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Gramsci (Antonio) - Oeuvres choisies. Traduction et notes de Gilbert Moget et Armand Monjo. Préface de Georges Cogniot. Città (La) futura. Saggi sulla figura il pensiero di Antonio Gramsci. A cura di Alberto Caracciolo e Gianni Scalia [compte-rendu]

Revue française de science politique

n° 12-1, p. 183-188, mars 1962




GRAMSCI (ANTONIO) — Œuvres choisies. Traduction et notes de Gilbert Moget et Armand Monjo. Préface de Georges Cogniot. — Paris, Editions siociales (1959). 23 cm, 541 p. 19,50 NF.
Citta (La) futura. Saggi sulla figura e il pensiero di Antonio Gramsci. A cura di Alberto Caracciolo e Gianni Scalia. — Milano, G. Feltrinelli (1959). 22 cm, 392 p. Index. L 3 000. (I Fatti e le idee. 14.)

« Depuis dix ans Gramsci est au centre du débat culturel et politique en Italie », nous disent A. Caracciolo et G. Scalia en présentant le volume d’essais La città futura. Si l’on accepte cette proposition — et rien ne permet de l’infirmer — il faut admettre que la pensée de cet homme d’action, co-fondateur puis principal dirigeant du parti communiste italien jusqu’en 1926, s’est révélée plus féconde que ne le laissaient prévoir les aspects fragmentaires et dispersés de son oeuvre, tant dans les articles politiques composés au jour le jour que dans les notations des cahiers écrits en prison.
Et de fait, malgré les difficultés considérables d’interprétation soulevées par cette pensée non systématisée, il faut bien constater que toutes les questions importantes de l’évolution italienne ont été minutieusement traitées par un esprit qui cherchait à faire sortir l’Italie de son particularisme et de son provincialisme ensommeillés, c’est-à-dire voulait l’ouvrir, à partir de sa problématique interne, à un courant international de rénovation : le socialisme.
Le point de départ ou, si l’on veut, le centre de référence de la pensée de Gramsci, lui est fourni par la philosophie de Croce, en tant qu apogée de la pensée bourgeoise en Italie et en tant qu’élaboration originale de la pensée hégélienne. Comme Marx développant ses conceptions positives à travers la critique de la philosophie hégélienne, c’est à travers la critique de Croce que Gramsci parvient à élucider ce qu’il considère comme la vérité du matérialisme historique contre les déformations que lui font subir les interprétations positivistes et mécanistes courantes dans le mouvement ouvrier italien du début du dix-neuvième siècle. Comme le montrent certains de ses articles de jeunesse, il entend défendre contre le matérialisme vulgaire le rôle actif de la pratique humaine consciente pour échapper à toute conception fataliste de l’histoire et à toute idée d’un déterminisme extérieur — économique par exemple — qui réintroduirait d’une manière ou d’une autre une transcendance extra-humaine. Dans les écrits de sa maturité, cette philosophie critique deviendra, selon ses propres termes, un historicisme absolu ou encore un humanisme absolu, hostile à toute forme de pensée théologique, même laïcisée et atténuée comme dans la philosophie de la Liberté chez Croce. Pour lui, la seule façon correcte d’étudier le donné anthropologique est en définitive de le considérer comme un complexe de rapports sociaux historiquement déterminés, soumis par conséquent à évolution et à révision. Les problèmes réels d’une époque sont donc ceux du dépassement d’un bloc historique révolu à partir des forces de contestation qui naissent en son sein et non ceux par exemple de la liberté dans l’abstrait. Il s’agit bien entendu de libérer l’homme, mais de le libérer d’une servitude ayant un contenu concret et précis.
Cette philosophie de l’action, qui se veut radicale et anti-réformiste, Gramsci la nomme philosophie de la praxis pour bien montrer que sans renoncer à une certaine problématique philosophique elle cherche à transcender cette dernière par son historicisme et par son souci de relier théorie et praxis. A cet égard on ne soulignera jamais trop l’importance et l’originalité de la critique que fait Gramsci du sens commun, que certains marxistes ont trop souvent tendance à assimiler au rationalisme. Le sens commun, fait observer Gramsci, est une sorte de philosophie populaire, contradictoire dans bien de ses aspects, souvent religieuse quant à ses origines, et la plupart du temps réactionnaire, parce qu’elle empêche les classes populaires de prendre conscience de leur situation. La tâche des révolutionnaires, par suite, ne peut donc être de s’appuyer sur ce rationalisme pour combattre la philosophie des intellectuels, mais bien de mener de front la critique du bloc historico-culturel constitué par l’unité de ces deux types de conceptions du monde pour préparer l’éclosion d’un nouveau bloc historico-culturel exempt de cette scission entre hommes du peuple et intellectuels qui trouve son origine dans la division du travail. Concrètement il s’agit de créer une élite populaire aussi large que possible et capable de disputer aux intellectuels traditionnels la suprématie dans le domaine culturel. Cette conception unitaire ou totale des bouleversements sociaux où forces productives, rapports de production, rapports de classes, luttes idéologiques s’éclairent mutuellement comme modalités particulières de rapports sociaux fondamentaux. Aussi bien Gramsci s’oppose-t-il avec la dernière énergie aux théoriciens qui, tel Boukharine, tendent à faire du marxisme une sorte de sociologie scientiste qui réifie forces productives et rapports de productions au point d’en faire l’équivalent de forces naturelles supra-humaines.
Pour lui, le marxisme est au contraire l’unité dialectique de l’économie politique, de la sociologie, de l’histoire et de la critique des idéologies, toutes conçues comme des disciplines propres à l’activité humaine, c’est-à-dire inassimilables à des sciences naturelles, où l’on cherche à réduire la part de la subjectivité humaine. Le point de vue scientifique sur les phénomènes sociaux ne peut en conséquence être un point de vue contemplatif, exclusif de toute participation. Il ne peut au contraire être séparé d’une attitude active, d’une volonté transformatrice, c’est- à-dire de la volonté d’éclairer la pratique par la théorie pour arriver à une transparence des rapports sociaux telle que les divisions de l’homme avec lui-même se résorbent et disparaissent. La lutte pour intégrer théorie et pratique au sein de la philosophie de la praxis prend ainsi tout son sens ; elle féconde les efforts entrepris pour transformer la condition humaine.
Il n’y a évidemment pas de solution de continuité entre les conceptions philosophiques et les conceptions politiques de Gramsci, mais ces dernières — tout en restant dans la même perspective — ont suivi une évolution significative, que les études de G. Tamburrano et A. Caracciolo dans La città futura permettent de voir sous un jour nouveau.
Au début de son activité politique dans le parti socialiste italien, Gramsci occupa presque tout de suite une position originale, éloignée et du réformisme parlementaire des Turati et Treves, et du maximalisme stérile de la majorité des dirigeants du parti. La période de l’après-guerre, marquée par la montée des forces révolutionnaires mais aussi par la montée des forces contre-révolutionnaires, lui permit de mettre ses idées au point et de développer une théorie de la révolution dans les pays avancés, fondée essentiellement sur l’utilisation des contradictions existant au sein des structures industrielles. L’exemple soviétique lui avait fait toucher du doigt l’importance des organismes, nés plus ou moins spontanément, dans lesquels les masses populaires exprimaient leur volonté d’émancipation, tout en prenant graduellement conscience des problèmes pratiques posés par la transformation des rapports sociaux et économiques. En tant que théoricien du groupe socialiste turinois « L’Ordine nuovo », il se fit le propagateur des conseils d’usine, voyant dans ceux-ci l’ossature fondamentale de l’Etat prolétarien nouveau, et un instrument pratique d’auto-éducation de la classe ouvrière. Toutefois, à l’opposé des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires, il n’était guère porté à croire à la génération spontanée d’un tel mouvement et moins encore à sa solidité, si n’intervenait pas l’action consciente d’une élite ouvrière formée au préalable par la lutte contre le patronat dans les usines et par la lutte contre les élites étatiques à l’échelon national. La révolution en tant que bouleversement politique ne pouvait être — selon lui --- que le couronnement d’un processus relativement long au cours duquel la classe ouvrière devait peu à peu apprendre à contester globalement le pouvoir de la bourgeoisie et à se sentir comme la force organisatrice potentielle d’un nouveau type de société. A l’hégémonie économique, politique et culturelle de la bourgeoisie inscrite dans les mœurs la classe ouvrière devait apprendre à opposer la perspective d’un nouveau mode de vie restructurant aussi bien les rapports de travail que les rapports politiques pour mettre fin à la scission existant entre la société politique et la société civile, c’est-à-dire à la scission existant entre la sphère limitée de la vie privée et professionnelle et la sphère de la participation sociale devenue pratiquement pour la plupart des hommes la sphère d’une vie publique imaginaire et fantômatique. Ht c’est dans le cadre de l’entreprise, lieu privilégié des contradictions entre les classes que cette lutte pour l’hégémonie devait prendre sa forme la plus ouverte, la plus organisée et la plus consciente.
Gramsci fut loin de pouvoir faire triompher ces idées dans le parti socialiste italien : elles heurtaient trop d’idées reçues et choquaient en particulier beaucoup de syndicalistes qui y voyaient une variété d’anarchisme singulièrement dangereuse. Aussi fut-il amené à envisager assez rapidement la fondation d’un nouveau parti, plus proche de la III* Internationale, et plus sensible à la complexité des problèmes de l’action révolutionnaire. Mais, en fait, il n’eut pas non plus — en tant que dirigeant du Parti Communiste — la possibilité de développer ce mouvement des conseils d’usine, qui, limité géographiquement, dut rapidement céder du terrain devant la contre-offensive bourgeoise. Son activité fut essentiellement consacrée à la lutte contre le fascisme montant et, à l’intérieur du parti, par la lutte contre Bordiga et ses partisans, plus proches du vieux maximalisme intransigeant que de la souplesse tactique de Lénine. Gramsci n’était pas sans se rendre compte que la vague révolutionnaire de l’après-guerre était à son déclin, et cela irrémédiablement. A une période de guerre de manœuvres succédait une période de guerre de positions, au cours de laquelle il s’agissait plus de défendre certaines positions acquises que de se lancer dans des offensives prématurées. L’unité d’action avec les socialistes devenait dans ce contexte un objectif primordial qu’il s’agissait d’atteindre, au besoin contre la résistance d’une grande partie des communistes.
Au moment de son arrestation en 1926 Gramsci avait pratiquement vaincu le courant bordighiste. Le renforcement de la dictature fasciste, la mise hors la loi des partis ouvriers rendaient cependant cette victoire bien mince ; l’avenir du parti était rien moins qu’assuré. Depuis sa prison, et dans des conditions très difficiles, isolement, inquiétude quant au sort du parti et quant à l’évolution de 1TI.R.S.S., le combat devait être recommencé sur des bases nouvelles. Malgré ces difficultés, c’est au cours de cette période que Gramsci conquit son titre de rénovateur du marxisme italien.
Les écrits de prison représentent en effet un approfondissement des bases de départ théoriques de la période de jeunesse ainsi qu’une élaboration poussée des différentes expériences vécues au cours d’une dizaine d’années agitées et pleines de retournements politiques. Gramsci entreprit de faire le bilan des difficultés que le mouvement ouvrier avait à surmonter. Ses notes concernent aussi bien les problèmes d’une sociologie marxiste de la littérature que les problèmes spécifiques de la politique moderne et de la philosophie de la praxis. Ses écrits sur la politique, en particulier, élargissent la thématique anti-fataliste et anti-catastrophique de la période de « L’Ordine nuovo ». Moins que jamais Gramsci croit en politique aux coups de main heureux, accomplis par de petites minorités : la complexité de la société civile dans les pays industriels avancés — à l’opposé du caractère « gélatineux » de celle-ci dans les pays comme la Russie tsariste — impose à l’action révolutionnaire de dépasser la séparation fétichiste entre politique et vie sociale et de donner à l’action politique du parti ouvrier le soubassement d’une fermentation réelle et consciemment activée de la société civile. En ce sens, le problème est moins de s’emparer de l’appareil étatique que d’arriver à une fusion harmonieuse de la société politique et de la société civile c’est-à-dire de réintégrer la sphère de l’organisation sociale dans la vie sociale commune. Le parti — le Prince moderne comme l’appelle Gramsci — s’il entend être véritablement révolutionnaire doit se placer directement au centre de cette problématique, c’est-à-dire agir à la fois dans la sphère de la coercition et de la démocratie formelle et dans la sphère civile de la persuasion et de la direction intellectuelle pour aboutir à cette hégémonie politico-culturelle qui rend seule possible une dictature du prolétariat authentique. Il n’est évidemment pas à l’abri des phénomènes de bureaucratisation, inévitables en fait, si l’activité politique, au lieu de rester un moyen devient un but en soi, c’est-à-dire se maintient dans le cadre de la séparation entre politique et vie sociale, mais, si au contraire cette activité est celle d’un éveilleur des consciences, le parti devient alors porteur d’un processus de démocratisation qui le dépasse largement, puisqu’il se concrétise par la formation d’une élite populaire de plus en plus nombreuse.
Cette conception totale de la politique assez proche de celle du jeune Marx était très différente de celle de Croce. La politique pour Gramsci ne pouvait être le fruit de la passion et de l’éthique, être par exemple la politique de la liberté. Pour lui, elle était ou la politique des vieilles classes dominantes ou la politique déjà supra-politique des classes en voie de libération, c’est-à-dire dans les deux cas significative de deux modes de rapports sociaux. Mais, qui plus est, cette conception différait également beaucoup de la conception officiellement cultivée dans le mouvement communiste. Pour Gramsci le parti ne pouvait en aucun cas être considéré comme l’expression exclusive de la classe ouvrière, en un mot comme la classe ouvrière devenue classe « pour soi ». Il était en fait très loin de considérer le parti comme le démiurge tout puissant de l’Histoire. Conformément à son anti-fatalisme il pensait que la marche au socialisme ne pouvait être que la conséquence d’une prise de conscience quasi-universelle dans les classes populaires et non le fait d’une avant-garde abusivement identifiée à la classe révolutionnaire. Aussi bien est-il absurde de vouloir établir une continuité entre Lénine, Staline et Gramsci alors que le Gramsci des cahiers de la prison semble plus près du Lénine de L’Etat et la Révolution que du Staline théoricien du renforcement de l’Etat. Les composantes libertaires du début se retrouvent chez le théoricien de la maturité, et c’est sans doute ce qui fait son actualité plus de vingt ans après sa mort.
En France la pensée de Gramsci reste encore pratiquement inconnue. Seul l’homme, grâce à une traduction incomplète des lettres de prison à sa famille, était devenu accessible à un large public. C’est pourquoi il faut saluer l’initiative des Editions sociales qui viennent de publier un gros volume de morceaux choisis, qui comprend certains des textes les plus importants. La traduction et les commentaires — bien qu’un peu trop manifestement « orthodoxes » — sont en général excellents. Il faut seulement regretter que la période de « L’Ordine nuovo » fasse figure de parente pauvre dans cette édition ; les textes qui y figurent donnent une idée trop approximative de la déjà grande richesse de la pensée gramseienne. Tel qu’il est ce livre rendra cependant les plus grands services.

Jean-Marie VINCENT





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