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Hommage à Serge Mallet

L’Homme et la société

n° 29-30, p. 307-308, juillet 1973




Serge Mallet avait le goût de la provocation. Il aimait secouer les schémas de pensée les plus solidement établis du milieu universitaire où, disait-il, il était entré par effraction. Dans les luttes d’idées qui ont marqué notre pays depuis près d’une vingtaine d’années, il se refusait à procéder avec trop de précautions. Les concepts et leurs enchaînements n’étaient pas pour lui des fétiches autour desquels il fallait entretenir un culte, en respectant les règles du rituel, mais bien des instruments dont il disposait à sa guise en les modifiant quand il le jugeait nécessaire. Il avait ainsi emprunté à Herbert Marcuse qui lui-même en était redevable à Rudolf Hilferding, le concept de « capitalisme d’organisation », mais chez lui cette terminologie n ’avait plus la connotation résignée qu ’elle avait chez l’auteur de L’homme unidimensionnel. Il en renversait purement et simplement la signification première (la fin des contradictions du capitalisme) pour lui donner au contraire le sens d’une exacerbation de la contradiction fondamentale entre la socialisation croissante des forces productives et les formes de l’appropriation des moyens de production (capitalisme d’Etat, grandes sociétés anonymes). Dans La nouvelle classe ouvrière, il écrivait : « Nous assistons ainsi, à côté du front politique traditionnel tenu par les partis et du front social tenu par les syndicats, à l’ouverture d’un troisième front économique par lequel le mouvement ouvrier conteste le système capitaliste, non à partir d’options idéologiques ou de revendications sociales, mais du constat pratique de l’impuissance de ce système à assurer le développement ininterrompu et harmonieux des forces productives ». Pour lui, le maximum d’intégration coïncidait avec le maximum de mise en question.

Certains critiques malveillants ont facilement conclu que ce sans-gêne théorique était le fruit de la désinvolture et de l’insouciance d’un autodidacte incapable de saisir les nuances ou de suivre des raisonnements trop complexes. Il n’en était rien. Serge Mallet avait une culture que bien des sociologues pourraient lui envier, notamment une très riche connaissance de l’histoire du mouvement ouvrier et de ses formes de lutte. En outre, comme en témoigne l’œuvre qu ’il nous a laissée, il avait la passion du travail bien fait. Que les sceptiques se reportent à la très belle étude sur « contrôle ouvrier, partis et syndicats », publiée dans son livre Le pouvoir ouvrier. Ils y découvriront une pensée très élaborée en même temps que riche en aperçus nouveaux. Serge Mallet, il est vrai, détestait l’obscurité, mais cela n’avait rien à voir avec un penchant pour la simplification ou la vulgarisation. En fait, pour lui, chaque article, chaque livre était autant qu’une manifestation théorique, un acte situé dans les luttes sociales. Il apportait le même soin et la même passion à un article destiné à un hebdomadaire qu’à un écrit consacré à une enquête sociologique. Sans doute a-t-il fait le désespoir de bien des rédacteurs-en-chef qui voyaient arriver à propos d’un événement aux conséquences apparemment limitées, un véritable fleuve de réflexions rigoureusement liées les unes aux autres. Chez Serge Mallet, il n’y avait pas de séparation entre l’observateur lucide et le participant aux affrontements sociaux et politiques.

Tout cela explique l’intérêt qu’il a toujours porté, parmi les sociologues contemporains, à Alain Touraine. Dans la sociologie de l’action et du sujet historique développée par ce dernier, il retrouvait sa préoccupation la plus profonde, celle de ne pas enfermer la société actuelle (capitalisme occidental, sociétés bureaucratiques de l’Est) dans leur mode de fonctionnement et dans leurs mécanismes d’intégration, afin de conserver la possibilité d’élucider les conditions de l’initiative sociale. En reprenant les classifications de Touraine sur les phases du travail industriel (en tant que système d’action), il n’avait pas du tout l’impression de sacrifier à une sorte de déterminisme technologique, mais bien de suivre une voie menant, à travers le repérage des aliénations « technologiques », au dépassement des conditionnements qui brident la créativité des producteurs. Ses propres variations sur le thème de la nouvelle classe ouvrière - assimilée tantôt aux travailleurs des secteurs industriels de pointe, tantôt aux travailleurs les plus qualifiés de l’industrie, voire depuis 1968, à une très grande partie de la classe ouvrière - s’insèrent dans ce cadre. Au vrai, Serge Mollet était à l’affût de tout ce qui pouvait contenir en germe les tendances gestionnaires, préfiguration du véritable monde post-industriel, dans notre monde d’hier. Il procédait par approximations successives, n’ayant aucune honte à avouer que l’événement plus encore que l’étude abstraite, le poussait à modifier des accents ou à faire des corrections. Pour lui, il n’était de véritable travail scientifique que dans l’observation des conflits, particulièrement des grèves et de leurs développements (quand il s’agissait de faire de la sociologie industrielle).

Ce principe méthodologique auquel il est toujours resté fidèle le conduisait parfois à des conclusions aventurées. Dans son livre Les paysans contre le passé, il transformait ainsi le C.N.J.A. de Michel Debatisse en une sorte d’avant-garde révolutionnaire (pronostic qui se révéla erroné) parce qu’il avait bien décelé les bouleversements sociaux que devait entraîner l’intégration d’une partie de la petite et moyenne paysannerie aux circuits commerciaux et bancaires capitalistes. A partir de luttes encore très embryonnaires, il saisissait mieux que personne les nouvelles, formes de la lutte des classes dans les campagnes, mais il sous-estimait en même temps les obstacles qui s’opposaient à une expression directe sur le plan politique de ces nouveaux affrontements. D’une façon plus générale, il attribuait trop peu d’importance aux pesanteurs idéologiques, conformément d’ailleurs à l’interprétation qu’il donnait à la notion de « conscience possible » empruntée à Lucien Goldmann. Dans son esprit, il suffisait que les exploités ou les opprimés passent d’une attitude fondamentalement défensive à une attitude offensive pour que le voile idéologique se déchire peu à peu. Cet optimisme l’entraînait naturellement à simplifier quelque peu les questions d’organisation, c’est-à-dire, à penser que tout mouvement social profond devait à peu près inévitablement trouver ses formes adéquates d’organisation à travers les avancées et les reculs du combat.

Il n’avait pourtant rien d’un fataliste, dun croyant aveugle dans le progrès. Simplement, il pensait que sa propre réflexion d’observateur-participant devait trouver son correspondant chez les auteurs les plus concernés. C’est d’ailleurs pourquoi il inclinait à penser que les résistances au changement étaient surtout le fait (au-delà des milieux dirigeants) des couches intellectuelles conservatrices qu’U pourfendait avec allégresse. Dans ce domaine U avait une particulière aversion pour le conservatisme de gauche attaché à la lettre d’une doctrine. Contre lui il se proclamait fièrement t révisionniste » mais il est non moins vrai qu’il se sentait profondément marxiste. Pour quelqu’un qui Ta fréquenté pendant de longues années, il était même frappant de voir à quel point il aimait approfondir sa connaissance de Marx, Engels, Rosa Luxembourg ou Gramsci, pour y découvrir des aspects nouveaux. Simplement, il le faisait sans aucune préoccupation d’orthodoxie ou d’école, confiant dans la capacité des mouvements sociaux à montrer par leur seule présence la bonne voie sur le plan théorique.

C’est sur cette base que Serge Mallet a joué un rôle de pionnier. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, dans une atmosphère intellectuelle marquée par le scepticisme ou par l’adaptation aux théories fonctionnalistes de la société, il a indiqué avec on ne peut plus de vigueur, que ces vues résignées ignoraient une grande partie de la réalité. A mon sens, c’est là son mérite principal et aujourd’hui qu’il n’est plus, on s’apercevra très vite que son esprit de découvreur nous manquera beaucoup. Quand il affirmait que la classe ouvrière n’a pas qu’un seul visage, quand il proclamait que la paysannerie sortait de son isolement social, il invitait à ne pas respecter le fait accompli.





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