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Les intellectuels et le Kosovo

Variations

n° 1, p. 105-110, mars 2001




Le monde des intellectuels français a donné une bien triste image de lui-même et de ce qui l’anime vraiment lors des bombardements de l’OTAN sur la Serbie et le Kosovo. Tout s’est passé comme si, pour la majorité d’entre eux, la cause était entendue d’avance. Ils n’avaient pas besoin d’exercer un quelconque esprit critique, d’analyser la situation en soupesant le pour et le contre dans une affaire aussi grave. À quelques exceptions près, on a lu peu de textes, de tribunes ou de points de vue s’interrogeant sur les aspects stratégiques et militaires ainsi que sur l’adéquation entre les moyens choisis et l’objectif hautement proclamé : protéger les Albanais du Kosovo. Les analyses faites à ce sujet par les journalistes spécialisés ont été superbement ignorées ou balayées du revers de la main. Les bombardements étaient censés arrêter l’épuration ethnique, ils l’ont accélérée. Il y a encore moins de questions sur les véritables enjeux de cette guerre. Que le sort des Albanais du Kosovo ait joué un rôle dans le conflit est indéniable, mais on s’est peu demandé si le rôle de l’OTAN en Europe, sa crédibilité en tant que gardien de l’ordre, n’était pas un enjeu autrement important. C’était pourtant ce qui avait été affirmé avec beaucoup de clarté et de force dans une tribune du Monde par Z. Brzezinski, conseiller de Madeleine Albright, et dans toute une série d’autres articles de la presse anglo-saxonne.
La quasi-absence d’analyses sur les parties en présence, sur ce qu’elles représentaient et sur ce qu’elles étaient en train de faire est tout aussi frappante. Il était à la limite nul et non avenu de rappeler le palmarès des grandes puissances impliquées dans le conflit, par exemple leur appui au régime Suharto, aux Khmers rouges, aux pires dictateurs africains et plus près de nous la sanglante répression contre les Kurdes de Turquie et l’embargo meurtrier de l’Irak. Ces résultats édifiants ne condamnent pas forcément tout ce que fait l’OTAN, ils autorisent toutefois le doute et exigent même qu’on y regarde de plus près avant de croire ceux qui se drapent dans les droits de l’homme. On n’a pas non plus à prendre pour argent comptant les définitions à l’emporte pièce données du régime de Milosevic, rouge-brun, néocommuniste, totalitaire, etc. Ce régime n’est évidemment pas un régime de démocratie parlementaire mais il ne faut pas oublier que, même en fraudant, il se prête au jeu électoral et que, même s’il les brime avec cynisme, il laisse une certaine marge aux oppositions et aux médias critiques. En le caractérisant de façon aussi simpliste on renonce à utiliser ses faiblesses, notamment son talon d’Achille, l’obligation dans laquelle il s’est trouvé de passer des compromis avec les aspirations démocratiques d’une partie importante des Serbes.
Il est de ce point de vue tout à fait significatif que la conférence de Rambouillet n’ait pas été conçue par les ministres d’Europe de l’Ouest et des États-Unis comme devant donner lieu à une véritable bataille politique pour détacher le maximum de Serbes du nationalisme, et pour faire apparaître de nouvelles perspectives, notamment de développement économique, dans cette partie du monde. Les gouvernements occidentaux, au contraire, n’ont eu d’autre préoccupation que de régler au plus vite des problèmes complexes par la menace et le chantage aux frappes aériennes, chantage insuffisant pour faire plier le gouvernement yougoslave dans l’immédiat, mais impliquant à terme une véritable escalade dans les bombardements et dans la barbarie. Au bout du compte on a eu un énorme gâchis : des exactions contre les deux populations du Kosovo, la destruction de l’économie et des infrastructures yougoslaves, l’approfondissement de la haine entre les peuples de la région. L’ordre, un ordre précaire règne au Kosovo, mais à quel prix ? Apparemment les gouvernements des pays de l’OTAN, dans cette ingérence dite humanitaire, ne s’étaient jamais demandé comment agir pour limiter les souffrances des uns et des autres, qu’ils soient albanais ou serbes.
On comprend que, devant ce désastre, d’ailleurs prévu par les analystes les plus lucides, des voix se soient élevées pour dire leur opposition à une intervention qui a fini par se résumer dans des frappes et des bavures et débouche maintenant sur un Kosovo occupé pour long temps et purgé de la plupart des Serbes. Ces protestations ont aussitôt suscité des réponses significativement simplificatrices et à la limite de l’hystérie. Les adversaires des bombardements ont été qualifiés d’antiaméricains, d’anti-impérialistes égarés, de pacifistes, de nostalgiques de la guerre froide pour leur hostilité aux orientations de l’OTAN. Or, la plupart de ceux qui se sont exprimés ont essayé de faire valoir des arguments, justes ou faux, qui incriminaient non les Américains en général, mais des orientations et des décisions concrètes du gouvernement des États-Unis. Bien peu d’entre eux se sont dits pacifistes ou non violents et ceux qui ont critiqué l’OTAN l’ont souvent fait pour sa conception de l’ordre international et pour sa stratégie d’évitement de l’ONU ainsi que pour sa prétention à être habilitée à intervenir sans débat et sans contrôle (le problème de la souveraineté nationale serbe ayant joué un rôle secondaire).
Tout cela aurait pu relever, au moins partiellement, d’une discussion rationnelle, même sous forme d’échanges très vifs. Mais précisément rien de tel ne s’est produit et n’a pu se produire parce que la plupart des partisans des bombardements ne voulaient pas remettre en question ce qui faisait le fond et le ciment de leur discours, la bonne conscience humanitaire, la préséance accordée à l’affect et à la réaction immédiate sur la réflexion. Il leur fallait en conséquence non seulement déformer les arguments des opposants, mais aussi disqualifier ces derniers en recourant aux excommunications, aux bonnes vieilles dichotomies du bien et du mal, du blanc et du noir, de la lucidité et de la niaiserie naïve. Pour cela on a fait dire à tous ceux qui ne voulaient pas nager dans le courant ce qu’ils n’ont pas dit et jamais voulu dire. Celui qui ne qualifiait pas Milosevic de rouge-brun ou de totalitaire avait forcément des sympathies plus ou moins avouées pour ce dernier. Celui qui ne parlait pas tout de suite de génocide à propos du Kosovo était forcément un irresponsable, indifférent aux massacres et à l’épuration ethnique. Les procédés les plus communément utilisés ont relevé allégrement du procès d’intention, de l’insinuation, de l’analogie sans pertinence et de l’amalgame. En bref, si on l’avait osé laisser percer son scepticisme quant à la diplomatie et à la conduite de guerre de l’OTAN, on était immédiatement transformé en ennemi des droits de l’homme et l’on était relégué du mauvais côté, dans les ténèbres extérieures.
La façon dont Régis Debray a été traité après son article du 13 mai 1999 dans Le Monde est tout à fait significative de ces perversions intellectuelles. Que n’avait-il pas fait ! Il avait osé affirmer que les choses n’étaient pas simples, qu’il était difficile d’avoir des certitudes. C’en était assez pour que les manieurs de la pensée marteau-pilon lui tombent dessus. Il n’avait pas été capable de reconnaître le camp du bien et il devait être puni et chassé des rangs de ceux qui sont dignes de considération. De son article du Monde et dans celui de Marianne, on a extrait et sorti de leur contexte quelques éléments comme la pizzeria fréquentée par des Albanais à Pristina, les trois cents écoles bombardées en Serbie (aux dernières nouvelles, il y en a eu plus de trois cents), comme les causes multiples de l’exode des Albanais du Kosovo comme autant de preuves des turpitudes de leur auteur. Pour ses contradicteurs, Régis Debray est devenu le prototype du journaliste improvisé, prétentieux, qui ne voit rien et n’entend rien ou plus précisément ne voit que ce qu’il veut voir et n’entend que ce qu’il veut entendre, victime involontaire et peut-être même volontaire de la propagande serbe. Après lui avoir fait essuyer quelques grosses salves particulièrement meurtrières, on l’a soumis ensuite au régime de l’amplification allusive de ses crimes supposés. Quelques bouts de phrases lancés en passant dans des éditoriaux ou des commentaires viennent rappeler inlassablement aux lecteurs un peu distraits qu’il faut se souvenir qu’un intellectuel de renom avait failli et ne pouvait être pardonné.
Tous ces vaillants pourfendeurs du totalitarisme font en réalité de véritables procès en sorcellerie qui irrésistiblement évoquent la période de la guerre froide, avec ses excommunications, ses attaques ad hominem, ses soupçons préventifs contre tous ceux qui sont susceptibles de penser autrement. Cela témoigne évidemment d’un sérieux recul de l’esprit critique et de pratiques intellectuelles préoccupantes. Mais on ne peut en rester à ce constat en attendant des jours meilleurs où les intellectuels, par on ne sait quel miracle, se ressaisiraient. Il faut essayer de comprendre ce qui est à l’origine de ce véritable affaissement de l’esprit de contestation et de résistance. Une première réponse doit renvoyer à l’effondrement des cadres théoriques, des instruments d’analyse et des références marxistes traditionnelles après la chute du « socialisme réel ». Il n’est plus possible aujourd’hui d’utiliser comme auparavant et avec la même assurance des concepts tels que lutte des classes, impérialisme, pour saisir ce qui se passe sur la planète. On peut, bien sûr, se dire, devant les ravages de la mondialisation, que le vieux Marx n’avait pas complètement tort et qu’il est à redécouvrir. Toutefois cela ne donne pas encore d’indication sur ce qu’il faut faire pour changer cet état de choses. C’est pourquoi on ne peut s’étonner que beaucoup, face à un monde devenu pour eux impénétrable, se soient ralliés à une politique a minima de rupture avec les « utopies meurtrières » et de défense des droits de l’homme.
Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette évolution d’une partie de l’intelligentsia de gauche a joint ses effets aux effets de déplacements idéologiques majeurs dans les cercles dirigeants occidentaux. Ceux ci, confrontés aux difficultés des idéologies néo-libérales et très désireux de promouvoir une politique de stabilisation à l’échelle internationale contre les foyers de désordre, se sont emparés du thème des droits de l’homme et de l’ingérence humanitaire. Il leur sert à justifier leurs interventions (auparavant fondées sur la menace du communisme) pour l’établissement d’un nouvel ordre sous l’égide des États-Unis et des grandes puissances. Les droits de l’homme deviennent une sorte de grand récit qui prétend dire le bien et le mal, le licite et l’illicite, mais il n’est qu’un ersatz de grand récit dans la mesure où il est à géométrie variable, sélectif dans ses points d’application (pourquoi là plutôt qu’ailleurs) et modeste dans ses ambitions pour le futur (les droits de l’homme comme quête sans fin et comme but inaccessible). Les milieux dirigeants occidentaux, des États-Unis à l’Europe, ont bien compris qu’il pouvait y avoir là une source de faiblesse et de manque de crédibilité. Aussi bien tiennent-ils à conforter leur idéologie humanitaire en recréant sans discontinuer les dangers des forces du mal sous la forme de spectres menaçant l’existence ou le bien-être des peuples dits civilisés (les ethnicismes, les fondamentalismes, les rechutes dans le totalitarisme).
La fausse théodicée des droits de l’homme devient ainsi une arme de première importance entre les mains des gouvernants du monde occidental. Ils savent que la mondialisation avec ses effets destructeurs suscite des réactions violentes, le plus souvent passéistes et désordonnées, mais aussi quelquefois porteuses de projets subversifs. Il leur faut donc se défendre au-delà des expéditions punitives, en se donnant des apparences de belles âmes, en se posant en adversaires d’une barbarie sans cesse renaissante, par exemple en soutenant des actions humanitaires contre la faim, contre les catastrophes naturelles, contre la misère consécutive aux conflits armés. On est placé de cette façon face à un système circulaire, fermé sur lui-même et qui se justifie par des méfaits qu’il suscite directement ou indirectement : les violences, les tueries, les migrations forcées engendrées à la périphérie du monde occidental par les effets ravageurs des flux économiques internationaux, par le jeu des institutions financières internationales, mais aussi par l’incapacité d’élites corrompues à faire face aux problèmes, sont présentées comme des violations intolérables du droit des êtres humains à l’existence (ce qu’elles sont effectivement) qui appellent logiquement une politique des droits de l’homme. Ce qu’on oublie tout simplement, c’est de se poser la question des conditions de possibilité d’une telle politique des droits de l’homme. En d’autres termes, on en reste à la pétition de principe et à la répétition incantatoire.
C’est contre cela qu’une pensée critique, rétive aux sirènes médiatiques, se doit de réagir. Elle doit se faire forte contre toutes les formes de pensée qui se laissent enfermer dans la conjoncture, se laissent impressionner par les effets d’annonce. La pensée critique ne saurait en effet penser véritablement sans prendre ses distances par rapport aux processus de production des évidences, par rapport à l’infiltration dans les processus cognitifs de schémas stéréotypes d’interprétation de la réalité, de modes de raisonnement pauvres et rigides. Elle est à l’opposé de la pensée qui cherche à se valoriser dans les mouvements de la valorisation marchande propres à la société actuelle et à se faire valoir dans les médias.


Source : exemplaire personnel





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