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Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923), Paris, Éditions de Minuit, 1971 [compte-rendu]

L’Homme et la société

n° 23, p. 215-216, janvier 1972




Pierre Broué s’était fixé une tâche dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’était pas simple : saisir dans toutes ses dimensions le processus révolutionnaire qui secoua l’Allemagne entre 1917 et 1923. Il lui fallait pour cela maîtriser toute une série de problèmes : la nature des courants poUtiques du mouvement ouvrier, la portée politique de l’organisation de la classe ouvrière, son niveau de conscience politique, le rôle des partis, de l’Internationale communiste et des principaux leaders. Il s’est en fait joué de toutes ces difficultés avec une remarquable aisance.

Pierre Broué étudie d’abord la gestation du communisme aUemand au sein de l’aile radicale de la social-démocratie. Tout en partageant le point de vue de ceux qui reprochent à cette aile gauche de s’être organisée trop tard, avec trop de réticence face à l’appareil social-démocrate, puis face à l’appareil du parti indépendant, il nuance beaucoup ses appréciations en montrant tout le cheminement positif du groupe de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Franz Mehring, etc. Cette compréhension du niveau atteint par le débat poUtique et par le travail d’organisation des révolutionnaires lui permet d’exphquer de façon très précise la Révolution de 1918. Contrairement à ceux qui en nient la profondeur et la réduisent au renversement du « Kaiser » et de sa dynastie, l’auteur indique qu’on n’a pas le droit de sous- estimer les aspirations au socialisme qui s’étaient répandues dans les masses ou d’ignorer les réserves de combativité qui existaient alors dans la classe ouvrière. A la fin de l’ouvrage il réfute d’aiUeurs les thèses des historiens officiels d’ AUemagne de l’Est qui ne veulent voir dans la Révolution de novembre qu’une Révolution « démocratique ». Pour Pierre Broué au contraire la vérité est que les masses n’ont pas trouvé les moyens de traduire, de formuler une volonté encore confuse.

Cest pourquoi une grande partie de l’ouvrage est consacrée aux efforts du parti communiste pour fournir les solutions stratégiques et tactiques au mouvement de masse. Après bien d’autres (Rosenberg, Flechtheim) P. B. souligne tout ce qu’a coûté au mouvement ouvrier allemand l’ultra-gauchisme, de la semaine sanglante de janvier 1919 à l’action de mars 1921. A l’opposé il suit avec beaucoup de sympathie les efforts de Paul Levi pour lier le parti aux masses dans des circonstances extrêmement diffiriles. La rupture finale de Levi avec le communisme ne le conduit pas, comme cela se fait trop souvent, à minimiser ses mérites dans la période où il fut le véritable leader du P. C. On ne peut non plus lui reprocher de masquer les erreurs ou les fautes du P.C. de l’Union Soviétique et de l’Internationale dans leurs tentatives pour greffer le bolchevisme sur le mouvement révolutionnaire. Avec une très grande minutie P. B. suit les fluctuations d’un Radek, les interventions intempestives d’un Zinoviev ou d’un Bêla Kun, mais aussi les essais de Lénine ou de

Trotski pour pousser le P.C. allemand à la conquête de la majorité de la classe ouvrière Sur la fameuse quereUe du front unique P. B. apporte beaucoup d’éléments de jugement, si bien que l’interaction communisme allemand-bolchevisme apparaît beaucoup plus complexe qu’on ne le dit souvent.

Toutefois le sommet du livre est constitué par l’étude de la crise révolutionnaire de l’année 1923. P. B. donne une idée extrêmement vivante des espérances et des souffrances des masses en même temps que des hésitations et du désarroi d’un PC pourtant devenu majoritaire dans la classe ouvrière. Il montre bien tout le caractère problématique de la participation communiste aux gouvernements social-démocrates de Saxe et de Thuringe. Les retards accumulés, les osciUations tactiques, la préparation trop techni- ciste de l’insurrection rendront inévitable la défaite sans combat d’octobre 1923.

Disons pour conclure que Pierre Broué a écrit un très grand livre.





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