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Préface

Pasukanis, Théorie générale du droit et le marxisme

Preben, 1970




La théorie de l’Etat et du droit est un élément essentiel de la conception scientifique de la société capitaliste et post-capitaliste. Pourtant, depuis plus d’une quarantaine d’années, il n’est guère de sujet qui ait été plus maltraité par les marxistes ou ceux qui se disent tels. Alors que Marx et après lui Lénine s’étaient acharnés à démontrer que les formes juridiques et étatiques et pas seulement leur contenu (la matière sociale organisée), étaient des formes liées, c’est-à-dire spécifiques, à une société de classe déterminée, la société capitaliste, les commentateurs du marxisme officiel ont tout fait pour présenter les formes juridiques et étatiques comme des instruments de caractère technique ou neutre. Selon la plupart d’entre eux, c’est la volonté de la classe dominante qui, malgré les obstacles quelle peut rencontrer — volonté de la classe opprimée, limites objectives du système — donne leur contenu à ces formes et à ces rapports (relations entre groupes et individus). De là à conclure qu’il suffit de substituer à un personnel politique et judiciaire bourgeois un personnel d’origine prolétarienne ou petite bourgeoise, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par des apologètes serviles du stalinisme comme Vychinski. La « volonté de la classe dominante » dont, bien sûr, la bureaucratie se réserve l’interprétation, peut alors justifier le déchaînement répressif du droit bourgeois sans bourgeoisie et de l’Etat bourgeois sans bourgeoisie, baptisés droit socialiste et Etat socialiste. De même dans les pays capitalistes, on voit certains théoriciens communistes affirmer dans le même esprit que la volonté de la classe ouvrière contrecarre la volonté de la classe dominante et qu’à côté d’un droit marqué de l’influence bourgeoise peut se développer un contre-droit favorable à la classe ouvrière.
De cette façon, toute la rigueur de l’analyse marxiste s’évanouit et l’on ne voit plus très bien où se placent les frontières idéologiques. Les rapports étatiques et juridiques se solidifient et prennent l’apparence du « naturel » de l’ « inévitable » et les problèmes à affronter se réduisent au plus ou moins grand degré de justice qui reste à conquérir. Ainsi, on succombe de nouveau au fétichisme qui prend les formes phénoménales (rapports juridiques, formalisme juridique) telles qu’elles se présentent immédiatement aux acteurs sans s’interroger sur les raisons (les forces motrices) de leur déploiement. La problématique marxiste de l’Etat et du droit comme ensemble de rapports et de structures reflétant le mode d’organisation et d’utilisation des forces productives, comme reflétant et complétant les rapports de production capitalistes, n’est plus alors qu’un mélange éclectique de formules vides ou trop pleines de significations hétérogènes.
Si l’on tient compte par conséquent de la longue prédominance de l’interprétation stalinienne du marxisme dans le mouvement ouvrier, on doit reconnaître que l’ouvrage de Pasukanis La Théorie générale du droit et le marxisme, a encore beaucoup de choses à nous dire [1]. Non que le livre soit sans défauts. On peut lui reprocher de ne pas s’en tenir à son objectif proclamé — montrer la spécificité des rapports juridiques en tant que rapports sociaux particuliers — et de trop facilement céder à la tentation de les réduire aux rapports marchands, c’est-à-dire à des rapports économiques. Mais il faut reconnaître par ailleurs qu’il réfute de façon très efficace les conceptions qui font du droit une technique (le normativisme et le positivisme) et se refusent à voir en lui un ensemble de rapports, de formes et d’idéologies fonctionnels à un certain contexte social. Sous le féodalisme, le droit formellement égalitaire était recouvert, enveloppé par le système des privilèges attachés à des individus ou à des groupes, sous le capitalisme il parvient à son plein épanouissement, mais dans la société de transition vers le socialisme il est appelé à disparaître graduellement au fur et à mesure que dépérissent les rapports capitalistes et marchands. Voilà, à grands traits, la théorie du droit que défend Pasukanis et qui, aujourd’hui encore, reste essentielle pour développer une théorie générale des rapports et des formes juridiques.
Depuis que Pasukanis a publié la première version de son livre, bien des changements se sont produits dans la vie juridique. On a vu se développer de façon accélérée un droit dit social, qui montre très clairement que la prétention égalitaire du droit bourgeois se heurte à la réalité profonde des inégalités entre les individus, les groupes et les classes. Certains groupes de la classe dominante s’arrogent de véritables privilèges tandis que des groupes des classes dominées doivent être protégés dans certaines limites contre les effets les plus néfastes de l’exploitation capitaliste. L’ordre judiciaire s’est lui-même profondément modifié. Dans la plupart des pays occidentaux, le sommet de la hiérarchie judiciaire est devenu plus « politique », c’est-à-dire plus directement dépendant de l’Etat, car il en vient à assumer des fonctions politico-administratives assez larges. Par ailleurs, les groupements professionnels ont vu s’étendre leurs compétences dans le domaine judiciaire ou quasi-judiciaire. Il en résulte une complication extraordinaire de la justice, un enchevêtrement de juridictions et de compétences, des chevauchements de domaines qui impliquent des interventions beaucoup plus fréquentes du gouvernement et de la haute bureaucratie. La séparation des pouvoirs qui n’a jamais été autre chose qu’une division du travail à l’intérieur de l’Etat, contrôlée et sanctionnée par une opinion publique bourgeoise, n’est plus qu’une fiction aujourd’hui. L’interventionnisme de l’Etat capitaliste, sa multifonctionnalitê actuelle entraînent des modifications sans cesse répétées de l’ordre juridique qui devient lui aussi plus pesant, plus oppressif. Pour les masses populaires qui n’ont pas à leur disposition les conseillers juridiques nécessaires pour l’utilisation rationnelle des différentes législations, le droit est de plus en plus imprévisible et irrationnel. Les caractéristiques propres de l’individu, sa situation à un moment donné n’ont apparemment aucune relation significative avec les rapports juridiques qu’il entretient avec d’autres (alors qu’en réalité sa situation d’exploité trouve son pendant dans sa position juridique inférieure).
Il n’y a donc aucune raison de considérer que les problèmes fondamentaux posés par Pasukanis sont dépassés. Les changements du droit, son adaptation aux transformations de la société capitaliste n’altèrent pas sa nature de classe, son rôle pour produire et reproduire l’individu isolé nécessaire aux rapports de production capitalistes, pour favoriser l’appropriation par les capitalistes de la force de travail, pour entraver et réprimer l’organisation collective des travailleurs et pour contenir les affrontements des individus et des différentes couches de la société. En outre, le livre de Pasukanis est comme une sorte de réfutation anticipée des théories soviétiques actuelles qui affirment que le dépérissement du droit (pour une époque lointaine) passe par son renforcement et son développement maximal dans T U.R.S.S. d’aujourd’hui. Le droit, pour ces curieux marxistes, n’est pas une survivance, mais un levier fondamental pour la progression vers le communisme.
Cela explique sans doute pourquoi, malgré sa réhabilitation posthume en 1956, Evgenij Bronislavovic Pasukanis est toujours en U.R.S.S. un auteur maudit. Comme toute une génération de vieux bolchéviks, artisans de la Révolution d’Octobre, il avait pris trop au sérieux les thèmes libérateurs de Marx et de Lénine sur le dépérissement de l’Etat et du droit. Mais, c’est bien pour cela qu’il mérite d’être lu par tous ceux qui luttent véritablement pour le socialisme.
La lecture de l’ouvrage de Pasukanis présente de nombreuses difficultés. Comme le soulignait déjà Karl Korsch en 1930, le dogmatisme de l’auteur, manifestement influencé dans ce domaine par ceux-là mêmes qu’il critiqua, donne à son ouvrage un aspect rébarbatif pour les non-spécialistes. Les allusions à des exemples concrets n’abondent pas et on remarquera que la réalité soviétique de 1923 est à peine effleurée. Tout ceci fait que quelques explications complémentaires sur les grands courants de la théorie juridique ne sont sans doute pas superflues.
- L’école du droit naturel, née au XVIIe siècle comme contestation de l’ordre juridique féodal, cherchait le fondement de la régulation de la vie sociale dans des principes conformes à la « nature humaine » (et non à l’ordre divin). Cela traduisait la montée de l’individualisme bourgeois et prépara sur le plan individuel les mouvements révolutionnaires de l’époque. Aujourd’hui, les défenseurs de la théorie du droit naturel ont généralement pour préoccupation de défendre l’ordre capitaliste existant en lui attribuant un caractère naturel et supra-historique. Il faut signaler cependant que dans les pays de l’Est (U.R.S.S., démocraties populaires), des courants oppositionnels réformistes opposent à l’arbitraire bureaucratique cette idée du droit naturel.
- Le positivisme juridique a pour caractéristique de ne pas se préoccuper du problème des fondements. La légitimité d’un ordre juridique pour lui est donnée simplement par le fait qu’il existe et perdure. Son centre d’intérêt, c’est le fonctionnement effectif d’un ordre juridique et son évolution en fonction des problèmes posés dans la pratique.
- L’école historique du droit ou historicisme juridique peut être considérée comme une variante de positivisme. Elle privilégie l’ordre juridique, fruit d’une très lente évolution en s’opposant à ceux qui attribuent une trop grande importance à la logique dans l’agencement des règles juridiques. Pour elle, tout ce qui vient des coutumes et d’usages peu à peu rodés au cours des temps a une valeur organique, colle à la société beaucoup mieux que les constructions abstraites des juristes.
- Le normativisme juridique de Kelsen est aussi une variante du positivisme. Il se distingue surtout par l’étude technique très rigoureuse qu’il fait des systèmes de normes, en montrant les liens logiques qui les unissent entre elles à partir d’une norme fondamentale qui est à la base de tout le système. Le normativisme est en fait une sorte de formalisation logique des systèmes juridiques possibles. Bien entendu, il part du présupposé que toute vie sociale organisée doit recourir au droit, c’est-à-dire à l’établissement de règles sanctionnées par l’Etat et extérieures aux individus et aux groupes. Il ne lui vient pas à l’idée que les normes générales puissent dépérir dans une société auto-gouvernée.
Aujourd’hui, si ces différents courants de la pensée juridique bourgeoise existent toujours, ils sont largement en recul devant les différentes variantes du fonctionnalisme sociologique qui font du droit une subdivision d’une étude plus générale des organisations complexes (Etats, administrations, grandes entreprises). Le droit est ainsi conçu comme l’ensemble des règles et des institutions nécessaires au maintien et au bon fonctionnement de ces organisations bureaucratiques.

J.-M. VINCENT, Paris, 1969.

[Quatrième de couverture]

La théorie de l’Etat et du droit est un élément essentiel de la conception scientifique de la société capitaliste et postcapitaliste. Pourtant, depuis plus d’une quarantaine d’années, il n’est guère de sujet qui ait été plus maltraité par les marxistes ou ceux qui se disent tels. Alors que Marx et après lui Lénine s’étaient acharnés à démontrer que les formes juridiques et étatiques et pas seulement leur contenu (la matière sociale organisée), étaient des formes liées, c’est-à-dire spécifiques, à une société de classe déterminée, la société capitaliste, les commentateurs du marxisme officiel ont tout fait pour présenter les formes juridiques et étatiques comme des instruments de caractère technique ou neutre. Si c’est la volonté de la classe dominante qui donne leur contenu à ces formes et à ces rapports, il suffit de substituer à un personnel politique et judiciaire bourgeois un personnel d’origine prolétarienne ou petite bourgeoise. La « volonté de la classe dominante » dont, bien sûr, la bureaucratie se réserve l’interprétation, peut alors justifier le déchaînement répressif du droit bourgeois sans bourgeoisie et de l’Etat bourgeois sans bourgeoisie, baptisés droit socialiste et Etat socialiste.

Malgré la longue prédominance de l’interprétation stalinienne du marxisme dans le mouvement ouvrier, Pasukanis, bolchevik dès 1912, juriste soviétique le plus éminent de la génération révolutionnaire et théoricien le plus influent du dépérissement de l’Etat, éliminé en 1937, réfute de façon très efficace les conceptions qui font du droit une technique (le normativisme et le positivisme) et se refusent à voir en lui un ensemble de rapports, de formes et d’idéologies fonctionnels à un certain contexte social. Sous le féodalisme, le droit formellement égalitaire était recouvert, enveloppé par le système des privilèges attachés à des individus ou à des groupes, sous le capitalisme il parvient à son plein épanouissement, mais dans la société de transition vers le socialisme il est appelé à disparaître graduellement au fur et à mesure que dépérissent les rapports capitalistes et marchands. Voilà, à grands traits, la théorie du droit que défend Pasukanis et qui, aujourd’hui encore, reste essentielle pour développer une théorie générale des rapports et des formes juridiques.

J.-M. Vincent





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Vincent
(1934-2004)




[1Evgeny Bronislavovic Pasukanis est né le 10 février 1891 dans une famille paysanne lithuanienne à Starica, près de Kalinine (Tver). Etudiant en droit puis juriste, il fut bolchevik en 1912. Adjoint de Stuska à la justice, il publie en 1920 une étude sur l’impérialisme et en 1924 son œuvre principale : La théorie générale du droit et le marxisme. En 1929, il est obligé de désavouer ses idées sur le dépérissement de l’Etat.
Considéré comme le plus éminent juriste apparu après la révolution, il fut directeur de l’Institut juridique de Moscou et vice président de l’Académie communiste. Vice commissaire du peuple à la justice, il élabora le projet d’un nouveau code criminel pour l’URSS qui eut une influence considérable au sein de la Section juridique de l’Académie communiste qu’il présidait. Mais sa disparition et son remplacement par Vychinski firent avorter ce projet « libéral » qui constituait un obstacle majeur aux vues de Staline.
Dès janvier 1937 en effet, Pasukanis, qui restait le théoricien le plus influent du dépérissement de l’Etat fut violemment attaqué dans la Pravda pour des raisons doctrinales et, en avril, stigmatisé de « naufrageur », « ennemi du peuple », etc. Il disparaît ensuite.
Pasukanis fut réhabilité le 8 août 1956, non pour ses opinions qui étaient « erronées », mais parce que l’accusation selon laquelle il fut un traître était fausse.