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Classe et parti

Critique socialiste

n° 1, p. 9-18, mars 1970


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



Le mouvement ouvrier dans les pays capitalistes occidentaux a vécu de longues années après la deuxième guerre mondiale sous l’influence d’un discours idéologique, trompeur et démobilisateur : celui de l’intégration de la classe ouvrière au régime capitaliste sous le poids d’un déterminisme technologique irrésistible. Comme tout discours de ce genre il s’appuyait naturellement sur des faits troublants, justifiant apparemment le pessimisme ou l’acquiescement à cette intégration supposée. La classe ouvrière des pays en question semblait s’adapter avec une parfaite aisance aux conditions du développement économique capitaliste et accepter la perspective d’une amélioration lente de son sort comme la seule perspective possible. L’image qu’on se faisait de la dynamique sociale, des milieux sociaux-démocrates aux protestataires comme Herbert Marcuse en passant par certains secteurs communistes, était marquée par la croyance en une technicisation de plus en plus poussée du pouvoir capitaliste. En d’autres termes, la réalité de l’exploitation et du despotisme capitaliste reculait devant l’expansion de la technologie et des techniques de résolution des conflits ou de diminution des tensions. Le capitalisme s’insinuait à ce point dans la technique qu’il en épousait la neutralité sociale. Sans doute ne manquait-il pas de non-conformistes pour dénoncer les méfaits de ce monde technicisé et pour surajouter au discours sur l’intégration un discours sur l’aliénation par la technique, mais il n’apparaissait que comme une des mille variantes de la critique de la civilisation.

Depuis mai 68, les luttes ouvrières de France, d’Italie, de Belgique, d’Espagne et de Scandinavie sont venues bousculer tout cet édifice. De nouvelles questions sont maintenant formulées. L’intégration n’est-elle pas plutôt le fait des organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière ? N’est-elle pas, par conséquent, de nature essentiellement politique ? Ne faut-il pas de ce fait la ramener à des erreurs d’orientation stratégique et à des concessions opportunistes ? Questions fort pertinentes qui risquent cependant de conduire à des discours tout aussi idéologiques, si l’on ne se pose pas le problème des rapports fort complexes qui existent entre la classe et ses organisations, entre la classe telle que la façonne et la refaçonne la reproduction élargie du capital et du système d’une part, les organisations telles qu’elles se modèlent elles-mêmes par leur pratique et par les relations qu’elles établissent avec les réactions quotidiennes de la classe d’autre part. Il reste par ailleurs à formuler en termes précis le problème plus général de l’organisation de la classe elle-même, c’est-à-dire des conditions de son intervention autonome et de son mouvement autonome d’appropriation de la technique et du savoir.

Marx, on l’ignore trop souvent, ne se représentait pas la lutte des classes au niveau de la production comme un affrontement simple, exempt de toute ambiguïté pour la conscience des participants ou réductible par exemple au choc de ceux qui sont destinés à commander et de ceux qui sont voués à obéir (selon un modèle applicable à presque toutes les sociétés). Pour lui l’usage capitaliste des machines (et de la technologie) c’est-à-dire la transformation des moyens de production en capitaux à mettre en valeur par la production, entraînait la soumission de la force de travail aux impératifs de l’accumulation du capital, non comme la soumission d’un collectif de travailleurs solidaires, mais comme la soumission d’une collection lâche de possesseurs individuels d’une force de travail. L’échange libre de la force de travail contre le salaire (capital variable) hors de la production, condition préalable au rassemblement des ouvriers dans les mêmes lieux de travail, impliquait en même temps leur entrée dans l’organisation capitaliste du travail comme individus isolés.

Dans le livre 1 du « Capital » Marx dit très clairement à ce sujet : « Aux débuts du capital, son commandement sur le travail a un caractère purement formel et presque accidentel. L’ouvrier ne travaille alors sous les ordres du capital que parce qu’il lui a vendu sa force : il ne travaille pour lui que parce qu’il n’a pas les moyens matériels pour travailler à son propre compte. Mais dès qu’il y a coopération entre des ouvriers salariés, le commandement du capital se développe comme une nécessité pour l’exécution du travail, comme une condition réelle de production. Sur le champ de la production, les ordres du capital deviennent dès lors aussi indispensables que le sont ceux du général sur le champ de bataille... Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qui lui est subordonné devient coopératif, et comme fonction capitaliste elle acquiert des caractères spéciaux... Entre les mains du capitaliste la direction n’est pas seulement cette fonction spéciale qui naît de la nature même du procès de travail coopératif ou social, mais elle est encore et éminemment la fonction d’exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l’antagonisme inévitable entre l’exploiteur et la matière qu’il exploite. »

Dès lors, si les ouvriers entrent dans le procès de travail sans avoir de prise sur ses tenants et aboutissants, ils ne peuvent être maîtres de leur propre collaboration et démêler immédiatement la double nature de la fonction de direction qui leur fait face. Marx observe sur ce point : « La coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d’eux dans le capital qui les réunit et les retient. L’enchaînement de leurs travaux leur apparaît idéalement comme le plan du capitaliste, et l’unité de leur corps collectif leur apparaît pratiquement comme son autorité, la puissance d’une volonté étrangère qui soumet leurs actes à son but », ou encore : « Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital, mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès de travail ; mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir. Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif est, par conséquent, force productive du capital. Les forces sociales du travail se développent sans être payées dès que les ouvriers sont placés dans certaines conditions et le capital les y place. Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital et que d’un autre côté, le salarié ne la développe que lorsque son travail appartient au capital, elle semble être une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est immanente. »

La classe ouvrière, donc, organisme actif du processus social de production, est dans l’incapacité de s’affirmer d’emblée comme force collective organisatrice. La division capitaliste du travail telle qu’elle se manifeste au niveau de l’entreprise la dépouille de ce que Marx appelle les puissances intellectuelles de la production (c’est-à-dire de la force combinée des savoirs dispersés entre les participants du processus de production que le capitaliste s’approprie en grande partie, sinon en totalité, par son système de contrôle de l’information, par sa monopolisation des tâches de commandement, par la disposition de son réseau hiérarchique). On s’explique ainsi que les travailleurs apparaissent spontanément comme le jouet du progrès technique, comme la matière première sans cesse malaxée et triturée par une technologie dont le capitaliste n’est que l’agent ou l’interprète. Mais en réalité, ce mouvement n’a rien d’aveugle, pas plus qu’il n’est la marche en avant d’une rationalité en soi. Il est partie intégrante de la reproduction élargie du capital qui implique à la fois l’élargissement de la base technique de la production (en fonction de la concurrence et de la recherche de la plus-value relative) et la reproduction de la classe ouvrière en tant qu’agent passif de valorisation du capital, en tant que simple valeur d’usage aux vertus, il est vrai, merveilleuses (produire plus que ne coûte son entretien). Il ne s’agit pas d’une adaptation abstraite des hommes au progrès technique, mais d’une recréation incessante du despotisme capitaliste, de ses formes, de ses auxiliaires (les différents préposés à la surveillance et au commandement), de ses moyens (la redéfinition des tâches d’exécution, même lorsque l’élément intellectuel ne peut en être absent), des conditions de sa cohésion (conciliation d’un processus matériel de production et d’un processus d’extraction de plus-value). Qu’on se rappelle les paroles célèbres du « Manifeste communiste » : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de travail et par cela même les rapports de production et tout l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien de leur mode traditionnel de production était au contraire la première condition d’existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce qui distingue donc l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est la transformation incessante de la production, l’ébranlement continuel des situations sociales, l’agitation et l’incertitude éternelles. » Dans la même veine, Marx note dans le « Capital » : « L’industrie moderne ne considère et ne traite jamais comme définitif le mode actuel d’un procédé. Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes antérieurs était essentiellement conservatrice. Au moyen de machines, de procédés chimiques et d’autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division en lançant sans interruption des masses de capitaux et d’ouvriers d’une branche de production dans une autre. »

Mais, et c’est là le revers de la médaille, le capital n’est pas totalement maître de sa création. Tout en produisant et en reproduisant le prolétariat moderne, il produit et reproduit, aussi inéluctablement, la résistance ouvrière, car il ne peut subordonner complétement les travailleurs, leur donner la plasticité suffisante pour en faire de simples facteurs de production ou les transformer en rouages parfaitement huilés de son mécanisme d’extraction de la plus-value. Les transformations des rapports sociaux et des relations de production modifient profondément les relations des ouvriers avec leur environnement naturel et technique, élargissent leur horizon intellectuel malgré les effets de la division du travail au stade de la production et font naître chaque jour des besoins nouveaux chez eux. Le travail ne peut de ce fait être réduit à une simple dépense d’énergie, pas plus que la vie hors de la production (consommation, loisirs, relations familiales et d’amitié) ne peut être réduite à une simple phase de récupération. D’un côté l’ouvrier est un simple support des rapports de production, de l’autre il dépasse les limites de cette situation en cherchant à nier sa condition de travailleur salarié par les réactions les plus diverses, et cela dès les débuts du capitalisme (luddisme, évasion individuelle, absentéisme, etc.). Pour faire rentrer la force de travail dans le rang, et cela, même quand la résistance ouvrière ne prend pas la forme d’une rébellion ouverte, les capitalistes sont contraints à une véritable fuite en avant, à une révision perpétuelle de leur système d’encadrement du travail, à un réajustement permanent des méthodes à employer pour obtenir le consentement des exploités, En dehors même de ce qui est connu et enregistré par les canaux officiels de l’opinion publique, il y a une lutte des classes souterraine que le capitalisme traîne avec lui sans pouvoir s’en dépêtrer, serait-ce dans les périodes de plus grande prospérité.

De plus il est inévitable que les individus qui composent la classe ouvrière s’aperçoivent dans les grandes concentrations industrielles où ils sont rassemblés, qu’ils ont des intérêts communs face au patronat et que l’exploitation est d’autant plus forte qu’ils sont plus dispersés et désunis dans leurs réactions. Un minimum de solidarité pour empêcher le prix de la force de travail de tomber au-dessous de sa valeur (coût de sa reproduction en tenant compte d’un élément historique ou moral) apparaît alors indispensable avec toutes les conséquences que cela ne peut pas ne pas comporter sur le plan syndical et politique. C’est ce que Marx avait déjà très bien montré en 1847 dans « Misère de la philosophie » : « La grande industrie agglomère dans un seul endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance-coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions d’abord isolées, se forment en groupes et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. Dans cette lutte — véritable guerre civile — se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivés à ce point-là, l’association prend un caractère politique. Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique. »

Par là, la naissance, puis la permanence du mouvement ouvrier moderne s’explique parfaitement. Sa possibilité, son inéluctabilité même, sont inscrites dans les rapports de production capitalistes et dans les relations qu’entretiennent nécessairement exploiteurs capitalistes et exploités salariés. Il n’est pas le produit d’une propagande idéologique faite par des intellectuels révolutionnaires, mais le prolongement logique d’une révolte irrépressible. Mais, et c’est là un point absolument capital, la constitution d’une force sociale ouvrière, son débouché inévitable sur la politique ne signifie pas pour autant que la classe ouvrière récupère sa force collective au niveau du processus de production, qu’elle s’approprie les puissances intellectuelles de la production et qu’elle s’affirme comme organisateur collectif de l’économie et de la société tout entière. Loin de là. La mobilisation ouvrière se réalise de façon primaire autour d’objectifs (salaire, défense et amélioration des conditions de vie) qui n’ont pas trait directement aux rapports de production, mais à la circulation et aux rapports de distribution. Si forte que soit l’aspiration ouvrière vers un autre type de société, vers d’autres relations sociales dans certaines périodes de fermentation, la coalition autour de tels objectifs ne supprime pas l’impuissance quotidienne devant le despotisme capitaliste, même si elle la tempère quelque peu, puisque l’organisation du travail et les mécanismes d’extraction de la plus-value restent pour l’essentiel hors de portée. Il s’ensuit d’ailleurs que les organisations syndicales et a fortiori les organisations politiques que construisent les travailleurs dans leur volonté de résistance sont largement extérieures à la réalité des relations de production, ne collent pas aux caractéristiques les plus essentielles de l’exploitation. A ce point de vue elles ne sont pas l’organisation de la classe ouvrière (au sens de structuration interne de celle-ci), mais des organisations que la classe détache d’elle-même et à qui elle délègue la tâche de la défendre contre les effets les plus intolérables du régime capitaliste. En tant que corps collectifs, elles ne sont pas directement l’expression de l’organisme ouvrier, même si elles lui sont indispensables pour dépasser le stade de la masse totalement manipulée par le capital.

Cette distance entre classe et organisations qui témoigne du fait que l’affirmation de l’opposition ouvrière n’est pas pour autant libération des forces productives humaines asservies donne évidemment à la bourgeoisie une très grande marge de manoeuvre. Tous les moyens de conditionnement, matériels, politiques et idéologiques dont elle dispose, peuvent servir de façon permanente à augmenter encore un peu plus l’éloignement entre la masse ouvrière et ses représentants, pour faire des organisations issues de la classe des puissances étrangères à cette dernière, au même titre que la force collective de production des travailleurs devient la puissance étrangère de l’organisation capitaliste du travail. Ce conditionnement est en fait un élément essentiel de la reproduction du système et de ses rapports de classe, absolument complémentaire de la reproduction élargie du capital et de la force de travail. Toute l’histoire du mouvement ouvrier depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle en est l’illustration, avec tous les débats qui se sont développés autour de la bureaucratisation et du révisio- nisme comme adaptation à l’ordre bourgeois. Aussi faut-il bien se pénétrer de l’idée que les organisations ouvrières ne peuvent donner « a priori » l’assurance qu’elles sont immunisées contre la contamination bureaucratique et bourgeoise instruments de combat nécessaires, elles sont aussi des champs de bataille et des enjeux pour les classes en présence. Des syndicats jaunes aux syndicats révolutionnaires d’orientation anarcho-syndicaliste, l’éventail des positions possibles est très vaste, et les liens que les organisations revendicatives peuvent entretenir avec la classe ouvrière extrêmement changeants. Il en est d’ailleurs de même sur le plan politique.

Pour reprendre les termes d’un vieux débat, on est conduit à constater que la révolte des travailleurs, que la résistance ouvrière, dans leur expression « spontanée », résultant de la position subordonnée et passive de la force de travail dans le processus de production capitaliste, ne mènent pas sans détours à une pratique révolutionnaire, c’est-à-dire à une mise en question irrévocable et sans ambiguïté, de la société capitaliste. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier que la classe ouvrière au travail soit dans une relation antagonique avec le capital, mais de comprendre que l’antagonisme en question ne peut être porté à son point d’incandescence par la seule confrontation des forces et des situations immédiatement données. A la résistance ouvrière contre l’exploitation capitaliste il faut ajouter un ingrédient particulier, l’orientation révolutionnaire, la politique révolutionnaire, élaborée, non dans la pratique quotidienne, mais en fonction d’une compréhension approfondie de l’ensemble des mécanismes sociaux et de l’objectif stratégique : le renversement du pouvoir de la bourgeoisie. De là, naît toute la thématique de l’avant-garde qui du dehors (mais de où précisément ?) doit apporter à la classe ouvrière la conscience de ses tâches historiques : c’est- à-dire créer une nouvel Etat et édifier de nouveaux rapports de production.

Suffit-il, cependant, que des intellectuels révolutionnaires élaborent une théorie et cherchent à la mettre en pratique en convaincant les travailleurs de sa justesse pour que la question soit réglée ? La difficulté est qu’une problématique de la conscience — l’avant-garde face à des masses arriérées qu’il faut faire progresser— ne dépasse pas la conception de l’organisation comme agissant pour le compte d’une classe ouvrière elle-même incapable d’affirmer son hégémonie. On peut, bien évidemment, postuler que la classe passera d’une conscience latente à une conscience de classe développée par l’action de l’avant-garde écartant peu à peu les voiles idéologiques qui obscurcissent la compréhension de la société comme société d’exploitation comme un tout caractérisé par la complémentarité de ses éléments, mais on ne fait que repousser à plus tard la soumission à la spontanéité en espérant que dans une période de crise elle sera apte à résoudre tous les problèmes. Dans cette optique la lutte révolutionnaire n’est plus guère qu’une sorte d’attente messianique dans laquelle la part de la préparation politique est fortement minimisée, jusqu’à se réduire en réalité à une lutte idéologique axée sur la préservation de la pureté doctrinale. Contre un tel fatalisme on peut réagir en privilégiant encore un peu plus l’avant-gardisme du parti et voir en lui la seule expression authentique de la classe ouvrière en même temps que l’instrument unique de la prise du pouvoir. Le parti est alors compris comme une sorte de phalange militaire dans laquelle la discipline et la préparation politico-technique de l’activité insurrectionnelle priment toutes les autres considérations. Le parti doit, certes, chercher à obtenir par son agitation, par sa dénonciation des méfaits du capitalisme le maximum de consentements parmi les masses, son activité d’organisation consiste toutefois et pour l’essentiel à sélectionner des cadres, à renforcer son organisation d’élite. Les mouvements profonds des masses, les courants souterrains qui les traversent dans leurs rapports à l’exploitation et à l’idéologie dominante sont dans cette perspective relativement secondaires. Ils n’ont d’intérêt pour le parti que s’ils peuvent être intégrés dans la stratégie de l’offensive à tout prix, c’est-à-dire lui fournissent un support.

Cette conception, dont le meilleur défenseur sur le plan théorique, fut le communiste italien Amadeo Bordiga, marqua profondément les premières années de la troisième Internationale. La gauche du parti communiste allemand (Ruth Fischer, Arkadi Maslow), certains courants du communisme hongrois la propagèrent avec ferveur. Le cinquième congrès de l’Internationale en 1924 l’entérina en grande partie, sous l’impulsion de Zinoviev alors en lutte contre Trotski. Mais autant on peut admettre que ses partisans recherchaient sincèrement et même avec acharnement la voie révolutionnaire, autant il faut constater que la fétichisation du parti qu’elle comportait a eu des conséquences négatives. Elle prépare en fait la voie à la stalinisation des partis communistes dans la phase de stabilisation relative du capitalisme (1924-1929) dans la mesure où elle voyait dans l’avant-garde extérieure à la classe la seule incarnation du processus révolutionnaire. En 1928 au VIe congrès de l’Internationale Staline imposa définitivement sa prédominance à partir d’une orientation gauchiste (la dénonciation de la social-démocratie comme social-fasciste), mais en instaurant en même temps une discipline absolue et une soumission complète des partis aux instances hiérarchiques de l’Internationale. Les conditions des tournants ultérieurs, de la pratique opportuniste des fronts populaires se trouvaient ainsi réunies, toutes les manœuvres devenant licites à partir du moment où elles sont faites par un parti qui garde l’orthodoxie révolutionnaire.

Ceci dit, c’est seulement par une singulière distorsion des textes qu’on peut attribuer une telle conception du parti à Lénine. Depuis l’époque de « Que faire » jusqu’à ses derniers écrits, le problème du lien entre partis et masses n’a cessé d’être une de ses préoccupations. Après la Révolution russe de 1905 et naturellement dans la période précédant immédiatement octobre 1917, il a souvent insisté sur la nécessité pour le parti de trouver le contact avec les organes ou organismes où s’expriment les masses (syndicats, associations populaires diverses, soviets, comités d’usine). L’ « Etat et la Révolution » qui est sans doute son œuvre majeure, montre d’ailleurs à quel point il était soucieux de ne pas impartir aux masses ouvrières un rôle passif dans le processus de construction de l’Etat prolétarien. Il faut en outre ne pas oublier que les thèses des troisième et quatrième congrès de l’Internationale communiste sur le front unique prolétarien, sur les formes communistes d’organisation et où son empreinte est si forte, traduisent l’effort théorique maximum de l’Internationale pour établir entre les partis et la classe ouvrière une relation non paternaliste.

Il reste évidemment, malgré les indications précieuses qu’il nous a laissées sur la bureaucratisation dans sa théorie de l’impérialisme et dans les textes contre Staline de la fin de sa vie, qu’il n’a pas produit une théorie totalement satisfaisante du parti révolutionnaire en pays capitaliste développé. Les difficultés considérables de la Révolution russe après octobre 1917 — guerre civile et intervention étrangère, chocs avec une paysannerie enfermée dans l’horizon de la propriété privée, recul temporaire des forces productives et prostration du prolétariat industriel — ont accaparé son attention et l’ont détourné de la voie qu’il avait commencé à emprunter en avril 1917. Il fut amené par la pression des circonstances à voir dans le parti, une sorte de substitut de la classe qu’il fallait absolument préserver contre les influences hostiles (anarchisantes, bourgeoises, petites bourgeoises, etc.) en l’isolant et en le claquemurant vis-à-vis de l’extérieur, d’où l’interdiction des fractions au Xe Congrès du P.C. russe en 1921 et toutes les mesures qui pavèrent le chemin à Staline et à sa conception du parti-caserne.

En se posant le problème du parti révolutionnaire aujourd’hui, après le mouvement de mai-juin 68 et le regain des luttes ouvrières dans le monde occidental, on ne peut donc faire l’économie d’une réflexion propre et se contenter d’un rappel aux classiques et aux principes. Il faut tenter de passer au crible les expériences passées et retrouver dans les actions révolutionnaires menées dans des pays capitalistes développés les éléments d’une solution. A cet égard la Révolution allemande de 1918-1920 et la vague révolutionnaire qu’a connue l’Italie du Nord en 1919-1920 sont des mines d’enseignements. Les débats de l’extrême gauche allemande d’alors sur les rapports entre partis, syndicats et conseils ouvriers et sur leurs poids et places respectifs dans le processus révolutionnaire ont encore maintenant beaucoup de choses à nous dire. Mais, dans le cadre limité de cet article, il est préférable d’examiner l’élaboration la plus achevée, la plus cohérente, celle de Gramsci nourrie par la participation au mouvement des conseils ouvriers de la région de Turin et par la critique du vieux parti socialiste italien qui avait adhéré à la troisième Internationale sans modifier véritablement sa pratique.

Dans son règlement de comptes avec la tradition du socialisme italien, Gramsci ne mettait pas seulement en question l’opportunisme électoral ou parlementaire d’un Turati ou d’un Treves, mais aussi le maximalisme (d’ailleurs majoritaire depuis de longues années) qui prétendait faire entrer tout le cours révolutionnaire dans le lit du parti. Il incriminait, en particulier, la conception alors fort répandue qui voyait dans le système des sections du parti l’embryon du pouvoir prolétarien et voyait par conséquent la prise du pouvoir comme une prise du pouvoir par le parti. Pour lui, le parti né dans le camp de la liberté politique, c’est-à-dire dans les limites de la démocratie bourgeoise qui cantonne la liberté à une vie publique située hors de la production et du domaine du despotisme capitaliste, ne pouvait pas traduire adéquatement la mobilisation progressive des forces ouvrières, la transformation de leur révolte en une pesée de plus en plus forte contre l’organisation capitaliste du travail. Autrement dit, selon lui le parti n’adhérait pas suffisamment à la vie profonde de la classe pour épouser tous ses mouvements et pour les guider à bon escient. Vivant essentiellement les combats limités et illusoires de la scène politique officielle, il ne pouvait qu’être très sensible aux mécanismes d’intégration propres à la démocratie formelle et cacher très souvent sous une phraséologie révolutionnaire une pratique tout à fait adaptée au système.

Dans son esprit des critiques du même ordre devaient être dirigées contre les syndicats, organisations sans doute plus larges que les partis et plus proches de la vie quotidienne des travailleurs, mais basées comme les partis sur les libertés consenties par la démocratie bourgeoise, et de plus vouées pour l’essentiel à la défense du niveau de vie des travailleurs. Pas plus que les sections du parti, les sections syndicales ne pouvaient de ce fait constituer le noyau essentiel de l’Etat prolétarien et exprimer directement le processus de libération des forces productives humaines (la classe ouvrière) se soumettant véritablement les forces productives matérielles. Son intérêt se tournait par conséquent au-delà des organisations partiellement externes à la classe (partis, syndicats) vers les moyens d’organisation internes à la classe les conseils d’usine englobant la totalité des exploités. C’est là qu’il trouvait l’embryon réel du nouvel Etat, c’est là qu’il trouvait les organismes collant directement à la réalité de la production, c’est là qu’était pour lui le lieu où la classe ouvrière en s’auto-organisant affirmait son hégémonie et posait sa candidature à la direction de la société. Aussi en tirait-il logiquement la conclusion que partis et syndicats, dans une perspective révolutionnaire, n’avaient pas d’autre rôle à jouer que celui de préparateurs idéologiques et politiques du mouvement des conseils d’usine en tant qu’organisation autonome des masses.

Malheureusement cette intuition profonde n’a pas eu son prolongement dans une théorisation précise de la dialectique parti-conseils, organisations partiellement séparées des masses et organisation propre à la classe. Dans ses écrits de 1919-1920, Gramsci n’a pratiquement pas abordé les problèmes précis du rôle du parti dans la lutte révolutionnaire et dans l’accouchement des organes de masse du type conseil. Par ailleurs il a eu tendance dans son analyse de l’activité des conseils turinois à présenter l’organisation en conseils comme manifestant directement la libération des forces productives humaines et comme résolvant d’emblée les problèmes de la construction de l’Etat prolétarien (conception qui fait d’une lutte encore très largement économique en fonction d’un horizon encore restreint une lutte déjà entièrement politique). Et, de fait, en opposant trop abruptement le volontarisme du parti (négatif) à l’organicisme du conseil (positif), il fut largement désarmé au sein du parti communiste italien face à Bordiga qui après 1920 put se prévaloir de l’échec des conseils. Par la suite dans ses cahiers de la prison il procéda lui-même à une réhabilitation du parti en tant que prince « moderne », décisif pour tous les affrontements de classe.

On peut en tirer la conclusion que le rôle du parti ne peut être réduit au rôle de conseiller idéologique, de propagandiste en faveur de l’organisation autonome des masses ouvrières. Bien au contraire, il doit être un initiateur du devenir - organisation de la classe par l’impulsion qu’il donne aux luttes de masse. En se saisissant dans sa séparation par rapport à la classe, il doit se fixer comme objectif permanent de la surmonter et de fournir aux masses les moyens de leur organisation (moyens idéologiques, politiques, logistiques et humains). En d’autres termes, il doit établir des relations de réciprocité avec les masses, dans la lutte pour leur libération, seule garantie contre les dégénérescences bureaucratiques. Le parti n’est pas « la classe pour soi », il n’est qu’un instrument absolument indispensable à la classe qui doit le contrôler étroitement. Parti obstacle à la Révolution socialiste ou parti ferment de la Révolution, il n’y a pas de moyen terme.

Il faut le répéter, le parti n’a pas à être considéré comme un parti-sanctuaire où l’on vient rendre un culte à la classe ouvrière. Sa première tâche est de desserrer l’étreinte de l’Etat bourgeois autour des travailleurs, étreinte qui sous ses diverses formes (répressives, politico-culturelles) tend à rendre la classe exploitée étrangère à toute organisation pour la faire rentrer tout entière dans les rapports de production capitalistes pour la réduire à l’état de simple moyen de production. Il ne peut mener cette lutte éminemment politique à partir de la seule utilisation des mécanismes de la politique traditionnelle — élément d’atomisation des travailleurs, il lui faut pour cela trouver la jonction avec la résistance ouvrière — limite insurmontable sur laquelle le capital se casse toujours les dents — et joindre lutte politique et lutte économique jusqu’à ce qu’elles se fondent en un mouvement politique de masse à objectifs révolutionnaires. En un sens, le parti qui regroupe des individus d’origines sociales diverses (même si la majorité d’entre eux est d’origine ouvrière) apporte les analyses et l’orientation révolutionnaire à la classe de l’extérieur (de l’extérieur de son expérience quotidienne), mais lui-même ne peut parvenir à ces analyses et à cette orientation qu’en se plaçant du point de vue du prolétariat et des forces productives humaines asservies, qu’en saisissant la dynamique du système à partir du rapport capital-travail et qu’en vérifiant la validité de ses interventions par le degré d’auto-organisation de la classe. Le parti a un rôle moteur pour aider la classe ouvrière à sortir de l’organisation capitaliste du travail et des autres domaines de la sociale, mais il lui faut accepter d’être mû à son tour par le mouvement qu’il a suscité. C’est seulement en détruisant elle-même l’Etat capitaliste et le système de la grande industrie capitaliste que la classe ouvrière pourra commencer à se libérer elle-même et toutes les forces productives dans la transition vers le socialisme.





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