèdent à une révision de leurs conceptions stratégiques. L’armement nucléaire est perfectionné et produit sur une très grande échelle pour limiter la liberté de manœuvre de l’Union soviétique et neutraliser ses interventions en faveur des pays qui s’attaquent à l’hégémonie occidentale et américaine. En 1962, la crise des fusées soviétiques à Cuba est pour le gouvernement des U.S.A. l’occasion rêvée de persuader les gouvernants de Moscou qu’ils n’ont pas intérêt à chercher des épreuves de force en dehors de leur zone d’influence. Parallèlement le Pentagone et les « libéraux » réunis autour de Kennedy mettent au point la stratégie de la « contre-insurrection » pour s’opposer aux luttes de libération nationale ainsi qu’à leurs implications sociales (atteintes à la propriété et aux rapports de production capitalistes). La lutte contre la subversion devient dans ce contexte tout à fait systématique et combine toutes les techniques possibles (crédits, aides militaires, envoi des troupes, utilisation d’un matériel anti-guérilla sophistiqué, lutte idéologique, etc.). Elle s’inscrit au besoin dans un chantage à l’apocalypse (montée successive des degrés de l’escalade, des armes conventionnelles aux armes atomiques stratégiques) pour dissuader toute tentative d’appui par d’autres puissances. La « coexistence pacifique », qu’apparemment les dirigeants américains ne refusent pas, puis qu’ils ne font pas de l’Union soviétique l’ennemi principal, devient pour eux le droit d’intervenir à peu près partout — sauf dans le bloc soviétique — au nom de la liberté et de la démocratie, en fait pour la défense de l’accumulation du capital. En ce sens le « pacifisme » qu’on manifeste à Washington, la répudiation des théories chères à Foster Dulles est un alibi commode pour masquer un interventionnisme forcené et une série sans précédent d’agressions, directes ou par coup d’Etat interposés. L’Amérique de la « nouvelle frontière » (Kennedy) ou de la « grande société » (Johnson) devient le grand exportateur de la contre-révolution. Il suffit d’énumérer les interventions au Viêtnam, à St-Domingue, la formation des troupes anti-guérilla à Panama, l’appui donné à de très nombreux coups d’Etat militaires, pour s’en convaincre. Aussi, malgré les succès des soviétiques dans la course à l’espace, la relation dissymétrique entre les U.S.A. et l’Union soviétique ne fait-elle que s’aggraver. Le Kremlin dans la recherche d’un « modus vivendi » planétaire garantissant le « statu quo » économique et social ouvre les portes à des nombreuses forces centrifuges dans son camp, desserre l’étreinte de la discipline idéologique (le XXIIe Congrès en 1961) refuse par conservatisme de s’appuyer vraiment sur le mouvement des masses exploitées alors que la bourgeoisie américaine poursuit ses avantages un peu partout, parfait son réseau militaire et son quadrillage politique à l’échelle de la planète et sur la base de ces rapports de force fait preuve d’un dynamisme économique qui ramène à de plus justes proportions les affirmations de Khrouchtchev sur le dépassement en quelques années de la production et du niveau de vie des pays impérialistes.
C’est cette évolution qui inquiète la Chine populaire. Dès qu’éclate la crise du bloc à la suite de la « déstalinisation », elle manifeste sa crainte de voir ses intérêts sacrifiés lors des marchandages avec les impérialistes. Soumise à un blocus très strict de la part des Etats-Unis, confrontée à la nécessité de trouver des solutions originales à des problèmes agraires et économiques pressants (voir le grand bond en avant), elle insiste pour obtenir de l’U.R.S.S. l’accès à l’armement atomique et un droit de co-décision dans la direction des affaires économiques et politiques du camp « socialiste ». Mais c’est précisément ce que l’U.R.S.S. de Khrouchtchev ne veut pas lui offrir, car il lui paraît trop dangereux de se lier les mains avec un partenaire encore marqué par la dynamique révolutionnaire de la prise du pouvoir et de l’abolition des rapports de production capitalistes. Pour s’entendre avec les Etats-Unis, la marginalisation de la Chine populaire et la réduction de son influence en Extrême-Orient sont en effet un atout important, puisque les dirigeants américains tiennent particulièrement à stabiliser cette région du monde. L’affrontement entre les deux partis et les deux Etats chinois et soviétique est d’abord contenu dans les limites de la diplomatie secrète, des attaques contre des pays boucs-émissaires (la Yougoslavie, l’Albanie) et des conférences internationales du mouvement communiste, mais très vite la phase des compromis boiteux est dépassée. Après le retrait des techniciens soviétiques de Chine et la cessation de l’aide économique, le Parti communiste chinois tente de faire pression sur le P.C.U.S. lors de la conférence des quatre-vingt-et-un partis communistes en novembre 1960, puis passe à une polémique de plus en plus ouverte contre la politique de « coexistence pacifique », surtout après l’accord de 1963 sur la limitation des expériences nucléaires. Pour les dirigeants soviétiques, cette rupture est très grave, car elle vient ajouter ses effets à ceux de la crise du glacis européen et de la « déstalinisation ». Les démocraties populaires peuvent de fait utiliser la querelle pour augmenter leur autonomie et faire payer cher leur collaboration au grand frère soviétique ; et un pays comme la Roumanie ne s’en prive pas. Par ce biais, c’est toute la politique de spécialisation du C.O.M.E.C.O.N. qui est remise en question en même temps que les modalités de l’intégration des démocraties populaires et de l’U.R.S.S. dans le marché mondial. Bon gré mal gré, l’U.R.S.S. doit accepter que les démocraties populaires étendent leur commerce avec les pays de l’Ouest sans toujours tenir compte des plans de coordination prévus, ce qui, bien entendu, augmente les possibilités de pression des pays impérialistes. En outre, la crédibilité du P.C.U.S. en tant que parti-guide du mouvement communiste international d’obédience stalinienne est considérablement affectée par les attaques du P.C.C.. Dans les pays capitalistes dominés, les thèses chinoises sur la révolution ininterrompue opposées aux thèses soviétiques sur la « démocratie nationale » rencontrent un écho favorable chez beaucoup de communistes parce qu’elles semblent mieux rendre compte du rôle contre-révolutionnaire de la bourgeoisie dans les luttes de libération nationale. De même le refus de céder au chantage nucléaire ou de considérer que la neutralisation, soi-disant, réciproque des deux grandes puissances (le « pact » nucléaire) est la base sur laquelle doit reposer un nouvel ordre mondial, suscitent bien des approbations chez ceux qui n’acceptent pas de reculer devant la stratégie américaine de la riposte graduée (l’escalade) et de la contre-insurrection. Plus généralement, les partis communistes du monde capitaliste doivent s’adapter à une situation ou les positions du P.C.U.S. n’apparaissent plus comme l’expression indiscutable de l’internationalisme prolétaire. Pour la majorité d’entre eux l’Union soviétique reste, certes, la patrie du socialisme, mais ils commencent à penser que l’obéissance inconditionnelle à ses orientations d’Etat n’est plus de mise et, en tout cas, que l’allégeance à Moscou ne doit pas entrer directement en conflit avec les intérêts de l’insertion nationale des partis. Quand Khrouchtchev tente de rameuter le maximum de partis pour condamner « l’extrémisme » chinois, il rencontre significativement beaucoup d’approbations de principe, mais une très grande prudence dans les manifestations concrètes de cette approbation, surtout lorsqu’il est question d’organiser une conférence internationale. Pour l’équilibre intérieur de l’U.R.S.S. elle-même, ces nouveaux développements sont lourds de dangers étant donné que l’« orthodoxie » ou plus exactement l’infaillibilité du P.C.U.S. — un des moyens essentiels de légitimation du pouvoir — est mise en question. La critique intérieure, si timide soit-elle, peut trouver un aliment dans cette critique externe et donner peu à peu naissance à des courants d’opinion plus structurés (de la droite à la gauche comme le montre le « Samizdat »). A terme, la bureaucratie soviétique risque — si elle ne réagit pas — de se retrouver devant des groupes sociaux ou des classes capables de formuler explicitement des orientations différentes politiques leur sont imposés. En touchant les bases idéologiques de la suprématie bureaucratique, la querelle sino-soviétique ne peut que se transformer en un affrontement global difficile à maintenir dans les limites d’un jeu de pressions et de contre-pressions.
de la sienne et de réagir contre les conditions d’atomisation [sic]

Les aléas de la « détente »

Face à toutes ces difficultés de la « coexistence pacifique », Brejnev et son équipe n’on guère d’autres recours qu’une politique de reprise en main. Sans revenir au paroxysme des épurations de l’ère stalinienne, le K.G.B. en Union soviétique, fait lourdement sentir sa poigne aux intellectuels et à tous ceux qui, dans le parti, appuient trop fort dans le sens de la démocratisation. Dans ce contexte, la « déstalinisation », telle que l’avait comprise Khrouchtchev, c’est-à-dire, les réformes limitées de la vie publique et la révision prudente du passé stalinien, entreprises pour mettre un peu d’huile dans les rouages d’appareils trop lourds, et pour entretenir de meilleurs contacts avec la grande masse de la population — doit être abandonnée. De la période antérieure, la direction du P.C.U.S. ne retient que les préoccupations d’efficience économique et d’élévation du niveau de vie. La réforme de la planification en 1965 explore prudemment l’utilisation des mécanismes de marché dans les industries de consommation. Le système des prix est révisé de façon à tenir mieux compte des dépenses de travail social, et cela afin de permettre une meilleur calcul de la rentabilité des investissements (décroissante dans les dernières années de la période khrouchtchéviennes). L’agriculture reçoit par ailleurs des moyens en proportions croissantes, et les Kolkhozes bénéficiaient de relèvements importants des prix de leur production. Les résultats de cette gestion ne sont évidemment pas spectaculaires, pour ne pas dire médiocres, certaines années dans l’agriculture, mais ils sont suffisants pour que la bureaucratie puisse souffler sur le front intérieur. Sur l’arène internationale, la nouvelle direction soviétique sans renoncer véritablement à la « coexistence pacifique », prend ses distances avec les débordements et les initiatives désordonnées des années précédentes, elle proclame son hostilité à toute idéologie de la « convergence » entre les deux blocs. A sa façon, elle veut combiner la vigilance idéologique contre les influences délétères venant de l’Occident avec de bons rapports diplomatiques et économiques. La condamnation de la « convergence », prêchée par les penseurs de l’impérialisme, en d’autres termes, la condamnation des vues sur le rapprochement progressif des structures économiques et sociales de l’Est et de l’Ouest, apparaît même comme la condition nécessaire de l’entente avec les Etats-Unis. C’est un moyen de rappeler, en particulier aux démocraties populaires, qu’il ne peut être question d’agir en ordre dispersé et de faire passer la raison d’Etat nationale avant la raison d’Etat inter-bureaucratique (dont l’U.R.S.S. est évidemment le meilleur interprète). Tout ce que les directions des démocraties populaires peuvent obtenir, c’est une sorte de liberté surveillée dans les domaines économiques et culturel, à l’exemple de la Hongrie de Janos Kadar. La Roumanie de Ceaucescu peut, il est vrai, aller plus loin dans l’émancipation nationale, mais c’est parce que le parti-guide soviétique n’a pas à craindre des incartades trop remarquées sur le plan idéologique ou sur le plan de l’organisation du pouvoir. On veut bien admettre qu’elle pratique une diplomatie autonome avec Israël et l’Europe occidentale, voire même qu’elle conserve de bons rapports avec la Chine, pourvu qu’elle ne vienne pas semer la subversion dans l’ensemble du glacis européen. Au contraire, le printemps tchécoslovaque ne peut être toléré, malgré la fidélité de ses dirigeants au pacte de Varsovie, parce qu’il s’oriente vers une restructuration fondamentale des structures du pouvoir et surtout parce qu’il libère les énergies de la classe ouvrière, autant et sinon plus, que celles des couches sociales atirées par une restauration du capitalisme. L’intervention d’août 1968 vient effectivement démontrer que la souveraineté des Etats d’Europe de l’Est est limitée par les prérogatives de la bureaucratie (comme l’a justement fait observer Tito). Il ne doit pas être dit qu’un Etat du bloc puisse se permettre impunément de renouer avec la tradition des affrontements politiques ouverts, et de se réinsérer sur cette base dans la lutte de classes internationale. Le rejet de la « convergence » s’allie donc parfaitement avec la recherche d’accords contre-révolutionnaires avec la principale puissance impérialiste. L’U.R.S.S. de Brejnev n’intervient plus dans le « tiers monde » essentiellement pour soutenir des régimes politiques, jugés anti-impérialiste ; elle se préoccupe bien plus de se créer une clientèle grâce à la distribution d’une aide économique et militaire importante (voir en particulier le cas de l’Inde). En même temps elle accorde son aide au Viêtnam au compte-gouttes, afin de montrer aux Etats-Unis qu’elle n’entend pas s’appuyer sur les mouvements socialement subversifs, pour améliorer sa position diplomatique. Kossyguine est à Hanoi en 1965, lors d’une des étapes les plus importantes de l’escalade américaine au Viêtnam (bombardements de la République du Nord), mais cela n’entraîne aucune réaction notable de Moscou, qui poursuit sa politique de détente comme si rien ne s’était passé. A l’intérieur du mouvement communiste, le P.C.U.S. soutient de tout son poids les courants hostiles aux orientations chinoises et cubaines ou marqués d’une façon ou d’une autre par la nouvelle radicalisation apparue dans la deuxième partie des années soixante. Il accepte au besoin chez ses partenaires des vues divergentes des siennes, du moment qu’elles ne mettent pas en cause la nature contre-révolutionnaire de sa politique. De ce point de vue la conférence des partis communistes tenus en 1969, malgré les absences (75 présents contre 81 en 1960) et les silences lourds de signification (pas de condamnation explicite de la Chine, pas de mention de l’intervention en Tchécoslovaquie dans la résolution), est un succès tactique pour les Soviétiques. Ils obtiennent pratiquement un blanc-seing pour leur politique d’entente contre-révolutionnaire parée des couleurs de la détente et peuvent se targuer d’avoir très largement isolé les Chinois des plus gros bataillons du mouvement communiste international. Sur cette lancée d’ailleurs, les négociations avec l’administration Nixon avancent relativement rapidement, (pour les armements stratégiques entre autres), puis quelques temps après, les négociations sur l’Allemagne.

La crise de l’ordre mondial

Pourtant, malgré ces succès, la politique de « détente » ne rapproche pas les deux grands de leur objectif fondamental : la stabilisation des rapports de classe à l’échelle internationale et le maintien du statu quo économique et social. A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, la guerre du Viêtnam ébranle en effet sérieusement la stabilité politique et sociale des Etats-Unis, dont le prestige à l’extérieur est atteint à la suite de l’offensive viêtnamienne du Têt (février 1968). L’administration Nixon doit en réalité faire la part du feu, retirer l’armée américaine du Viêtnam du Sud après l’invasion malheureuse du Cambodge, et accepter la perspective de négociations sans avoir vaincu l’ennemi sur le terrain. Sans doute Nixon et Kissinger réussissent-ils à isoler la République démocratique du Viêtnam (Hanoï) et le F.N.L. sur le plan diplomatique par les voyages à Pékin et à Moscou, mais toutes ces brillantes manœuvres ne peuvent dissimuler qu’il s’agit d’une politique largement faite d’expédients. Au Viêtnam du Sud et au Cambodge, les régimes fantoches sauvés provisoirement par le compromis des accords de Paris, ont des assises sociales extrêment étroites que la distribution de dollars, l’implantation de conseillers américains dans des appareils répressifs tentaculaires, les déracinements de populations ne peuvent compenser. Dans les relations internationales l’arrivée de la Chine populaire, il est vrai, assagie depuis la fin de la révolution culturelle, et depuis que la lutte des Viêtnamiens a éloigné d’elle les menaces les plus dangereuses, ajoute un facteur d’instabilité dans le jeu des grandes puissances. Kisinger essaye bien de tenir compte de cette situation nouvelle en s’orientant vers une sorte de directoire mondial à cinq, chapeauté par les deux grands (Etats-Unis, U.R.S.S., Chine, Europe, Japon, mais il ne put empêcher que les orientations entre les uns et les autres ne se manifestent au détriment des perspectives d’arrangement durable. L’U.R.S.S. ne peut se réconcilier avec la Chine, L’Europe du Marché commun n’accepte pas la communauté atlantique voulue par Washington et le Japon joue son propre jeu Extrême-Orient. Le monde apparemment bipolaire des années cinquante et soixante semble se muer en un monde multipolaire incontrôlable. L’intégration de plus en plus étroite de la plupart des pays dominés à la division internationale du travail et au marché mondial va paradoxalement dans le même sens en donnant à certains d’entre eux des moyens de pression économique non négligeables. La guerre d’octobre 1973 est l’occasion pour les pays de l’O.P.E.P. d’utiliser l’arme du pétrole pour obtenir un changement de la stratégie américaine au Moyen-Orient en même temps qu’un nouveau partage de la plus-value. Tout cela renvoie en réalité à l’affaiblissement relatif de l’appareil militaro-politique de contrôle mis en place par l’Etat américain. Il faut en effet remarquer que la croissance générale, bien qu’inégale, des forces productives a pour résultat de lui imposer des tâches de plus en plus gigantesques, de l’Asie à l’Amérique latine en passant par l’Afrique. Le prolétariat à l’échelle mondiale se renforce numériquement et qualitativement, et pour cette raison fait craquer toute une série d’équilibre régionaux au niveau politique et social. Aux Etats-Unis mêmes les efforts requis pour la défense et l’organisation de l’aire impérialiste pèsent de plus en plus lourd. Le déficit permanent de la balance des paiements américaine entraîne la détérioration, puis la désagrégation du système monétaire international, un des piliers de l’ordre économique international. L’ampleur des dépenses militaires alimente l’inflation et l’endettement public en limitant la liberté de manoeuvre du gouvernement. Enfin, comme le montre le scandale du Watergate, la prolifération cancéreuse des réseaux d’espionnage intérieur mis en place pour combattre les adversaires intérieurs de la politique impérialiste engendre un malaise profond et une véritable crise de confiance dans les institutions. Autrement dit, la complexité et la multiplicité des problèmes à maîtriser excèdent tendanciellement les forces de l’Etat national américain, qui, en tant qu’Etat national, ne peut éviter de se heurter à d’autres Etats nationaux, dont il recherche pourtant la solidarité. Toutes proportions gardées, ces constatations valent aussi pour l’Union soviétique dans cette phase de la détente. Pour faire face aux forces centrifuges qui se font jour dans sa zone d’influence, elle dispose elle aussi de moyens limités, particulièrement sur le plan économique. Il lui est, entre autre, très difficile de concilier son rôle de grande puissance internationale dispensatrice d’aides militaires et économiques, capable par surcroît de ne pas se laisser distancer par les Etats-Unis sur le plan militaire, avec l’accroissement de la consommation nationale et surtout avec son rôle d’Etat-guide de la planification des démocraties populaires face aux contraintes du marché mondial. A l’heure actuelle les contradictions sont contenues, mais dans les pays de l’Est l’atmosphère est morose, parce que la récession internationale fait peser de graves menaces sur le commerce extérieur et à court terme sur la progression du niveau de vie. Les régimes en place gèrent les affaires de l’Etat au jour le jour dans l’indifférence ou la méfiance de la majeure partie de la population, c’est-à-dire dans l’incertitude de l’avenir. Il apparaît en fait que les forces productives humaines et matérielles sont à l’étroit dans le carcan bureaucratique avec toutes ses limitations nationales et sociales, avec la subordination qu’il implique par rapport aux rythmes de la crise du monde impérialiste.
Le mouvement communiste stalinien qui constitue un instrument fondamental d’insertion de la bureaucratie soviétique dans les rapports internationaux, se ressent profondément de cette absence de perspectives. Il lui est de plus en plus difficile de tabler sur des succès soviétiques dans la concurrence-connivence Est-Ouest. Malgré la récession actuelle dans le monde capitaliste, personne ou à peu près plus personne ne peut croire que le camp « socialiste » pourra s’imposer sur le plan économique dans un avenir
prévisible, encore moins qu’il lui serait possible d’étendre son « socialisme » par des moyens militaires. Il en résulte que, comme on l’a déjà vu, les partis communistes doivent privilégier leur participation à la vie politique des nations ou des régions où ils sont actifs. En ce sens la diplomatie soviétique ne représente plus pour eux un point de référence indiscutable pour la définition de leurs orientations. En général, leur pente naturelle les incline à aller un peu plus dans le sens du réformisme, mais cette tendance générale n’exclut pas des tournants tactiques pour s’adapter aux conditions concrètes de la lutte des classes et de la concurrence avec les autres organisations du mouvement ouvrier. Si l’on ajoute à cela que beaucoup d’entre eux doivent se prémunir contre les conséquences de la crise de l’idéologie stalinienne en prenant leurs distances par rapport au passé, voire même par rapport au présent de l’Union soviétique et des démocraties populaires, on aura une idée du polycentrisme cacophonique qui est en train de s’instaurer. On ne dit pas la même chose à Paris, Rome, Londres, ou Téhéran, et la solidarité inter-bureaucratique se décompose en systèmes d’alliance complexes avec le P.C.U.S. et en coalitions régionales. L’Union soviétique est toujours une réalité sociale sur laquelle il est possible de s’appuyer idéologiquement et matériellement pour justifier la spécificité et l’originalité d’appareils nationaux exploitants les aspirations révolutionnaires d’un secteur du mouvement ouvrier. Après tout n’a-t-elle pas soustrait à la sphère de l’exploitation capitaliste une partie importante du monde ? La liaison, toutefois, ne va pas au-delà de cette convergence d’intérêts. Les appareils des P.C. sont maintenant suffisamment autonomes pour mesurer dans chaque conjoncture précise ce qu’ils peuvent retenir ou refuser de la politique soviétique. Jusqu’à présent la solidarité s’est révélée plus forte que les divergences et les oppositions, parce que la rupture ouverte aurait dans la plupart des cas, déchaîné des forces centrifuges menaçantes pour la solidité des appareils nationaux, mais cette permanence des liens politiques est à la merci de nouvelles crises internes du bloc Union soviétique - démocraties populaires. A proprement parler, il n’y a plus de bloc stalinien international, mais une chaîne d’intérêts de plus en plus divergents, avec des maillons particulièrement faibles. L’U.R.S.S. perd ainsi une grande partie de sa crédibilité dans la mise au point de compromis contre-révolutionnaires à l’échelle internationale ; le comportement des P.C. des pays capitalistes devenant difficilement prévisible. A ce niveau, la crise du stalinisme ne fait que renforcer la crise de l’impérialisme.
C’est sur cette toile de fond qu’il faut juger de la possibilité d’un nouveau Yalta, si souvent évoquée par les journalistes ces derniers temps. Ni du côté américain, ni du côté soviétique la volonté d’aller dans ce sens ne fait défaut. Le véritable problème est celui des moyens. Dans la mesure où ces derniers ne permettent pas de verrouiller complètement la situation, les deux superpuissances, comme disent les Chinois, sont contraintes de rechercher successivement des compromis partiels, ce qui veut dire très souvent à chaud. Dans de telles circonstances, les nécessités d’équilibre interne propres à chaque bloc peuvent difficilement être satisfaites et viennent entraver la liberté d’action des deux parties. Chacun peut effectivement craindre le développement de tendances défavorables à ses intérêts, lorsque les compromis ne portent que sur une partie des problèmes à résoudre et n’incluent qu’une partie des forces en présence. De ce point de vue il apparaît très improbable qu’un compromis global puisse naître d’une suite réussie de compromis partiels et temporaires, puisqu’ils peuvent être contradictoires les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire s’annuler dans leurs effets. Au Moyen-Orient, en Asie, en Europe, rien n’est définitivement acquis. Les conférences sur les armements stratégiques et sur la sécurité européenne progressent très lentement, quand elles ne piétinent pas purement et simplement. C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que le monde tend de plus en plus vers l’instabilité ou vers l’entropie politique et sociale. Cela n’exclut pas, bien évidemment, des guerres et des interventions contre-révolutionnaires de l’O.T.A.N. ou du pacte de Varsovie, bien au contraire, les risques s’en trouvent multipliés. Mais la réduction de l’histoire mondiale aux rapports des grandes puissances devient de plus en plus difficile, pour ne pas dire impossible. Pendant les périodes du compromis de Yalta, de la guerre froide, de la coexistence pacifique et de la détente, la dynamique de Révolution permanente était bridée et comme recouverte par l’action des grands. Elle se frayait un chemin par des voies souvent très détournées (radicalisation de couches non ouvrières, rôle de la petite-bourgeoisie dans les pays coloniaux). Les victoires remportées se situaient dans des pays où le pouvoir bourgeois, malgré son caractère dictatorial, n’avait pas de racines solides (Chine, Cuba, Vietnam). Les organisations ou partis dirigeants le processus révolutionnaire y étaient avant même la prise du pouvoir marqués par des déformations bureaucratiques reflétant l’influence du stalinisme. Aujourd’hui, c’est une phase toute différente qui s’ouvre. L’interdépendance et l’imbrication des processus sont beaucoup plus grandes à l’image même de la crise conjointe de l’impérialisme et du stalinisme. Et la construction de l’Internationale révolutionnaire, la Quatrième Internationale, n’a jamais été aussi urgente, pour passer au stade de l’utilisation consciente de contradictions en train de s’aiguiser.

Jean-Marie VINCENT,
Février 1975.





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