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Métamorphose du travail, quête du sens d’André Gorz [compte rendu]

L’Evenement européen

p. 287-289, n° 3-4, octobre 1988




Le dernier livre d’André Gorz [1] va résolument à contre-courant des modes idéologiques actuelles. Il n’est ni pour l’apologie de l’esprit d’entreprise, ni pour la performance à tout prix, ni pour une concurrence exacerbée entre les agents économiques. Pour autant sa réflexion n’a rien de rétrograde, elle ne préconise aucun retour en arrière vers on ne sait quel âge d’or supposé. Elle n’entend pas non plus se contenter de projections faciles sur l’avenir qui effacent les problèmes sans les affronter vraiment ; au contraire, elle veut se placer au coeur des contradictions vécues par le plus grand nombre dans la société d’aujourd’hui.
André Gorz part d’une constatation simple, mais irréfutable : l’élévation extraordinaire de la productivité du travail ne met pas la recherche du temps libre ou disponible pour les individus au centre de l’évolution sociale. Tout au contraire la recherche d’une productivité accrue du travail s’affirme de plus en plus comme un processus qui s’auto-alimente lui-même. Le travail vivant sert à produire et à entretenir des systèmes machiniques de plus en plus efficaces qui fournissent des flux sans cesse croissants de marchandises. Tout cela constitue une sorte d’immense automate social qui suscite et satisfait des besoins sans cesse renouvelés, c’est-à-dire fonctionne pour une production et une consommation de marchandises qui se conditionnent réciproquement en extériorité par rapport aux hommes. Autrement dit, ceux qui travaillent tendent à n’être plus que des fonctionnaires des machines qu’ils utilisent et des consommateurs qui recherchent dans les produits mis sur le marché des compensations aux frustrations accumulées dans les activités professionnelles.

Comme André Gorz le souligne, les économies de temps réalisées dans la production n’ont pas pour objectif premier la diminution de la durée du travail pour le plus grand nombre, elles servent essentiellement à étendre et diversifier la production. Le travail économisé n’est pas libéré, il est le plus souvent réinvesti, notamment dans de nouvelles activités productives, ou alors stérilisé sous la forme du chômage. De nos jours on assiste ainsi à l’apparition de ce que certains appellent l’économie duale : d’un côté un monde de la performance, de l’activité à plein temps, jouissant de revenus croissants, de l’autre côté un monde du chômage, du travail précaire, souvent contraint de se mettre au service du premier en effectuant des petits travaux mal rémunérés. Le progrès économique prend des aspects de plus en plus irrationnels. Largement conditionné par le marché, il se développe au hasard, gaspillant les ressources humaines et matérielles, bouleversant des secteurs entiers du monde culturel et de la sphère privée. Tout est censé être une occasion de rendement et de profit, puisque les besoins sont considérés eux-mêmes comme illimités et d’une infinie plasticité et qu’il semble en conséquence ne pas y avoir de limites à l’expansion et à l’extension de la production. Le monde est conçu comme fondamentalement exploitable et comme le champ où les hommes font preuve de leur maîtrise. D’une certaine façon la culture tend à être confondue avec des savoirs scientifiques et techniques occultant ainsi les problèmes dramatiques qui naissent de la marche aveugle des activités économiques.
Pour André Gorz la civilisation du travail, toujours en train de s’étendre sur la planète, est en fait une sorte de négation permanente de la culture du vécu. Elle n’apprend pas à vivre, mais à travailler pour consommer et à consommer pour travailler ; la quête de l’efficience économique et de la satisfaction « consumériste >> empêche la recherche du sens à travers les projets individuels. On peut, il est vrai, faire valoir qu’aujourd’hui après les phases du taylorisme et du fordisme, il y a re-composition du travail en miettes dans de nombreuses branches industrielles, mais André Gorz n’a pas de peine à montrer que les nouveaux savoirs professionnels qui se développent dans ce contexte ne permettent pas vraiment d’organiser la vie et le monde vécu, pas plus qu’ils ne permettent de saisir la dynamique de la société. Il y a en réalité un très profond contraste entre l’intégration fonctionnelle des individus et des groupes dans les mécanismes de l’économie et de la division du travail et les tendances à la désintégration sociale, à la destruction des liens communautaires. La technique se manifeste comme une sorte de violence omniprésente qui nie l’autonomie des individus et des groupes primaires et entrave l’établissement de normes véritablement collectives de la vie sociale.
La conclusion qu’André Gorz tire de cet examen et de ce réquisitoire est logique : il est nécessaire de rompre avec le culte de l’éthique du travail si l’on veut que l’humanité survive. Que l’on ne se méprenne pas ! André Gorz ne condamne pas les activités de production, ni l’effort et le dépassement de soi-même dans la recherche de certains objectifs. Ce qu’il critique, c’est la transformation incessante des principales activités humaines en travail marchandise, en travail étalonné et quantifié de façon abstraite pour mesurer sa productivité. Ce travail abstrait, indifférent à ce qui se passe chez ceux qui en sont les prestataires, est en quelque sorte l’activité directrice, celle qui commande la place attribuée aux uns et aux autres dans la hiérarchie sociale alors qu’elle ne devrait être qu’un moment subordonné par rapport à des activités libres et créatrices. André Gorz ne croit évidemment pas qu’on puisse transformer tout travail productif en activité autonome. Ce qu’il montre avec une grande force c’est que les économies de temps et les gains de productivité dans l’économie devraient être utilisés pour diminuer la part du travail dans la vie de chacun et de tous. Et il importe que tous travaillent, mais moins et mieux ; que tous contribuent à la production, mais que personne ne soit exclu d’une participation responsable à la production, de la vie sociale. Le problème n’est pas d’attribuer à chacun un revenu minimum, mais de répartir le travail et d’assurer la formation de façon à ce qu’il n’y ait pas d’exclus.
André Gorz préconise, comme on le voit, une véritable révolution du temps disponible ou du temps libre ; travailler pour mieux s’occuper des affaires de la cité, pour mieux se consacrer à des projets culturellement enrichissants, pour mieux vivre avec soi-même et les autres. Il s’agit de rien moins que de renverser les perspectives et de mettre au premier plan l’autonomie et la confrontation collective. Pour cela il faut en finir avec les égoïsmes corporatistes, le culte du travail-marchandise, qui marquent encore trop souvent entre autres le mouvement socialiste.


Source : exemplaire personnel





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(1934-2004)




[1André Gorz : Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique. Paris, Éditions Galilée, 1988.