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Le capitalisme selon Weber

L’Homme et la société

n° 4, p. 61-77, avril 1967




La sociologie weberienne est universelle par l’étendue de ses investigations dans l’espace et dans le temps, mais il n’est pas difficile de découvrir, sous la multiplicité des analyses, l’unité profonde de l’entreprise. C’est la société occidentale de son temps que Weber voulait saisir, dans sa valeur culturelle unique et dans ses caractéristiques essentielles. Conformément à sa conception de l’objectivité scientifique, il la prenait comme point d’aboutissement — insurmontable par la seule connaissance — de toute l’activité sociale de l’humanité. En la comparant à ce qu’il est possible de savoir des sociétés passées, il tentait de préciser les concepts qui ne l’emprisonnent qu’imparfaitement ; en combinant sa méthode génétique (historique) avec la méthode typologique, il cherchait à obtenir une systématisation de cette réalité, pour lui, indéfinissable. Dans quelques passages de l’avant-propos à la sociologie des religions, cette préoccupation fondamentale se trouve formulée avec une très grande plasticité [1] :

Tous ceux qui, élevés dans la civilisation européenne d’aujourd’hui, étudient les problèmes de l’histoire universelle, sont tôt ou tard amenés à se poser, et avec raison, la question suivante : à quel enchaînement de circonstances doit-on imputer l’apparition, dans la civilisation occidentale et, uniquement, dans celle-ci, de phénomènes culturels qui — du moins, nous aimons à le penser — ont revêtu une signification et une valeur universelle ?
Ce n’est qu’en Occident qu’existe une science dont nous reconnaissons aujourd’hui le développement comme « valable ». Certes, des connaissances empiriques, des réflexions sur l’univers et la vie, des sagesses profondes, philosophiques ou théologiques, ont aussi vu le jour ailleurs — bien que le développement complet d’une théologie systématique, par exemple, appartienne, en propre, au christianisme, influencé par l’hellénisme, seuls l’Islam et quelques sectes de l’Inde en ont montré des amorces — ... L’imprimerie existait en Chine, mais, en Occident seulement, est née une littérature imprimée, uniquement conçue en vue de l’impression et lui devant son existence, tels la « presse » et les « périodiques ». On trouve en Chine, dans l’Islam, toutes sortes d’instituts d’enseignement supérieur dont certains ne sont pas sans analogies superficielles avec nos universités, du moins avec nos grandes écoles. Mais une recherche scientifique rationnelle, systématique et spécialisée, un corps de spécialistes exercés n’ont existé nulle part ailleurs à un degré approchant l’importance prédominante qu’ils revêtent dans notre culture... Tout cela est également vrai de la puissance la plus décisive de notre vie moderne : le capitalisme...

Et un peu plus loin [2] :

Par conséquent, dans une histoire universelle de la civilisation, le problème central — même d’un point de vue purement économique — ne sera pas pour nous, en dernière analyse, le développement de l’activité capitaliste en tant que telle, différente de forme suivant les civilisations : ici aventurière, ailleurs mercantile, ou orientée vers la guerre, la politique, l’administration ; mais, bien plutôt, le développement du capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre ; ou, pour nous exprimer en termes d’histoire des civilisations, notre problème sera celui de la naissance de la classe bourgeoise occidentale avec ses traits distinctifs. Problème, à coup sûr, en rapport étroit avec l’origine de l’organisation du travail libre capitaliste, mais, qui ne lui est pas simplement identique. Car la bourgeoisie, en tant qu’état, a existé avant le développement de la forme spécifiquement moderne du capitalisme — cela, il est vrai, en Occident seulement.

Cette longue citation, qui n’est pas sans de nombreux équivalents dans l’œuvre weberienne, mais qui présente l’avantage d’être sans aucune équivoque, permet de considérer que l’étude du capitalisme — de la société bourgeoise occidentale — jouait un rôle décisif dans l’intégration des différents segments de la sociologie weberienne dans un ensemble intellectuellement cohérent. Weber, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, n’entendait pas ramener les phénomènes sociaux aux structures économiques, mais il n’écartait pas pour autant la mise au point de relations significatives entre les différents éléments dégagés par l’analyse compréhensive. Les relations significatives pouvaient constituer des constellations — d’interrelations — propres à une époque historique, et c’est une constellation de ce type que représentait le capitalisme moderne à ses yeux — comme ensemble de types idéaux —. Aussi, n’est-il pas indifférent d’essayer de suivre dans leur complexité les analyses entreprises par Weber pour faire ressortir l’originalité de la société bourgeoise occidentale. Une bonne partie des travaux qu’il a consacrés au capitalisme occidental ont un caractère essentiellement historique — même dans l’œuvre la plus systématique « Wirtschaft und Gesellschaft » —, mais, naturellement, la méthode employée n’y est pas monographique. Max Weber pose des questions au passé et tente de formuler lui-même des réponses sous une forme typologique. L’histoire est ici une façon d’éclairer des aspects qu’une analyse conceptuelle pure serait obligée d’ignorer. Dans ces enquêtes historiques, dont la richesse reste étonnante à plus de quarante ans de distance, trois modes d’éclairage principaux peuvent être dégagés : l’éclairage économique, l’éclairage religieux, l’éclairage juridique. Chacun a pour but de montrer comment un ensemble de facteurs particuliers, ici économiques, là religieux, etc. a contribué à faire de la société occidentale ce qu’elle est, en l’aiguillant sur une voie donnée à l’exclusion de toute autre. Pour ce faire, Weber n’essaye évidemment pas de faire une enquête purement économique ou purement juridique — selon ses conceptions méthodologiques, cela n’aurait pas de sens — mais il tente de mettre en lumière le rôle de l’activité humaine dont les fins sont économiques, religieuses ou juridiques dans le contexte de la diversité des phénomènes sociaux.
Les études d’histoire économique ont trait à ce que Weber appelle l’ordre économique (Wiitschaftsordnung), c’est-à-dire : à l’organisation de la répartition des biens, services et prestations. Vouloir en rendre compte dans leur totalité serait une entreprise passionnante, mais très longue. Nous pouvons nous contenter d’examiner ici quelques études consacrées à l’Antiquité et au Moyen-âge.
Celles qui concernent l’Antiquité s’intéressent surtout aux structures agraires [3] afin d’y découvrir les raisons du non-développement des formes capitalistes existant, tout au moins en germe, dans l’Antiquité grecque et romaine. Pour Weber, l’Antiquité romaine, à l’époque de son plus grand épanouissement, restait en effet dominée par la réalité des grandes propriétés foncières travaillées par des esclaves ; le commerce et la circulation des richesses matérielles n’intéressaient, en fait, qu’une minorité de privilégiés. La culture économique des ports de la Méditerranée ou de l’Adriatique, basée sur des échanges assez intenses de produits de luxe, s’opposait à la culture économique basée, elle, sur des exploitations agricoles à tendances autarciques, par conséquent peu portées à entretenir de fréquentes relations commerciales entre elles ou avec les villes. Les routes romaines, fait remarquer Weber, n’ont pas, au premier chef, une signification économique, mais une signification militaire : elles ne relient pas des centres économiques, mais des points stratégiques. Aussi, n’y a-t-il rien d’étonnant à constater que l’artisanat des travailleurs libres, déjà fortement concurrencé par les ateliers d’esclaves (ergasterium) n’a d’importance qu’à l’échelon local. L’économie monétaire romaine, loin de reposer sur une intensification en profondeur des échanges, dépendait, pour son extension, des opérations militaires de la République et de l’Empire, c’est-à-dire de l’ampleur du pillage effectué sur les peuples soumis. La constitution, puis la consolidation de l’Empire, en tarissant les sources ou, tout au moins, en limitant les possibilités du commerce international, ne pouvaient par suite qu’en diminuer l’importance relative dans l’économie de l’Empire. Par ailleurs, la prospérité croissante des grands domaines, la diminution progressive du nombre des petits exploitants libres ne pouvaient que miner graduellement le fondement de la force romaine : la démocratie guerrière de la Cité, qui reposait sur des structures agraires relativement équilibrées et sur des groupes de parenté toujours très solides. L’Empire, en instaurant la Pax Romana, scellait, en somme, sa propre décadence ; les grands domaines orientaient leur activité vers la satisfaction de leurs besoins propres et contribuaient, ainsi, au déclin de la civilisation urbaine. Le pouvoir impérial, dans ces circonstances, avait beaucoup à souffrir des difficultés de l’économie. Le système fiscal rendait de plus en plus difficilement et, progressivement, l’Etat devait passer à la levée d’impôts en nature, voire à l’exploitation directe de grands domaines et à l’imposition de corvées. L’armée, elle-même, finissait par se mettre à l’école de l’économie « naturelle » pour satisfaire ses propres besoins. Toutes les structures, qui avaient fait la grandeur de Rome, se vidaient peu à peu de leur contenu en fonctions mêmes des succès remportés sur le monde barbare. Comme le constate, après d’autres, Max Weber, l’Empire romain fut vaincu de l’intérieur. La faiblesse de l’armée, atteinte dans ses bases traditionnelles de recrutement, rejaillit sur le commerce des esclaves. Les grands domaines eurent de plus en plus de mal à s’alimenter en main-d’œuvre servile et le colonat se répandit aux dépens de l’esclavage. Les invasions germaniques ne signifièrent donc pas la rupture que croit y distinguer l’histoire la plus traditionnelle ; elles ne firent qu’accélérer un processus déjà largement engagé. Weber note très justement [4] que les forces militaires des Goths et des Vandales réunies atteignaient, à peine, celles des Gaulois contre César et qu’elles étaient, en tout cas, très largement inférieures en nombre aux forces des Romains lors des guerres puniques. Si l’Empire romain ne se releva pas des difficultés militaires qu’il rencontra à partir du troisième siècle de notre ère, c’est que ses structures internes — fruits d’une longue évolution — avaient, pour jamais, rendu stériles les vertus de la cité antique. Le passage au féodalisme était déjà inscrit dans les contradictions de l’Empire.
Pour Max Weber, il n’y a d’ailleurs pas de solution de continuité totale entre l’Antiquité et le Moyen-âge. Dans la conclusion des « Soziale Gründe », il présente, malgré les apparences de régression, le Moyen-âge comme une période d’hibernation de la civilisation, non comme une période de recul proprement dit. Le Moyen-âge, à son point de départ, se caractérise sans doute par une très nette prédominance de la campagne sur la ville, mais il est la période historique qui voit s’épanouir définitivement la civilisation et la culture urbaines, sans retour offensif possible de la civilisation agraire. Le Moyen-âge est, également, la période où s’affirment, sans contestation possible, l’échange économique et l’économie monétaire. Il y a donc un paradoxe à expliquer : pourquoi la civilisation médiévale, qui part d’un niveau culturel plus bas que celui atteint par l’Antiquité à son apogée, a-t-elle ouvert la voie à la civilisation universelle du capitalisme ? Pour résoudre ce problème, Max Weber a consacré une de ses études les plus réussies à la comparaison de la civilisation urbaine antique avec celle du Moyen- âge : La ville [5]. Par la comparaison de deux modes de vie urbains, par la mise en valeur de leurs différences, il s’est efforcé de montrer le mouvement qui entraînait l’économie urbaine du Moyen-âge vers son propre dépassement.
La ville ne se confond naturellement pas, dans l’esprit de Weber, avec la notion d’agglomération très peuplée [6]. De gros villages, plus peuplés que certaines villes, restent des villages, en fonction de la nature de leur activité économique. La ville, pour être telle, doit se différencier de l’activité agricole ; elle est un lieu où la majorité de ses habitants satisfait ses besoins sur le marché local, grâce aux produits fabriqués et obtenus localement ou dans les environs immédiats pour les besoins de ce marché [7]. Elle doit, en outre, posséder une configuration politique propre — ce qui n’est pas le cas pour les agglomérations de l’Antiquité asiatique — nécessaire pour qu’il y ait un minimum de vie urbaine autonome. La ville suppose, par conséquent, une organisation sociale relativement différenciée, c’est-à-dire une certaine division du travail et du pouvoir dans la société. A partir de cette base commune, les villes de l’Antiquité et du Moyen- âge offrent, toutefois, des dissemblances assez considérables. La ville de l’Antiquité reste une ville de propriétaires fonciers, ou, tout au moins, de possesseurs de biens situés en dehors des frontières urbaines, organisés politiquement sur des bases militaires — phratries, phylés — à l’exclusion des non-citoyens — étrangers, esclaves, affranchis, etc. — et sur des bases familiales — la gens et ses clients — Dans cette ville, l’évolution sociale et politique reste étroitement encadrée par les limites des groupes de parenté qui ont, en même temps, une signification directement culturelle et magique. La « Polis », comme réunion de familles — Geschlechter —, se présente immédiatement comme une unité religieuse ou, plus exactement, comme la réunion d’unités militaires et religieuses qui trouvent leur origine et leur justification en dehors de l’activité urbaine — économique ou non — qui est celle de leurs membres. Les luttes de classes dans la cité antique ne se déroulent pas de façon claire entre groupes formés à partir des positions prises dans la vie économique, mais se croisent avec les combats des familles et de leurs clientèles. Même les luttes de la plèbe (les Gracques) contre l’organisation oligarchique du pouvoir à Rome n’arrivent pas à dépasser complètement les frontières de l’organisation gentilice. Ce sont les pauvres, c’est-à-dire les endettés qui s’opposent aux riches, en tant que créanciers, dans les villes de l’Antiquité, mais toujours dans les limites fixées par la solidarité des hommes libres à l’égard des étrangers, des affranchis et des esclaves. Les intérêts professionnels, les oppositions entre métiers, au contraire, ne jouent pas un rôle essentiel dans les luttes politiques (si l’on excepte les révoltes d’esclaves) qui semblent être, non le reflet de luttes entre producteurs, mais le reflet de luttes entre consommateurs, entre citoyens bien placés et citoyens déclassés. La démocratie antique, dont l’épanouissement coïncida avec l’apogée de l’esclavage, était réservée à une minorité de citadins d’origine paysanne, même lorsque la domination de l’oligarchie se trouvait mise en cause. L’homo politicus (Zoon politikon) de la cité antique n’était ni un artisan, ni un travailleur libre — non esclave — mais un homme qui, directement ou indirectement, tirait ses revenus de la propriété foncière ou de la possession d’esclaves, c’est-à-dire pour lequel la guerre représentait une donnée permanente de la vie économique [8]. Weber résume ainsi sa conception [9] :

La ville spécifiquement antique, ses couches dominantes, son capitalisme, les intérêts de sa démocratie sont orientés — et, cela, d’autant plus que l’aspect spécifiquement antique ressort — de façon primaire vers l’activité politique et militaire. La chute des grandes familles et le passage à la démocratie furent conditionnés par les modifications de la technique militaire. L’armée des Hoplites, disciplinée et s’équipant elle-même, se chargea du combat contre la noblesse qu’elle élimina d’abord militairement, puis politiquement. Ses succès furent très différents, allant parfois jusqu’à l’anéantissement complet de la Noblesse comme à Sparte, ou conduisant à la suppression formelle des limites de castes — Stande — à la satisfaction de l’exigence d’une justice rationnelle et facilement accessible, au respect des droits de la personne, à la suppression des duretés du droit des dettes, alors que la position réelle de la noblesse se maintenait sous une autre forme — comme à Rome.

Tout au contraire, la ville du Moyen-âge est une ville où l’activité économique et professionnelle est prédominante. Le marché urbain médiéval s’oppose directement, comme forme d’organisation économique, à l’Oikos (grand domaine autarcique), il n’est pas le prolongement de l’activité agricole ou militaire de la famille antique ou de la tribu, mais il s’appuie sur l’activité économique des citadins ou sur une position géographique privilégiée, comme centre d’échanges. A ses débuts, la ville médiévale se présente en fait comme une réalité marginale par rapport à la société du temps, comme installée dans les trous de l’organisation fédérale. Les citadins ne sont plus liés, au premier chef, par des liens familiaux et gentilices, mais par une activité professionnelle commune et par une « coniu- ratio » qui ne fait pas de distinction entre hommes libres et hommes originellement non libres. La ville reste une unité religieuse, mais la vie religieuse n’est plus liée à l’organisation de la « gens » ; elle est le fait d’individus rassemblés par un certain nombre d’objectifs communs. La ville est devenue, pour reprendre un terme de Weber, une confédération d’hommes singuliers.
La lutte des classes et les luttes politiques médiévales ont ainsi des assises différentes des assises des luttes antiques. Les affrontements entre le patriciat et le peuple dans les villes du Moyen-âge offrent, certes, des analogies frappantes avec les affrontements entre l’aristocratie et la plèbe à Rome ; cependant, au-delà des analogies, il faut bien constater qu’au Moyen-âge ce sont des organismes à caractère professionnel ou quasi-professionnel comme les guildes et les corporations qui expriment les intérêts des couches non privilégiées. La démocratie communale médiévale repose essentiellement sur l’activité des membres des corporations qui trouvent, en elle, la garantie du libre exercice — selon les règles corporatives — de leur métier. S’opposant à « l’homo politicus » de la Grèce ou de Rome par les modalités de son comportement social, le citoyen de la ville médiévale était en voie de devenir un « homo economicus », orienté vers la production pour l’échange, et non plus pour les besoins immédiats, ainsi que vers la recherche de gains monétaires. Sur cet homme, obligé, dans une certaine mesure, d’adapter son travail ou son activité aux besoins du marché, le poids de la tradition, bien que non négligeable, était moins lourd que celui qui pesait sur l’artisan de l’antiquité, enfermé dans le cadre de l’organisation gentilice. Le commerçant médiéval pouvait innover, adapter son action à des buts dictés non par la routine, mais par son insertion dans un contexte économique et social mouvant. C’est la cité du Moyen-âge qui voit naître la personnalité morale — appliquée entre autres à la commune — la société commerciale, la séparation progressive de l’entreprise et de l’économie domestique, la comptabilité économique, c’est-à-dire toute une série de formes propres au capitalisme moderne. Cette évolution, combinée avec la lutte de la bureaucratie patrimoniale (le pouvoir royal) contre le féodalisme et en faveur de la régularisation du travail administratif (perception des impôts, etc.) bouleversa considérablement les conditions mêmes de l’activité économique. L’économie monétaire urbaine en reçut une impulsion définitive et s’affirma, peu à peu, contre la toute puissance de la campagne. Si, comme le note Max Weber, le développement de l’entreprise capitaliste ne peut être relié, exclusivement et immédiatement, au capitalisme commercial du Moyen-âge ou à l’activité des corporations — il faudrait tenir compte, entre autres, du travail effectué à domicile pour le compte de possesseurs de capitaux ainsi que de la création d’une main-d’œuvre sans emploi par la transformation des rapports agraires —, sans cette réalité économique et sociale, propre à la vie urbaine du Moyen-âge, le capitalisme n’aurait pu naître et se développer.
Pour Max Weber, cette mise en lumière des conditions, qui furent historiquement nécessaires, sur le plan économique, à la naissance du capitalisme, laissait, toutefois, autant de questions ouvertes qu’elle n’en fermait. En particulier, le comportement rationnel des sujets économiques, constaté par l’histoire, devait être expliqué, selon lui, par autre chose que des références à l’évolution soi-disant naturelle des rapports sociaux sous l’influence des luttes d’intérêts. La victoire de la pensée rationnelle sur la pensée magique ou traditionnelle renvoyait à d’autres phénomènes que ceux isolés par l’analyse économique. C’est à cette interrogation que tentent de répondre les études de sociologie de la religion, car l’éthique religieuse est, pour lui, un élément essentiel de la conduite humaine (supra-idéologique) qui influe sur tous ses aspects, en particulier sur le comportement économique, sans être, lui-même, explicable entièrement par un conditionnement économique et social. Dans l’introduction à L’éthique économique des grandes religions mondiales, Max Weber observe [10] :

Ce n’est pas du tout la thèse des passages suivants d’affirmer que la spécificité d’une religiosité est une simple fonction de la situation sociale de la couche sociale, qui apparait comme son défenseur le plus caractéristique, ou qu’elle représente son idéologie ou qu’elle reflète ses intérêts matériels ou spirituels. Au contraire, une incompréhension plus profonde, du point de vue de cette étude, est à peine possible. Aussi profondes qu’aient été les influences sociales, conditionnées politiquement ou socialement, sur une éthique religieuse, dans tel ou tel cas, celle-ci a reçu, en premier lieu, son empreinte de sources religieuses.

Les études de sociologie de la religion se présenteront, donc, comme un examen des rapports entre l’éthique religieuse et le monde — social et économique — ou comme un essai pour déterminer les conséquences, la plupart du temps non voulues, de ces rapports pour la vie économique. Le travail sur L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme a précédé chronologiquement les autres, mais Max Weber a, par la suite, précisé ses conceptions en étudiant les autres religions importantes (confucianisme, hindouisme, judaïsme). Aussi, n’y a-t-il rien d’arbitraire à commencer l’examen par les religions les plus anciennes, précisément celles de pays où le capitalisme ne s’est pas développé organiquement à partir des rapports sociaux originaires, mais a été introduit par l’intervention étrangère.
Le confucianisme [11], pendant très longtemps religion en Chine, était une religion de l’ici-bas qui impliquait un minimum de tensions avec le monde. Il se voulait une sagesse ayant pour but de maintenir l’harmonie intérieure de l’homme et la tranquillité de l’ordre social contre toutes les interventions perturbatrices. Entre le ciel et la terre, il n’y avait pas de différends insurmontables ici-bas. Par sa sage administration, l’empereur, fils du ciel, écartait les calamités de ses sujets ; il appliquait les maximes absolues de la piété, dues aux ancêtres, afin de se concilier le monde des esprits. Plus qu’une religion le confucianisme était une éthique [12], une moralité intra-mondaine de laïques, codifiée en maximes politiques et en règles de la conduite sociale adéquate. Il n’avait pas besoin de l’intercession de prophètes ou d’un corps de prêtres, puisque le pouvoir temporel s’identifiait avec le pouvoir spirituel. L’idéal confucéen était celui de l’honnête homme, capable de bienveillance, d’énergie, de savoir, de franchise dans les limites de la prudence, des convenances sociales et de la tradition [13]. En toutes choses, il s’agissait de rester dans un juste milieu et de refuser les extrêmes de la passion incontrôlée. Le seul moyen d’atteindre l’état de perfection, propre à cette recherche du juste milieu, était de se livrer à l’étude de la sagesse traditionnelle et des maîtres de la littérature qui enseignaient la vertu. L’étude ne menait pas à des découvertes, à des pensées nouvelles, mais à la compréhension graduelle de ce qui avait déjà été élaboré à partir d’une expérience plus que séculaire.
Cette éthique foncièrement conservatrice correspondait naturellement à un équilibre social tout à fait particulier. Dans la Chine impériale, le pouvoir de la bureaucratie patrimoniale centrale était suffisamment fort pour empêcher le développement d’une variété quelconque de féodalisme, mais, trop faible pour briser la puissance des groupes de parenté et celle de l’organisation traditionnelle de la famille chinoise. Les lettrés confucéens [14], comme fonctionnaires du pouvoir central, étaient des mandataires chargés de recouvrer les impôts et de veiller à la sauvegarde des intérêts impériaux (grands travaux), mais ils intervenaient peu dans la vie de la société. Ils avaient intérêt à la levée du maximum d’impôts, mais ils devaient tenir compte tant de la résistance des groupes de parenté que du contrôle étroit du pouvoir central soucieux de ne pas voir se développer un état de fonctionnaires héréditaires trop puissants. Sur le plan économique comme sur d’autres, leur intérêt était de limiter les difficultés, de rejeter les aventures et de tirer le meilleur parti de la situation locale. Le pouvoir central n’essayait pas de les empêcher de faire d’importants bénéfices au détriment de la population qu’ils avaient à administrer ; il tentait simplement d’obtenir ce qui lui était nécessaire. Dans ces conditions, la poursuite de la rentabilité économique, c’est-à-dire du meilleur rendement possible pour une entreprise particulière, par l’amélioration des méthodes de production, ne pouvait avoir qu’une importance très marginale.
Le lettré, fonctionnaire impérial recruté par concours, avait, surtout, pour objectif d’assurer à l’autorité centrale et à lui-même des rentrées monétaires ou en nature régulières, sans se soucier, pour autant, du progrès économique à long terme de la circonscription administrative à laquelle il était affecté. La recherche du gain en dehors des règles admises — ou des tolérances — ne pouvait apparaître que comme une cause de troubles ou une mise en question d’un ordre traditionnel qui avait fait ses preuves et n’avait pas à être transformé. Le rationalisme confucéen était, en fait, un rationalisme de l’adaptation au monde tel qu’il était [15] ; il ne cherchait absolument pas à soustraire la vie économique du poids de la routine ou du contrôle des groupes de parenté [16]. L’éthique préconisée par les lettrés ne condamnait évidemment pas la fortune ou les richesses de ce monde, mais elle n’en faisait pas le résultat d’une action tout entière consacrée à Dieu. Le caractère impersonnel de la divinité, la nature magique des rapports qu’on pouvait entretenir avec elle, n’impliquaient aucune théorisation du salut par la foi ou par les actes. L’économie appartenait, dans l’optique d’alors, à l’ordre des choses naturelles soumises à des aléas divers, mais difficilement compréhensibles. Le progrès ne pouvait être qu’une notion tout à fait étrangère à ce contexte. Le confucianisme pouvait aller jusqu’à concevoir une politique économique de caractère mercantiliste, il ne pouvait être le créateur d’une conviction (Wirtschafts- gesinnung) [17] propre à informer le comportement de l’ensemble des groupes sociaux.
Contrairement au confucianisme, l’hindouisme était, lui, une religion de refus partiel du monde [18]. Basé sur des structures sociales rigides, sur un système de castes où l’individu était placé par la naissance, il était propagé et défendu par la caste des prêtres — ou brahmanes — attachée à un ordre social immuable. L’individu naissait dans une caste donnée, de niveau supérieur ou inférieur, en fonction de ses mérites dans une vie antérieure et il ne pouvait acquérir la possibilité d’améliorer sa position dans une vie future qu’en se pliant aux règles et au rituel de sa caste. Les divisions sociales se trouvaient ainsi avoir une signification immédiatement rituelle et religieuse [19]. Passer d’une profession à une autre, d’un état social à un autre, entraînait, la plupart du temps, le passage d’un rituel à un autre et une dégradation sociale, car s’il était possible de passer d’une caste supérieure à une caste inférieure, l’inverse n’était pas vrai. La vie, l’univers apparaissaient comme un cycle perpétuellement renouvelé, comme une roue tournant sans fin. Pour échapper à cette circularité des réincarnations et des existences transitoires, il fallait atteindre un état de sainteté par le truchement de la mystique et de la communion avec un Dieu impersonnel. Le brahmane à la recherche de la sainteté devait mener une vie ascétique qui rompait tout lien avec le monde et transcendait les devoirs rituels de la vie quotidienne. Il ne devait plus être troublé par les incidents de la vie, par la souffrance et les désirs, mais parvenir, grâce à la méditation, à une connaissance supérieure du divin. L’indifférence, par rapport aux affaires du monde, pour obtenir le salut était l’aboutissement logique de la religiosité hindouiste. Toutefois, cette possibilité était réservée au petit nombre, puisque seuls les brahmanes, disposant de la culture suffisante, étaient en mesure de parvenir à la connaissance nécessaire pour s’identifier à la divinité et pour la contempler [20]. Les moyens de cette ascèse vers la connaissance du divin étaient, en outre, très largement irrationnels, puisque la communion mystique avec Dieu se faisait grâce à des techniques extatiques et mystiques. L’hindouisme ne pouvait, par conséquent, être favorable à un dépassement de la tradition dans la vie économique. L’Inde, certes, n’a pas ignoré le commerce et le système des castes, à l’époque contemporaine, s’est adapté au capitalisme, mais, pour Weber, il était évident que l’hindouisme s’opposait à la création du climat intellectuel et social indispensable à une recherche rationnelle du gain ou à l’émancipation de l’individu des liens et interdits imposés par le groupe de parenté. La pratique quotidienne, même celle des couches sociales inférieures, se laissait enfermer dans des limites tellement étroites qu’elles excluaient tout dépassement véritable de l’activité économique traditionnelle [21].
Dans les religions asiatiques, Weber découvrait, cependant, une religion qui brisait les cadres de la tradition ; il s’agit du judaïsme, dont les caractéristiques étaient uniques d’un point de vue historique [22]. La religion juive, dans ses formes anciennes, était en effet orientée vers la conception d’un futur révolutionnaire, voulu et préparé par un Dieu personnel. Entre le peuple juif et Dieu, il y avait, selon les vues du judaïsme, un contrat. Dieu devait accorder au peuple juif la victoire sur ses oppresseurs en échange d’un comportement conforme à sa volonté. Cette religion monothéiste ne reposait pas plus que le confucianisme ou l’hindouisme sur une organisation religieuse fortement structurée, mais, dans la période de décadence politique, elle produisit des prophètes qui défendirent la pureté de la religion judaïque contre tous les syncrétismes et la transformation de l’Etat en monarchies de type pharaonique, en attribuant les malheurs d’Israël à la non-observance de la loi divine. Les calamités qui l’assaillaient, devaient être autant d’occasions de se soumettre à l’épreuve pour mériter le triomphe final. La récompense ne se situait pas dans l’au-delà, mais bien, en ce monde, et la marche de celui-ci ne relevait pas d’un ordre immuable, mais d’une sorte de dialogue entre Dieu et sa créature. La vie quotidienne, vécue dans cette perspective, se trouvait soumise à un véritable rationalisme moral [23], qui pesait soigneusement mérites et fautes en fonction des objectifs déterminés par la foi. Les spéculations magiques et mystiques étaient réduites, par là, au minimum et la vie était systématisée et structurée selon un sens unique (ou, du moins, se posant comme tel) qui s’opposait à l’animisme ou aux liens religieux de caractère familial et traditionnel. Pour Weber, le judaïsme représentait, donc, une première forme de rationalisation de la vie, riche de conséquences.
En effet, c’est surtout, en tant que prédécesseur du christianisme, religion de la dogmatique rationalisée, que le judaïsme était important aux yeux de Weber, puisque le dernier rejeton du christianisme, le protestantisme, représentait, pour lui, le culte le plus propice au développement de capitalisme. Non, certes, que le protestantisme calviniste ait eu des rapports immédiats avec la rationalisation économique ; Weber ne se lassait pas de dire que les fondateurs de l’éthique protestante vivaient dans un état très profond de tension avec le monde et qu’ils n’avaient pas de préoccupations directement économiques. Mais le protestantisme d’obédience calviniste — et ses continuateurs — était à la pointe d’un mouvement qui supprimait les intermédiaires entre l’homme et Dieu. Il n’y avait plus, dans la doctrine de la prédestination, de médiation ou d’intercession magiques possibles. L’homme se trouvait seul devant Dieu et ses desseins insondables, dans »un sentiment d’une solitude intérieure inouïe [24]. Le salut était impossible par l’Eglise et par les sacrements et il ne pouvait être réservé qu’aux seuls élus de Dieu. Weber notait à ce sujet [25] :

Ainsi, dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de désenchantement qui avait débuté avec les prophéties du judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d’atteindre le salut, comme autant de superstitions et de sacrilèges. Le puritain authentique allait jusqu’à rejeter tout soupçon de cérémonie religieuse au bord de la tombe : il enterrait ses proches, sans chant ni musique, afin que ne risquât de transparaître aucune superstition, aucun crédit de l’efficacité salutaire de pratiques magico-sacramentelles.

ll découlait de cette rigueur presque inhumaine, que le monde existait seulement pour la gloire de Dieu et non pour le plaisir ou le bonheur de l’homme. Dans sa vie active, le chrétien avait à se conformer aux commandements divins en se mettant au service de l’utilité sociale impersonnelle et en accomplissant les tâches professionnelles dictées par la nécessité de vivre, comme si elles venaient de Dieu. L’amour humain, les liens affectifs devaient être regardés avec soupçon, puisqu’ils risquaient de détourner du service de Dieu. En principe, rien ne venait assurer le chrétien de la certitude du salut, si ce n’est une foi inébranlable, car, dans la pure doctrine calviniste, il n’était pas possible de se référer aux bonnes œuvres comme dans la doctrine catholique. Toutefois, les successeurs de Calvin admirent, assez rapidement, que la foi pouvait être attestée par ses résultats objectifs [26], c’est-à-dire par l’ardeur à satisfaire les désirs de Dieu tels qu’ils sont révélés par la Bible ou inscrits dans l’ordre naturel du monde. En obéissant à sa vocation profane, le chrétien pouvait parvenir à la certitudo salutis [27]. « Autant les bonnes œuvres, écrit Weber, sont absolument impropres comme moyen pour obtenir le salut — l’élu, lui-même, restant une créature, tout ce qu’il fait est infiniment éloigné de ce que Dieu exige — autant elles demeurent indispensables comme signes d’élection. Moyen technique, non pas sans doute d’acheter le salut, mais de se délivrer de l’angoisse du salut. »
Seulement, pour être un signe véritable de la « possessio salutis », les bonnes œuvres ne pouvaient apparaître comme des actes isolés ou intermittents, elles devaient être le fait de toute une vie. Comme le remarque Weber [28] : « Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre péché, repentir, pénitence, absolution, suivis derechef du péché. Ni de tirer d’une vie, considérée dans son ensemble, un solde qui puisse être compensé par des pénitences temporelles, expié par le moyen des grâces de l’Eglise. »
Le chrétien était invité à mener, dans le monde et dans le siècle, une vie d’ascète pour avoir la confirmation de son élection. L’ascétisme, réservé aux communautés monastiques pendant le Moyen-âge, s’emparait de la vie laïque et professionnelle. En fait, la réussite professionnelle devenait presque un but en soi, puisqu’il n’était pas question, pour le calviniste ou le puritain, de rechercher la richesse afin de profiter de la vie. Réussir, c’était accomplir la volonté de Dieu et mettre sa foi à l’épreuve. Se contenter d’une contemplation inactive, vivre dans l’oisiveté, était, au contraire, le plus grand des péchés [29], et la pauvreté était interprétée comme un signe de perdition et de damnation éternelle. Entre les élus et les réprouvés, il ne pouvait que se creuser spirituellement un fossé très profond, puisque le croyant ne devait avoir que mépris pour les ennemis de Dieu. Ainsi, l’inégalité sociale apparaissait comme voulue par Dieu et la poursuite du gain ne se voyait opposer aucune limite précise. Le calvinisme et le puritanisme se révélaient des auxiliaires précieux de l’accumulation capitaliste, comme le fait observer Weber [30] :

L’homme n’est que le régisseur des biens à lui confiés par la grâce de Dieu. Tel le serviteur de la Parabole, il doit rendre compte de chaque sou à lui confié et qu’il serait pour le moins scabreux de dissiper dans un dessein qui ne vise point à la gloire de Dieu, mais à une jouissance toute personnelle. Pour peu qu’on ait les yeux ouverts, ne rencontre-t-on pas, de nos jours encore, des défenseurs de cette conception. L’idée que l’homme a des devoirs, à l’égard des richesses qui lui ont été confiées, et auxquelles il se subordonne comme un régisseur obéissant, voire comme une machine à acquérir, pèse de tout son poids sur une vie qu’elle glace... Si pareil frein de la consommation s’unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat pratique va de soi : le capital se forme par l’épargne forcée ascétique. II. est clair que les obstacles, qui s’opposaient à la consommation des biens acquis, favorisaient leur emploi productif, en tant que capital à investir.

Grâce au protestantisme, l’homme engagé dans une activité économique de type capitaliste pouvait se consacrer avec un esprit tranquille à sa besogne, saris avoir, perpétuellement, à concilier les exigences contradictoires sur le plan éthique. Il n’avait pas non plus à respecter des liens de caractère traditionnel ou à se soumettre à une Eglise, distincte de la communauté des croyants ; seul face à Dieu, il était aussi seul face aux autres hommes qu’il rencontrait comme partenaires, dans son activité professionnelle. Pour Weber, seule une nouvelle croyance religieuse était capable de permettre un tel renversement de perspectives, par rapports aux périodes antérieures.
Néanmoins, il se refusait également à accorder un caractère exclusif ou, même, prédominant à l’explication par les seules transformations de la foi. L’éthique économique n’était pas toute l’économie, et, celle-ci, pas tout l’ensemble des rapports sociaux. Dans son oeuvre, l’éclairage du problème de la société occidentale, par l’étude des transformations du droit, prend une place non moins importante, bien que, peut-être, moins connue . Le droit ou l’ordre juridique, en tant qu’organisation des règles du comportement humain en fonction de normes générales, joue effectivement un rôle considérable dans la vie de la société. La garantie juridique est nécessaire pour assurer la régularité de la vie économique, pour canaliser dans le même moule les actions humaines et permettre les prévisions rationnelles des acteurs d’une société moderne. Le droit sanctionné par l’Etat est donc un élément de stabilité, indispensable aux contractants sur le marché et à tous ceux qui exercent une activité professionnelle de caractère capitaliste. Telle est la constatation que fait empiriquement Weber, en observant la vie juridique moderne et dont il cherche les raisons, en soumettant le droit à un examen historico-génétique.
L’étude de l’histoire juridique montrait à Weber que le droit des époques précédant immédiatement la nôtre était, très largement, un droit particulier (Sonderrecht) [31] qui attachait des privilèges à une personne donnée ou à un groupe de personnes. Des communautés juridiques (Rechtsgemeinschaften) coexistaient, se croisaient et se superposaient avec des règlements et des droits tout à fait différents. Le droit romain était, par exemple, le droit des citoyens romains et se présentait comme un ensemble de privilèges à l’égard des tiers — les non- citoyens —. Le droit était, en somme, attaché à des formes sociales de type gentilice ou bien relevait de la protection organisée de privilèges politiques ; par contre, il n’était pas, sauf exceptions — la Grande-Bretagne du Moyen-âge, par exemple — « Lex Terrae », c’est-à-dire propre aux individus d’un même territoire [32]. Le droit d’un individu était la conséquence d’une qualité sociale qui lui était particulière et non la conséquence de sa qualité abstraite d’homme. L’ordre juridique apparaissait comme un ensemble de droits subjectifs ; le droit subjectif et la norme objective ne faisaient qu’un, si l’on peut employer ce langage moderne, anachronique en ce domaine. La distance entre ces formes juridiques du passé et le droit moderne, soumis à un processus de sublimation logique qui en fait un système hypotético-déductif de normes générales, est, par conséquent, considérable. Aussi, le passage de l’ordre juridique de l’Antiquité ou du Moyen-âge à l’ordre juridique moderne et l’évolution des formes du droit prennent-elles une très grande importance, d’un point de vue heuristique, dans l’esprit de Weber. Discerner le pourquoi et le comment de cette évolution vers la rationalisation du droit, c’est en effet pénétrer les raisons qui ont conduit à un certain nombre de comportements modernes spécifiques.
A l’origine de la dissolution progressive des droits particuliers à tel ou tel groupe, il y a, naturellement, l’ouverture graduelle de ces groupes à des processus sociaux qui leur enlèvent leur poids et leur juridiction quasi exclusive sur leurs membres. Comme l’indique Weber, c’est seulement lorsque les rapports sociaux, les échanges, se font de façon prédominante entre des sujets qui ne sont pas liés par le sang ou par tout autre type de « fraternisation » traditionnelle, que des schémas technico-juridiques deviennent indispensables pour régler la vie sociale [33]. A la richesse des formes du droit ancien — le « fas » romain par exemple, ou le droit germanique originel — qui sont d’origine magique, se substituent peu à peu des formes rationalisées qui essayent d’emprisonner les comportements des individus dans des moules ou modèles abstraits, lorsque l’activité économique est essentiellement une activité marchande. Les accords entre les parties qui étaient, pour Weber, surtout des contrats de caractère statutaire (Statuskontrakte) dans le droit ancien deviennent des contrats limités à des objectifs précis (Zweckkontrakte), c’est-à-dire n’impliquant pas dans leur conclusion tout l’arrière-plan social traditionnel des individus contractants. Les individus sont face à face sur le marché et s’affrontent librement, sans avoir besoin de faire référence à une autorité quelconque, si ce n’est pour sanctionner le non-respect de leur accord. Ce processus est évidemment lié à la transformation de la cité médiévale : en l’absence d’une activité économique orientée vers la recherche du gain monétaire — c’est-à-dire, au-delà de la consommation immédiate — la transformation du droit paraît inexplicable. L’égalité juridique abstraite n’est en effet pas inscrite dans les rapports sociaux du Moyen-âge, entre suzerain et vassal, entre seigneur et serf, etc. Elle apparaît, au contraire, comme le prolongement logique des tendances qui se manifestent dans la bourgeoisie, quelle soit commerçante ou industrieuse. Le droit n’est pas, à proprement parler, une création spontanée, il est dépassement des conditions sociales immédiates.
De ce point de vue, Weber attribuait beaucoup d’importance, dans la rationalisation juridique, à l’intervention de couches sociales spécifiques. Pour lui, le droit moderne était dû tant à l’intervention d’un bureaucratie patrimoniale anti-féodale qu’à l’intervention de juristes constitués en corps social spécialisé [34]. Hors de ces deux interventions dictées par des intérêts divers, la tâche de bouleverser les règles établies lui aurait paru sans espoir. Le pouvoir royal avait été nécessaire pour saper les privilèges féodaux et une couche de spécialistes du droit s’était révélée indispensable pour donner aux règles sanctionnées par l’Etat ces caractéristiques de régularité, de sérénité et de calculabilité, propres à une vie juridique moderne. Cela ne signifiait cependant pas que les seules formes du droit utilisables pour la mise au point de schémas technico-juridiques aient été celles héritées du droit romain. Par ses qualités formelles, le droit romain était tout à fait apte à fournir le moyen de formuler des normes abstraites et des règles générales, mais l’élaboration juridique, fondée sur des cas et sur la force de précédents ou d’analogies, était également dans le domaine du possible [35]. La « common law » anglaise était, à cet égard, typique qui n’avait fait place à une certaine systématisation que relativement tard.
En étudiant la rationalisation juridique, Weber n’essayait donc pas de découvrir une évolution linéaire. Ce qui était important pour lui, c’était que se soit formée une pensée juridique applicable pratiquement à des comportements typiques. La plus ou moins grande systématisation était, à son avis, fonction de la position sociale des juristes spécialisés, corps de praticiens du droit ou corps de formation universitaire.
Là non plus, il n’y avait, selon Weber, de correspondance étroite entre la vie économique et la vie juridique. L’évolution économique créait des conditions favorables à l’institution d’une vie juridique moderne, mais les formes de cette dernière étaient à l’abri de tout conditionnement direct par l’économie et possédaient leurs propres lois d’évolution. On ne pouvait aller au-delà de la constatation que le droit moderne, garanti étatiquement, se situait au point de rencontre de deux courants fondamentaux de la société moderne : le courant qui portait à une socialisation croissante par le marché (Marktvergesellschaftung) et le courant vers la bureaucratisation, c’est-à-dire vers la spécialisation des organes d’action des associations (Verbânde) [36]. La socialisation par le marché — archétype de toute socialisation pour Weber — signifiait la régression des agissements de caractère communautaire (Gemeinschaftshandeln) basés sur les liens affectifs et traditionnels entre les participants, au profit d’agissements socialisés (Gesellschaftshandeln) basés sur la mise en relation d’intérêts — motivés rationnellement — sur un marché qui ne connaît plus de barrières d’origine corporative ou de nature extra-économique et ne relève plus de l’échange primitif — action communautaire — [37]. De son côté, la bureaucratisation au niveau de l’Etat se manifestait par la formation de corps permanents de professionnels ou de spécialistes, rémunérés en tant que tels et chargés d’assurer régularité et durée au fonctionnement des organes d’action et d’exécution des associations. La rationalisation juridique — condition de la vie économique moderne — renvoie, par conséquent, à des processus complexes de nature politique (la bureaucratisation), de nature économique (le marché), mais, aussi, de nature sociale (modification en profondeur des comportements sociaux) qui montrent, une fois de plus, l’impossibilité de l’explication par un seul facteur.
C’est à une conclusion analogue que mène l’ensemble de l’analyse weberienne du capitalisme et de ses antécédents. Les différents éclairages employés permettent bien d’éliminer de fausses explications et de découvrir des chaînes de causalités adéquates ; ils ne permettent pas de donner une explication unitaire et totalisatrice, intégrant tous les éléments dégagés par l’analyse génétique, de manière satisfaisante. La société capitaliste moderne, au terme d’études de ce type, ne peut apparaître comme le fruit nécessaire de processus historiques connus et soigneusement délimités [38] ; elle reste pour l’investigateur la conclusion largement contingente de processus multiples dont les liens réciproques ne peuvent être établis avec sûreté et certitude. La société capitaliste s’impose par son existence contraignante, par son être-là, mais elle ne peut être véritablement maîtrisée par l’intellect. On peut savoir que la religion, l’économie, la rationalisation bureaucratique du pouvoir politique ont joué un rôle considérable dans sa formation, on ne la pénètre pas au point de pouvoir déterminer le pourquoi de son existence. La société capitaliste peut être décrite, examinée historiquement dans plusieurs de ses composantes nécessaires, mais au-delà commence la spéculation. Aussi bien, la définition que Max Weber donne de la société capitaliste est-elle largement descriptive. Selon lui, l’économie capitaliste se caractérise par [39] :
1. l’existence d’entreprises assurées de disposer d’un capital monétaire autrement que par intermittence ;
2. l’organisation rationnelle du travail — expropriation des travailleurs — ;
3. l’appropriation des moyens de production par les entreprises ;
4. la recherche du profit grâce à l’exploitation des possibilités offertes par l’échange des marchandises ;
5. le calcul de la rentabilité du capital des entreprises en fonction des résultats obtenus sur le marché — niveau des prix — ;
6. la séparation de l’économie domestique et de l’entreprise.
Au premier abord, cette description weberienne du capitalisme paraît singulièrement proche de celle de Marx. L’accent mis par Weber sur l’organisation rationnelle du travail — contre Sombart, par exemple — n’est pas sans rappeler les analyses de Marx sur le salariat. On serait même tenté de reprendre l’affirmation de Schumpeter selon laquelle, les thèses weberiennes ne contredisent pas véritablement les vues marxistes, si l’on considère que Weber attribue une grande importance à l’exclusion de la grande majorité des hommes actifs professionnellement (salariés et fonctionnaires) de toute participation effective à la propriété ou au contrôle des moyens de travail [40]. Les recherches empiriques de Weber (historiques en particulier) sont, d’ailleurs, tout à fait conciliables, au prix de quelques retouches, avec une interprétation marxiste de l’évolution sociale. Toutefois, un examen plus approfondi fait ressortir des différences non négligeables. Alors que, pour Marx, la dynamique du système capitaliste contient les possibilités de son propre dépassement (à partir des contradictions qui naissent de l’exploitation de la force de travail), pour Weber, la description des conflits et des tensions propres au capitalisme n’indique aucune direction particulière de dépassement, conformément à ses conceptions agnostiques. Il s’ensuit, évidemment, que l’analyse weberienne du fonctionnement de l’économie capitaliste diffère profondément de celle de Marx et se rapproche beaucoup des conceptions marginalistes dominantes à son époque. Dans leurs conclusions pratiques, un fossé sépare les deux hommes.
En outre, pour saisir la société moderne dans ses différentes articulations, il faut ajouter, selon Weber, à cette description de l’ordre strictement économique, et sans hiérarchisation véritable, une description de l’ordre juridique, de l’ordre social [41] — distribution dans la société de l’honneur et du prestige — ainsi que de l’ordre politique, sans que cela aboutisse à donner une image complète, exhautive des processus sociaux. Il subsiste toujours une part d’ombre ; et, pour lui, si l’on essaye de dégager les tendances les plus profondes de la société moderne, il n’est guère possible d’aller plus loin que constater l’existence d’un mouvement général et irrésistible vers la rationalisation (quantification) des activités humaines. Or, cette rationalisation, qui pénètre toutes les sphères de la vie humaine (pensée, religion, vie quotidienne), ne se présente pas chez lui comme un ensemble de mouvements contrôlés ou contrôlables, mais, comme l’a bien noté Karl Lôwith, elle s’impose de façon irrationnelle ; en un mot, elle pèse comme un poids mort sur la vie sociale et ne peut être qu’un destin insurmontable pour l’homme moderne [42]. Elle est une rationalisation qui repose non sur une rationalité substantive des agissements humains, c’est-à-dire des agissements ouverts à une interrogation véritable sur les fins, mais sur une rationalité purement formelle de l’action. Celle-ci ne discute plus ses fins, elle assume simplement les buts sociaux immédiatement posés et perfectionne, sans cesse, les moyens. Le monde social tend de plus en plus à devenir un monde de servitude (Hôrigkeit) et de soumission à des puissances créées par les hommes, mais qui leur échappent de plus en plus — triomphe des appareils et des spécialistes — [43].
Les analogies entre cette conception de la rationalisation comme destin et la conception de l’aliénation développée, par Marx, dans ses œuvres de jeunesse, sont, à première vue, très nombreuses. Dans les deux cas, il s’agit d’une mise en évidence de la dépossession de l’homme par lui-même, mais, alors que chez Marx la dénonciation abstraite de l’aliénation est un premier pas vers l’élaboration de catégories qui permettent de diagnostiquer, encore plus précisément, les difficultés et les défauts de fonctionnement de la machine sociale chez Weber, il n’y a aucune échappatoire possible ou, plus exactement, aucun instrument intellectuel n’est capable d’indiquer clairement une issue dans l’impasse où s’est fourvoyé l’homme moderne. En refusant de chercher l’anatomie de la société capitaliste dans les modalités particulières aux rapports de production, c’est-à- dire aux rapports de travail, Weber était en effet conduit à privilégier involontairement les comportements formellement rationalisés dans leur immédiateté [44], qu’ils soient politiques ou religieux, pour en faire la réalité essentielle de la société moderne. Il les hypostasiait, en faisait des tendances supra-sociales, explicables par une sorte de déterminisme anthropologico-naturel, antérieur ou préexistant aux affrontements sociaux. Il rejoignait, ainsi, un Spencer ou un Tônnies qui découvraient des lois sociales fondamentales inscrites dans une nature humaine abstraite, postulée avant toute explication recherchée empiriquement (le passage de l’homogène à l’hétérogène chez Spencer, par exemple). L’explication ou, mieux, la description du capitalisme devenaient, bon gré, mal gré, un commentaire passif sur le tragique de la culture moderne et de la condition humaine, plus proche qu’il ne le voulait de la philosophie pessimiste d’un Simmel [45]. Les rapports sociaux finissaient par se dévoiler comme le domaine de l’inhumain, ne laissant à la volonté ou à l’affirmation de soi qu’une sphère de plus en plus restreinte et de plus en plus intériorisée.
Cette valorisation particulière du monde moderne ne peut évidemment pas ne pas influer profondément sur les conceptions strictement sociologiques de Weber, et c’est dans ce contexte qu’il faut voir sa sociologie politique. Par suite de la prédominance de la rationalisation formelle sur toute autre forme matérielle ou substantive de rationalité, la politique elle-même devient Destin.

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(1934-2004)




[1Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris 1965, p. 11-13.

[2Ibid. p. 22-23.

[3Voir Die sozialen Griinde des Untergangs der Antiken Kultur et Agraroerhâltnisse im Altertum (sous le titre Wirtschaft und Gesellschaft im Rom der Kaiserzeit) in Soziologie, Weltgeschichliche Analysen, Politik édité par J. Winckelmann, Stuttgart 1956, p. 1-58.

[4Ibid. p. 53.

[5« Wirtschaft und Gesellschaft », op. cit. p. 735-822.

[6Avant Weber, Marx s’était intéressé à la question et il avait donné une définition de l’histoire des villes qui recoupe beaucoup des préoccupations de Weber « L’histoire de l’antiquité classique est celle de la cité, mais cette cité a pour base la propriété foncière et l’agriculture. L’histoire asiatique est une sorte d’unité indifférenciée de la ville et de la campagne — les grandes cités proprement dites doivent être considérées comme de simples camps princiers, superfétation de l’organisation économique.
Le Moyen-âge — période germanique, part de la campagne, centre de l’histoire, et se développe, ensuite, à travers l’opposition de la cité et de la campagne. L’histoire moderne, c’est celle de l’urbanisation de la campagne et non, comme dans l’antiquité, de la ruralisation de la cité. » in Fondements de la critique de l’économie politique, éditions Anthropos, 1967, p. 444.

[7Wirtschaft und Gesellschaft, op, cit., p. 736.

[8Ibid., p. 818.

[9Ibid., p. 812.

[10Voir Gesammelte Aufsàtze zur Religionssoziologie, 5* édition, Tübingen 1963, p. 240.

[11Ibid, p. 276-536.

[12Ibid, p. 441.

[13Ibid, p. 451.

[14Ibid, p. 395-430.

[15Ibid., p. 534.

[16Ibid., p. 448.

[17Ibid., p. 524.

[18Voir Gesammelte Aufsàtze zur Religionssoziologie, tome II, Tübingen, 1963.

[19Ibid, p. 111.

[20Ibid., p. 170-171.

[21Ibid., p. 128-133 et p. 371-372.

[22Voir Gesammelte Aufsàtze zut Religionssoziologie, tome 3, Tübingen 1963.

[23(Voir Wirtschaft und Gesellschaft, p. 268-275.

[24L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 120.

[25Ibid., p. 121.

[26Ibid, p. 137.

[27Ibid, p. 139.

[28Ibid, p. 144.

[29Ibid, p. 204.

[30Ibid, p. 229-230 et p. 233-234.
La thèse de Weber sur des liens privilégiés entre protestantisme et capitalisme a été combattue, en particulier, par W. Sombart qui lui a opposé sa thèse du rôle privilégié des Juifs dans la naissance du capitalisme (voir Der moderne Kapitalismus, tome 1, München — Leipzig 1921 ; p. 896-919). Weber dans sa réponse (Wirtschaft und Gesellschaft, p. 367-374) n’a pas nié le rôle des Juifs du Moyen-âge dans l’expansion du capitalisme commercial, mais il a fait remarquer que les Juifs n’ont pas été seuls à jouer ce rôle, et surtout, que la religion juive médiévale n’aboutissait pas à réconcilier complètement l’activité économique tournée vers le gain avec la loi divine. En outre, Weber n’attribuait pas de rôle décisif au capital commercial ou usuraire, dans la période d’accumulation primitive du capital. Les agents essentiels de cette accumulation dans l’industrie étaient, pour lui, la bourgeoisie urbaine issue des corporations. (Voir l’intéressante discussion des idées weberiennes d’un point de vue marxiste, dans : Léo Kofler : Zur Geschichte der bürgerlichen Gesellschaft, Halle 1948. p. 204-210.)
Pour être juste à l’égard de Sombart, il faut dire qu’il a très bien mis l’accent sur les agents de dissolution de la formation féodale. (Voir, en particulier : Le Bourgeois, contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1966.)

[31Ibid., p. 133-136.

[32Ibid., p. 141

[33Ibid., p. 113 et 128

[34Ibid., p. 179-190 et 197-215.

[35Ibid., p. 127.

[36Voir Wirlschaft und Gesellschaft, p. 21 et p. 382-385.

[37Toutes ces catégories de la sociologie weberienne rappellent invinciblement les catégories employées par F. Tônnies dans son ouvrage fondamental : Communauté et Société. A l’examen, le rapprochement se révèle fondé : les notions de Gemeinschaftshandeln et de Gesellschaftshandeln ne sont pas sans offrir une étroite analogie avec la volonté naturelle (Wesenswille) et la volonté rationnelle (Kürwille) de Tônnies. En outre, l’analyse des liens de caractère traditionnel, chez Weber, se recoupe souvent avec celle de Tônnies. Dans le détail de la sociologie juridique weberienne, on peut même découvrir des emprunts importants à Tônnies. Citons ainsi ce passage de Communauté et Société sur statut et contrat (traduction Leif, Paris 1944, p. 177) :

Toutes les formes de statut qui sont mentionnées dans le droit personnel, dérivent des puissances et prérogatives qui avaient jadis leur siège dans la famille, et gardent encore maintenant, dans une certaine mesure, la teinte de celles-ci. Si, donc, d’accord avec l’emploi des meilleurs écrivains, nous limitons le sens du mot statut à la désignation de ces rapports personnels et si nous évitons d’employer ce mot pour des rapports qui, d’une manière ou d’une autre, sont le résultat d’une convention, nous pouvons dire que le mouvement de la société progressive a été, jusqu’à maintenant, un mouvement au statut vers le contrat.

Il s’agit d’un passage de Henry Maine que Tônnies reprend à son compte pour expliciter les différences entre droit ancien et moderne, et qui a nettement influencé Weber pour définir les « Statuskontrakte » et les « Zweckkontrakte ». Il reste, évidemment, que Weber s’est efforcé de dégager les catégories de Tônnies du contenu affectif qu’elles portaient et qu’il essayait de ne porter aucun jugement de valeur en parlant d’agissement communautaire et d’agissement social. Il n’entendait pas juger moralement les processus de socialisation qu’il décrivait.

[38L’explication marxiste du capitalisme, contrairement à celle de Weber présente le capitalisme comme le fruit nécessaire de la dissolution de la formation féodale, c’est-à-dire est en état d’expliquer aussi la naissance sur la base de cette dissolution d’idéologies, telles que l’éthique protestante qui ont effectivement favorisé le capitalisme naissant. C’est ce que Léo Kofler, dans l’ouvrage cité plus haut, a bien montré en suivant la filiation qui mène des sectes du Moyen-âge au protestantisme. C’est pourquoi la thèse de Norman Birnbaum, disant que Marx n’a pas su éclairer la formation des idéologies pré-capitalistes, n’est pas convaincante. Voir N. Birnbaum : Conflicting Interprétations of the Rise of Capitalism : Marx and Weber, in The British Journal of Sociology, 1953, June, Vol. IV, pp. 125-141.
Bien entendu, il ne faut pas interpréter la notion de nécessité historique au sens d’une évolution linéaire de la sauvagerie au capitalisme.

[39Voir Wirtschaft und Gesellschaft, p. 48-49 et 89-96. Voir aussi L’éthique protestante, op. cit., p. 15-16.

[40Voir J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris 1954, p. 73. Voir aussi : Herbert Marcuse, Industrialization and capitalism in New Left Review, London, mars-avril 1965, p. 3-17.

[41Wirtschaft und Gesellschaft, p. 531.

[42Cf. K. Lôwith, Max Weber und Karl Marx in Gesammelte Abhandlungen, Stuttgart, 1960, p. 1-67.

[43Ce thème des moyens, qui finissent par dévorer les fins, n’est pas particulier à Weber, même s’il l’a exprimé avec le plus d’esprit de conséquence. Il est propre à toute la pensée bourgeoise, et, dans son langage abstrait, Hegel avait déjà entrevu la problématique weberienne. Dans La science de la logique se trouve ce passage significatif :

Le caractère fini de la rationalité consiste, comme nous l’avons dit, en ce que la fin se rapporte à l’extériorité de l’objet. Si le rapport entre la fin et l’objet était un rapport direct, immédiat, la fin se trouverait transformée elle-même en mécanisme, en chimisme, et sa détermination qui consiste à être un concept en soi et pour soi serait à la merci de l’accidentalité et menacée de disparition possible. Au lieu de cela, elle met en avant un objet à titre de moyen, laisse celui-ci agir extérieurement à sa place, l’abandonne à l’usure et, se tenant derrière lui, résiste à la force mécanique.
Etant finie, la fin a un contenu également fini ; donc, elle n’a rien d’absolu, rien de rationnel même en et pour soi. Mais le moyen constitue le milieu extérieur du syllogisme, qui est la réalisation de la fin ; c’est dans le moyen que réside l’élément rationnel de la fin, c’est par le moyen qu’elle se conserve dans tel ou tel autre extérieur, et grâce à cette extériorité. Pour cette raison, le moyen est supérieur aux fins finies de la finalité extérieure ; la charrue est supérieure aux services qu’elle rend et aux satisfactions qu’elle procure et en vue desquelles elle existe. L’outil subsiste et dure, alors que les jouissances, qu’il est destiné à procurer, passent et sont vite oubliées. Grâce à ses outils, l’homme possède un pouvoir sur la nature extérieure, dont il dépend, cependant, quant aux buts qu’il poursuit.

(Traduction S. Jankélévitch, tome II, p 451-452.)

Ce passage, emprunté au chapitre sur la téléologie, est intéressant parce qu’il met directement en rapport la domination des moyens sur les fins avec la structuration du travail humain — le travail formellement libre — ce qui n’apparait pas dans l’œuvre weberienne. Hegel se révèle, ici, beaucoup plus lucide, sans doute parce qu’il n’avait pas à combattre la critique socialiste, comme voulait le faire Weber.

[44Voir Lucio Colletti, Il marxismo corne sociologia in Società, juillet-août 1959, Milan, p. 624-671 et surtout p. 670.

[45Voir le livre de Georg Simmel, Philosophie des Geldes, 2e édition, Leipzig 1907, qui a profondément influencé Weber, bien que ce dernier ait critiqué sa surestimation du rôle de la monnaie dans les rapports sociaux. Citons, ici, quelques passages significatifs de cette œuvre qui trouvent un écho dans la sociologie weberienne :

Comme l’argent est aussi bien symbole que cause de l’indifférence, et de l’extériorisation de tout ce qui laisse rendre indifférent et extérieur, il devient ainsi le gardien du plus intérieur, qui peut, ainsi s’établir dans les limites propres.

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A l’époque moderne et, plus particulièrement, dans la période présente, se manifeste un sentiment de tension, d’attente, d’aspirations inassouvies, comme si l’essentiel, le définitif, le véritable sens et le centre de la vie et des choses devaient encore venir. Cela tient, comme on l’a souvent souligné, à la prédominance qu’acquièrent les moyens sur les buts de la vie, au fur et à mesure de la progression de la culture.

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Cette prédominance des moyens sur les fins trouve son résumé et son apogée dans le fait que la périphérie de la vie — les choses extérieures à sa spiritualité — sont devenues maîtresses de son centre et de nous-mêmes... Examinée dans sa totalité et sa profondeur, cette disposition de la nature extérieure que nous apporte la technique, nous coûte le prix d’être prisonniers d’elle et de renoncer à centrer la vie sur sa spiritualité.

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