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Le travail planifié chez Pierre Naville

Des sociologues face à Pierre Naville ou l’archipel des savoirs

L’Harmattan, p. 71-81, 1997


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



Dans les années 70, Pierre Naville a publié sous le titre générique Le Salaire socialiste, deux ouvrages consacrés à l’analyse du « socialisme réel », suivis de deux autres ouvrages intitulés Les Echanges socialistes et Bureaucratie et Révolution. Si l’on fait exception de quelques comptes rendus, ils n’ont guère suscité d’intérêt. Beaucoup de facteurs ont contribué à ce manque d’écho, mais on ne se trompera guère en affirmant que la nouveauté du projet a surpris et dérouté. Pierre Naville ne suivait ni les théories des opposants marxistes à la réalité soviétique ni les dénonciateurs pressés du totalitarisme. Il entendait faire un travail scientifique en utilisant l’énorme matériel empirique disponible avec le maximum de rigueur, mais aussi faire œuvre originale par l’ampleur de ses questionnements.
Le point de départ de sa réflexion dans le premier volume le différencie effectivement de presque tous ceux qui ont étudié les sociétés du « socialisme réel ». Pour lui, il s’agit de sociétés dominées par le fétichisme du travail, tout comme la société capitaliste est dominée par le fétichisme de la marchandise et du capital. Ce n’est donc pas de l’économie planifiée qu’il faut partir pour découvrir les lois du mouvement du « socialisme réel » (que Pierre Naville appelle socialisme d’Etat), mais bien des rapports de travail comme cellule élémentaire des relations dans les sociétés prétendument socialistes ou communistes. Contrairement aux affirmations des défenseurs de ces régimes, le travail n’y est pas directement socialisé, c’est-à-dire immédiatement reconnu comme prestation, mais reconnu socialement par le biais d’un échange avec les contrôleurs des moyens de production exerçant une fonction-capital (par opposition au capital propriété). On peut sans doute objecter que les salaires sont planifiés et ne dépendent pas des fluctuations de l’offre et de la demande sur des marchés. Mais Pierre Naville demande qu’on ne se laisse pas prendre aux apparences. S’il n’y a pas à proprement parler marché, il y a un quasi-marché du travail où les chefs d’entreprise, les planificateurs d’une part, les salariés d’autre part se confrontent à propos de la mise en oeuvre des moyens de production, à propos des rémunérations et de la hiérarchie du travail. Les salariés d’Etat n’acceptent pas passivement leur sort. On les voit freiner la production, voler la propriété d’Etat, déserter les entreprises, c’est-à-dire déjouer sans cesse les calculs des planificateurs. De leur côté, les dirigeants économiques (stimulés par les dirigeants politiques) s’ingénient à obtenir les meilleurs résultats au moindre coût (notamment de travail) pour disposer de fonds d’accumulation suffisants, leur pérennité en tant que dirigeants étant liée à leur capacité à accumuler.
Pour Pierre Naville, il ne fait aucun doute qu’il y a là des phénomènes de valorisation (autonomisation de valeurs d’échange par rapport à des valeurs d’usage). La capacité de travail des salariés d’Etat est une quasi-marchandise dont la valeur d’usage est de produire du surtravail ou de la survaleur pour les organismes économiques chapeautés par la planification.
De façon significative, il ajoute qu’il faut se garder de voir dans les processus de planification des activités authentiquement socialisées et non contradictoires. La planification n’est pas une fonction- capital unitaire, mais la mise en œuvre aléatoire de procédures et de stratégies faillibles pour concilier des intérêts souvent opposés malgré leur commune participation à l’exploitation du travail. Pierre Naville dit avec force que l’affectation autoritaire des moyens de production aux entreprises et organismes économiques riempêche pas que se fasse jour à leur propos une véritable compétition entre les entreprises d’une part, entre les organismes de planification et les entreprises d’autre part. Il y a des échanges conflictuels de moyens de production, des affrontements pour savoir qui bénéficie des meilleures conditions de production, de l’accès le plus rapide aux ressources rares. En outre, comme le fait observer Pierre Naville, les prix administrés, les taux d’imposition et les flux monétaires régulés par les autorités étatiques, sont très souvent l’occasion d’avantages ou de désavantages pour les entreprises et donnent par conséquent lieu à des querelles, à des interventions qui ne laissent jamais le système en repos. Il y a en ce sens des processus de valorisation planifiés qui ne peuvent être purement et simplement assimilés à la concurrence des multiples capitaux, mais correspondent à des relations de type monopolistique ou oligopolistique entre les organes économiques pour faire fructifier la fonction-capital de moyens de production très diversifiés. Les organismes de planification peuvent avoir le dernier mot, mais le dernier mot qui conclut d’âpres débats et sanctionne des rapports de force. La forme valeur des produits du travail sous la planification bureaucratique n’est pas la forme valeur des produits du travail sous le capitalisme ; cela ne l’empêche pas d’être une forme valeur.
Ces développements de Pierre Naville sont apparemment contredits par les techniques de planification et leurs références permanentes à des objectifs de production en nature (tonnes, volumes, surfaces, etc.). Mais si l’on y regarde de plus près, on peut vite s’apercevoir que les objectifs formulés en nature ne sont pas de simples valeurs d’usage, reflet direct de besoins eux-mêmes directement socialisés. Comme le dit Gérard Roland dans son livre L’économie politique du système soviétique (Paris, 1989, L’Harmattan, p. 58) : « Le rapport entre le producteur et l’objet est déterminé non par la valeur d’usage, mais par la contribution de l’objet produit à l’indice statistique du plan, que nous appellerons la valeur-indice et qui représente la forme de médiation fondamentale dans le mode de production soviétique. » Autrement dit, les objectifs en nature renvoient à autre chose qu’eux-mêmes, c’est-à-dire à des structures et à des conditions générales de production. La valeur-indice comme valeur en quantités planifiées ne peut être séparée de problèmes tels que l’utilisation et la qualification de la main-d’œuvre, les coûts de production, l’efficacité relative des investissements. La planification ne planifie pas dans un espace social neutre, elle s’inscrit, comme le note Gérard Roland lui-même, dans des rapports de hiérarchisation et de subordination pour capter le travail. Le plan, par suite, ne peut s’affranchir de tout ce qui relie la valeur-indice à des relations multiples d’échange entre les salariés, les entreprises et les organismes de planification (commission du plan, ministères, etc.). Ces échanges ne sont pas à proprement parler des échanges d’équivalents généralisés de valeurs d’échange ; ils sont toutefois des échanges d’équivalents occasionnels, temporaires et localisés mais renouvelables. De cette façon, des phénomènes d’appréciation et d’évaluation se produisent et se reproduisent sans cesse dans la production et la circulation.
On peut d’ailleurs ajouter que la planification de type soviétique connaît comme le capitalisme le problème de la reconnaissance sociale du travail effectué (sanction par la consommation effective du résultat des prestations de travail). Il y a presque toujours des stocks d’articles invendables dans les magasins d’Etat, il y a très souvent dot produits mis au rebut parce qu’ils sont refusés par les entreprises clients. Moins visibles, mais bien présents, il y a aussi tous les produits obsolètes du point de vue technique qui pèsent sur le nivelai général de la productivité et handicapent sérieusement l’économie nationale dans ses rapports avec l’étranger (le marché mondial). On peut, bien sûr, maquiller ces pertes ou ces manques à gagner dans les statistiques, cela ne les empêche pas de peser lourdement sur le niveau global de l’économie. C’est pourquoi les planificateurs ne peuvent pas ne pas se préoccuper des effets économiques à moyen et à long terme de l’accumulation qu’ils mettent en branle. Ils n’ont pas à se soucier directement de la production de plus-value, mais ils doivent disposer bon an mal an d’un fonds d’accumulation suffisant pour la reproduction élargie du système économique. Le calcul de l’efficacité des investissements et des pertes de l’économie par suite de l’inadéquation de la production à la consommation effective, c’est-à-dire le calcul de l’efficacité du travail, ne peut donc être absent de leur horizon. Il n’est pas exagéré de dire que la valeur apparemment oubliée ou niée se rappelle sans cesse au bon souvenir des planificateurs. Ces derniers sont contraints, qu’ils en aient conscience ou non, de valoriser ce qu’ils planifient. Ils le font évidemment avec des instruments moins acérés que ceux du capital (les prix ne sont pas prix de marché, la monnaie n’est pas du capital-argent, le taux d’intérêt n’est pas le prix de l’argent, etc.) et la valorisation planifiée, loin d’être une forme développée de la valeur, est une sorte de sous-valorisation ou de valorisation approximative toujours à la recherche d’indicateurs (techniques, financiers, comptabilités en heures de travail) ou de renseignements rares pour arriver à des décisions plus ou moins satisfaisantes. Les opérations d’évaluation des résultats en fait ne permettent pas toujours de définir des stratégies économiques rationnelles, parce quelles reposent sur des informations insuffisantes ou biaisées par les conflits d’intérêts entre les agents économiques. L’économie planifiée est ainsi dans la situation paradoxale d’être à la fois une économie de pénurie (les plans cherchent à obtenir une production maximale à partir de ressources mal utilisées et mal réparties) et une économie de gaspillage (stocks et réserves trop importants, sous-emploi des hommes, chômage technique fréquent, etc.).
Cela se répercute inévitablement sur l’intégration des travailleurs dans la production et sur leur incitation à produire. Ils ne sont en particulier jamais certains de pouvoir acheter à volonté des biens et des services avec les revenus monétaires dont ils disposent. On leur dit qu’ils sont la classe dominante, celle qui porte le travail et l’avenir de la société, mais ils se rendent facilement compte qu’on tient très peu compte de leurs avis et de leurs aspirations. Seule une minorité d’entre eux, les activistes du parti et les travailleurs d’élite, sont véritablement associés au pouvoir et ont la perspective de se voir socialement appréciés. Pour eux il y a une mobilité sociale ascendante qui les conduit vers les sommets de la société (la nomenklatura) où ils donnent la représentation de la réussite de la classe laborieuse et de sa promotion aux plus hautes fonctions. Ils deviennent des cadres et des dirigeants censés incarner les meilleurs représentants de leur classe d’origine. A travers ce processus d’écrémage et de sélection (mis en œuvre par le parti), ils se font les emblèmes d’un règne illusoire, celui de la classe ouvrière ou du prolétariat, et masquent par là le règne, bien réel celui-là, de la véritable classe dominante, la nomenklatura. La représentation des travailleurs salariés par le parti unique et les travailleurs d’élite qu’il compte en son sein est un procès de substitution qui nie une classe (celle des travailleurs) dans un certain nombre de ses attributs essentiels (l’organisation, l’affrontement avec ceux d’en haut, le débat interne, etc.) pour mieux la maintenir dans l’impuissance. La classe ouvrière ne doit pas avoir d’existence collective propre et les individus qui la composent doivent se reconnaître dans une classe fantasmatique et dans une symbolique maniée par d’autres.
Pendant une période relativement courte, celle de l’industriatisation accéléré et des premiers plans quinquennaux en URSS, ces relations en trompe-l’oeil ont joui d’une certaine crédibilité. La mobilité sociale ascendante était très forte et donnait lieu à des translations sociales de massé. Les pénuries et les contraintes subies dans les entreprises pouvaient par ailleurs être interprétées comme des réalités passagères dans le cadre d’une société tout entière en mouvement. Les choses deviennent différentes lorsque la mobilité sociale apparaît déclinante et lorsque les situations de pénurie se renouvellent. Les salariés de base et de moyenne qualification s’aperçoivent que l’horizon est de plus en plus bouché pour eux et adoptent le plus souvent un comportement sceptique. Ils n’arrivent plus à croire qu’ils sont promis à un avenir radieux et que le culte du travail auquel se livre la bureaucratie est une façon de célébrer leur tâche quotidienne. Dépourvus d’organisations autonomes, il ne leur reste plus qu’à économiser leur force de travail et à la soustraire au moins partiellement aux dirigeants économiques. La célébration du travail n’est plus alors, pour eux, qu’un rituel qui n’emporte plus la conviction et n’a plus d’effet mobilisateur. Il leur est difficile de ne pas voir que la société planifiée, loin de se faire plus homogène, se différencie de plus en plus et a besoin de façon croissante de travailleurs intellectuels hautement formés et hautement rémunérés. La nomenklatura se sert d’ailleurs de cette évolution pour cacher ses privilèges derrière des apparences méritocratiques et prôner la différenciation des revenus à partir de la plus ou moins grande utilité sociale du travail effectué. Implicitement, le gros des salariés se trouve renvoyé aux travaux de moindre utilité et à une vie médiocre à bien des points de vue. Aussi bien n’y a-t-il rien d’étonnant à constater que la démoralisation gagne une grande partie des salariés de l’industrie (absentéisme, freinage de la production, vols, alcoolisme, etc.) malgré les appels à la vigilance et la répression qui ne manque pas de suivre.
Une telle société n’exploite pas toujours le travail dans de bonnes conditions et doit même tolérer que la grande masse des travailleurs n’effectue que des prestations de travail médiocres. Néanmoins, et Pierre Naville insiste sur ce point, elle est une société de classe et d’exploitation avec des caractéristiques spécifiques. La nomenklatura, la classe dominante, n’est pas une couche bureaucratique parasitaire comme le prétendent certaines théories trotskystes, mais bien une couche sociale qui exerce des fonctions bien délimitées dans la production sociale (planification, accumulation, direction des entreprises), fonctions quelle n’usurpe pas puisqu’elle les exerce avec une certaine efficacité (déclinante au cours de l’ère brejnevienne). Pour bien saisir la dynamique sociale, il importe donc de cerner au plus près les modalités de l’exploitation de la masse des salariés d’Etat par la nomenklatura. Selon Pierre Naville, cette exploitation peut être définie comme une exploitation mutuelle, c’est-à-dire comme l’exploitation des salariés d’Etat par une partie d’entre eux, les nomenklaturistes. Il tire argument du fait que le surtravail ou survaleur dans le socialisme d’Etat n’est pas consigné dans un mode de rémunération spécifique comme dans le capitalisme (le profit capitaliste) mais constitue une partie du salaire ou traitement. Mais il faut bien le dire, il est difficile de le suivre sur ce point et cela pour deux raisons fondamentales. Il faut d’abord noter que Pierre Naville voit dans les entreprises du « socialisme d’Etat » des groupements de coopératives coordonnées par la planification (Le Salaire socialiste , premier volume, p. 152) en oubliant le fait que, pénétrées de fait par la planification, ces entreprises n’ont rien de particulièrement coopératif. Cela l’empêche de voir que la planification est une instrumentation sociale pour capter les puissances sociales et intellectuelles de la production en faveur de la bureaucratie et organiser la subsomption réelle des travailleurs sous le commandement des planificateurs. La puissance multiple des salariés devient la puissance du plan et des nomenklatu- ristes qui, à travers la planification, produisent et reproduisent cette subsomption comme élément essentiel des rapports sociaux. Le salariat d’Etat, dans son uniformité apparente, est en fait gros d’antagonismes et de positions sociales opposées. Cela est confirmé par l’accès privilégié à la consommation dont bénéficient institutionnellement les nomenklaturistes (magasins réservés, habitat réservé, etc.). Le surtravail planifié est divisé en fonds d’accumulation et en fonds de consommation spécial accessible seulement à partir de positions bien précises sur l’échelle sociale. Pour les membres de la bureaucratie, le salaire n’est en définitive qu’une partie, souvent limitée, de leur train de vie dans lequel entrent nombre d’éléments gratuits (logements, voitures, maisons de vacances, etc.).
Ce fonds de consommation est considéré, et cela ne saurait surprendre, comme quasi incompressible par la classe dominante. Il peut croître, mais il n’est pas question d’admettre pour la nomenklatura qu’il puisse régresser. Cela signifie que, dans certaines circonstances, il doit être maintenu au niveau déjà atteint au détriment de la consommation populaire (la consommation non nomenklaturiste) et même au détriment du fonds d’accumulation et donc de la croissance économique de façon tout à fait exceptionnelle. Il représente une sorte de constante à laquelle les autres données doivent aux yeux de la nomenklatura se plier ou s’adapter. Mais elle n’est jamais totalement maîtresse du jeu. Le surtravail (ou la survaleur) ne peut en effet jamais être planifié ni dans son montant global ni dans ses modalités d’affectation. C’est après coup que l’on découvre ce qu’il représente réellement dans le revenu national et s’il ne va pas être nécessaire de l’élargir ou de l’agrandir en comprimant un peu plus la consommation populaire pour assurer à l’avenir une accumulation suffisante et le maintien de la consommation bureaucratique à un niveau élevé. C’est donc en insistant sur les fonctions d’accumulation qui lui sont dévolues que la nomenklatura peut défendre son pouvoir, sa position sociale et les privilèges qui lui sont afférents, en occultant son rôle effectif. Les dirigeants de la planification affirment haut et fort qu’il faut accumuler à tout prix pour garantir la croissance économique, en réalité ils le font le plus souvent pour extorquer du surtravail supplémentaire. Le revers de la médaille pour eux est qu’il leur faut foire la preuve de leur efficience économique et obtenir aussi à la longue des résultats positifs pour les couches populaires, car ces dernières, déjà peu portées à s’investir dans le travail, le deviennent encore moins lorsque leur niveau de vie stagne ou régresse. C’est en fait une véritable lutte des classes qui se déroule autour du développement économique, lutte pour le partage du revenu national, lutte autour des orientations de l’accumulation (part respective des industries de biens de consommation et des industries des biens de production), lutte autour du degré d’exploitation de la force de travail, lutte autour des politiques sociales (logements, hôpitaux, services, etc.). La nomenklatura ne peut donc exercer une véritable dictature sur les besoins (thèse de Agnès Heller, Ferenc Feher et Gyôrgy Markus). Elle doit au contraire s’adapter à leur évolution et redéfinir périodiquement ses stratégies de développement économique en laissant un minimum de place à la croissance des revenus réels de la majorité de la population. Cela souligne à quel point le développement planifié dans le « socialisme réel » peut être fragile si l’on tient compte des rendements décroissants de l’accumulation au fil des ans et de la difficulté à passer à une croissance intensive. Pour concilier l’inconciliable, l’accumulation et la consommation populaire au cours des périodes difficiles, les planifications ont eu, de façon caractéristique, souvent recours à des expédients, emprunts à court terme, non-renouvellement d’une partie des moyens de production (par exemple dans les transports routiers et ferroviaires).
Loin de correspondre à un développement harmonieux et délibérément choisi (le plan comme réduction des incertitudes), la planification oscille ainsi en permanence entre l’ordre rigide et les perturbations affrontées de façon improvisée. Dans de nombreuses circonstances, les corrections apportées par les planificateurs à la planification courante peuvent s’avérer bénéfiques et permettre à l’économie de trouver un certain équilibre, mais il peut aussi advenir que les rectifications se révèlent inopérantes et même aient des effets négatifs cumulatifs. Il peut alors se produire une crise d’accumulation ouverte marquée notamment par l’abandon de chantiers très importants et la renonciation à des projets ambitieux, tout cela conduisant inéluctablement à des réajustements de grande ampleur. Le système de la planification est par là obligé de tenir compte de réalités qu’il ignorait, mais il n’arrive pas pour autant à changer radicalement sa structure informationnelle et à surmonter les déficiences de cette dernière. Il apparaît en particulier que la lutte des classes, sous les formes quelle revêt sous le « socialisme réel », ne fournit pas toujours des indications très fiables ou très facilement interprétables. Lorsque des travailleurs font grève, en toute illégalité, dans une région ou dans une entreprise, il est difficile de savoir quel assentiment ils recueillent auprès des autres catégories de salariés. Il est difficile également de savoir ce qui les préoccupe le plus et comment la revendication partielle émise à un moment donné s’articule avec d’autres qui n’ont pas encore eu l’occasion de s’exprimer. Sous le « socialisme réel », la lutte des classes est donc partiellement illisible et inaudible, parce quelle est refoulée, niée par l’idéologie, la politique dominante et les institutions. Il s’ensuit quelle n’a pas la même capacité de conditionnement des adversaires en présence comme sous le capitalisme et ne provoque pas une dialectique sociale de la transformation des pratiques et des activités, notamment des activités de travail et de planification. La résistance collective des travailleurs ne produit en définitive des effets de réforme que de façon très limitée et il n’est pas exagéré de dire que le caractère tatillon de la subsomption réelle planifiée empêche toute affirmation permanente et claire des salariés et de leur travail collectif. Le moins qu’on puisse dire est que le « socialisme réel » n’utilise pas le travail qu’il conditionne de façon très efficiente A partir de telles analyses, il est difficile de qualifier le socialisme d’Etat (pour reprendre la terminologie de Pierre Naville) de régime de transition. Le socialisme d’Etat n’est pas en marche vers plus de socialisation dans la production et dans les relations sociétales, puisque le système de la planification tend à reproduire des rapports de pouvoir tout à fait dissymétriques et des rapports de domination- subordination dans la production pour assurer la pérennité d’un régime d’exploitation tout à fait spécifique. Cela veut dire en particulier que le système social socialiste d’Etat ne peut glisser insensiblement, graduellement, vers d’autres formes de relations sociales par une sorte de consensus entre dominants et dominés et comme spontanément, On ne peut pas non plus attendre que le système puisse trouver en lui de nouvelles ressources, par exemple une planification plus rationnelle et de meilleures relations entre les unités économiques, pour faire face au capitalisme environnant. Le mode de production socialiste d’Etat, qui est un énorme gaspilleur de travail social, n’a aucune supériorité à faire valoir par rapport au mode de production capitaliste qui, lui-même, n’est pourtant pas particulièrement économe de travail (chômage, sous-emploi, etc.) et d’efforts effectués en pure perte. Comme l’a dit très bien Pierre Naville dans Le Salaire socialiste (tome I, p. 441) : « Le socialisme d’Etat n’est pas voué à un avenir durable. » La compétition qu’il peut soutenir avec le capitalisme n’est pas une compétition économique et sociale au sens plein du terme ; c’est bien plus une compétition militaire qui porte sur des aires géographiques, sur des sphères d’influence. Mais ces affrontements, même lorsqu’ils ont atteint un certain degré d’acuité, n’empêchent pas les pays du socialisme d’Etat de subir la dominance du capital, de se soumettre à son dynamisme dans le commerce international et de lui emprunter des modèles de production et de consommation.
Aux yeux de Pierre Naville, le socialisme d’Etat est par conséquent une impasse historico-sociale, parce qu’il ne transforme pas véritablement le travail et ne le transmue pas en activités libres qui s’échangent les unes avec les autres sans avoir à se mesurer au préalable avec le travail mort (capital ou moyens de production planifiés). Le socialisme d’Etat privilégie, quoi qu’il en veuille, la dépendance dans l’activité productive et par contrecoup la polarisation des activités humaines autour de la production et de la mise en valeur planifiée. Comme le capitalisme, il capte la force de travail pour des objectifs particularistes, mais il le fait avec peu d’égards pour la liberté formelle des travailleurs (dans la vente de leur force de travail). Les travailleurs salariés d’Etat ont le plus souvent l’impression qu’ils disposent de marges de manœuvre très étroites et qu’on ne leur offre pas beaucoup de choix du point de vue de la rémunération et de la variété du travail. Le travail planifié apparaît en fait comme uniforme, peu propice à l’initiative, dans la mesure où les rétributions même extraordinaires ne sont pas à la hauteur des attentes et des espérances, dans la mesure aussi où les réactions collectives tendent vers des prestations de travail minimales pour contrecarrer les tendances de la planification à l’élévation constante des normes de production. Le travail planifié trouve rarement son équilibre ; il est tantôt soumis à des mesures coercitives tatillonnes et brutales et à l’efficacité éphémère, tantôt sollicité par des appels à la participation aux effets limités (les défis entre brigades de travail par exemple). Il est partagé entre des pratiques de gestion qui se contredisent en permanence et se trouve presque toujours dans un état de stabilité au bord de la déstabilisation.
C’est cela qui explique la violence, larvée ou ouverte, qui traverse le socialisme d’Etat, et non le seul héritage d’un passé barbare. La difficulté à maîtriser les prestations de travail suscite, sans cesse, chez les dirigeants, la tentation de recourir à des formes de militarisation ou de terreur qui remplacent les leviers ou les ressorts économiques et font volontiers référence à un pathos volontariste. Le travail dans cette perspective est ou bien sabotage, conscient ou inconscient, ou bien au contraire activité héroïque, oubli de soi, pour l’édification du socialisme ou de la société communiste, ce qui veut dire qu’il n’est plus à proprement parler normalité, valorisation régulière mais paroxysme. A l’extrême, il devient le travail des camps, ce travail dont les détenus sont dépossédés et qui les mortifie pour les remettre malgré eux sur le droit chemin (au besoin en les faisant disparaître). Sans doute peut-on constater que les phases totalitaires ne sont jamais durables et sont suivies de phases beaucoup plus longues de « stagnation » ou de relative normalisation, mais on ne doit pas oublier que l’exacerbation totalitaire jette une lumière crue, cruelle sur le socialisme d’Etat et sa relation perverse au travail, matrice de développement potentiellement monstrueux. C’est le mérite de Pierre Naville d’avoir forgé des instruments intellectuels pour comprendre ce passé, dont il faut maintenant se délivrer, pour se donner un nouvel avenir.





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