site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Denis Berger, Alex Neumann, "Penser la libération. Pour Jean-Marie Vincent"

Variations

n°5, Barbaries, résurgences, résistances, 2005




Jean-Marie Vincent, fondateur de Variations, a imprimé sa marque singulière à notre revue, en incarnant une synthèse rare entre l’engagement politique et la distanciation critique, entre l’imagination sociologique et la rigueur conceptuelle, entre l’ouverture intellectuelle et la prise de position concise. À la place d’une impossible « unité de la théorie et de la pratique », il soutenait une tension dialectique entre l’expérience et l’exploration théorique.
Cette orientation s’est précisée à travers les publications auxquelles Jean-Marie Vincent a participé : depuis le journal du PSU, Tribune socialiste, qu’il a dirigé pendant plusieurs années, en passant par un travail d’animation de la revue théorique de la LCR, Critique communiste, au cours des années soixante-dix, jusqu’à la fondation de Futur antérieur aux côtés de Toni Negri, à la suite de la chute du mur de Berlin. Des révisions et des ruptures partielles font alors émerger des arguments prometteurs, tout en sauvegardant une continuité théorique certaine et une mémoire collective. Variations naît au début des années 2000, permettant de disputer l’héritage des mouvements sociaux du XXe siècle et de prendre en charge les questions contemporaines, en évitant l’éclectisme postmoderne et les dogmes classiques.
La mort soudaine de Jean-Marie Vincent bouleverse les perspectives de tous ceux qui travaillaient avec lui. Pour éviter que cette rupture ne nuise à notre action commune, il est indispensable de rendre à notre ami le seul hommage qu’il aurait accepté : poursuivre le travail de recherche déjà entrepris pour parvenir à une analyse détaillée et globale de la société, condition nécessaire pour élaborer un projet d’émancipation à hauteur de notre siècle.
Dans l’accomplissement de ces tâches, la revue Variations occupe une place particulière. Il est à peine besoin de dire que Jean-Marie Vincent a joué un rôle essentiel dans sa naissance et, plus encore peut-être, dans la définition de son contenu. Refus de se limiter au commentaire, mille fois répété, de l’actualité, Variations se veut à la fois publication militante, par l’intérêt qu’elle porte au mouvement social et aux conséquences politiques que l’on peut en tirer, et revue théorique, organisatrice de débat entre chercheurs critiques et intellectuels engagés.
Remarquons à ce propos que Jean-Marie Vincent, qui a publié en 1976 un livre d’introduction consacré à l’École de Francfort, a su créer les conditions d’un débat international de Paris à Berlin, en passant par New York, Belgrade, Vienne, Santiago du Chili, Mexico et Séoul, débat qui partait d’une ré-approriation des écrits d’Adorno et de ses collaborateurs. De nombreux rédacteurs et amis de notre revue participent à ce discours, centré sur la Théorie critique [1].
Ces premiers résultats motivent le sous-titre de Variations : revue internationale de théorie critique.
L’affirmation explicite de l’intention de notre revue ne signifie aucunement une restriction du débat. À la suite de Jean-Marie Vincent, nous comprenons la Théorie critique de l’École de Francfort comme une interpellation, pouvant nourrir l’échange avec des argumentations inspirées par Bourdieu, Foucault, Sartre et Gorz, Negri, Naville ou Lefebvre, par des auteurs néo-marxistes, féministes, écologistes...
Reste à préciser les thèmes autour desquels s’organisera le débat, à partir des recherches des collaborateurs de la revue. Nous utiliserons, comme point de départ, les interrogations méthodiques qui forment la trame des travaux de Jean-Marie Vincent. Celui-ci entendait mener une lutte contre la pensée du fait accompli pour approcher la « bonne vie », par opposition à la vie mutilée que décrit Adorno [2]. D’où l’effort incessant pour élaborer les concepts susceptibles d’assurer les fondements d’une lutte pour l’émancipation enfin débarrassée de la myopie systématique des cadres imposés par les multiples bureaucraties.
Nous aborderons trois ordres critiques :
Critique de l’économie politique, impliquant une critique du travail dans sa forme valorisée.
Critique de l’État, se généralisant en une critique du pouvoir et de la domination, dans tous les secteurs de la société.
Critique des idéologies et des théories traditionnelles, qui étendent leurs filets discursifs sur toutes les manifestations de lutte des exploités.
Dans ce contexte, nous posons la question de savoir quel crédit accorder au(x) marxisme(s), à la Théorie critique dans ses diverses formulations, au féminisme, ainsi qu’à tous les promoteurs d’une méthode d’investigation radicale, de Sigmund Freud à Max Weber, jusqu’aux formulations récentes.

Critique de l’économie politique

L’économie politique est-elle une science, plus développée de nos jours du fait de l’avancée générale de ses méthodologies ? Peut-être, encore que la capacité de prévision de nos distingués défenseurs du capital semble des plus limitée, ce qui ne plaide pas en faveur de leur rigueur clairvoyante. Là ne réside cependant pas l’essentiel pour nous, qui nous situons dans la perspective d’une société libérée des relations de domination, de soumission et d’exploitation. Nous nous intéressons aux conséquences des machineries du capital sur la vie quotidienne des travailleurs et acteurs sociaux. C’est un domaine où l’apport de Marx demeure décisif. Les formulations théoriques au sujet du « fétichisme de la marchandise » permettent de comprendre pourquoi et comment les salariés sont à la fois partie prenante et victimes de la valorisation de leur travail, qui échappe complètement à leur contrôle et même à leur vision du monde [3]. La déréalisation ainsi obtenue s’étend de nos jours à l’ensemble de la société, qui se voit dédoublée par un monde fétichiste, auquel le marché, l’État et les médias participent. D’une manière générale, tous ceux qui produisent et diffusent l’idéologie dominante contribuent à imposer en douceur des transfigurations du réel permettant de dire le monde social et son avenir, alors que nous pouvons le nommer autrement pour désigner les possibilités qui s’offrent à nous.
Il est important d’affiner au maximum l’analyse de ce processus qui met en question l’ensemble des discours sur la « conscience de classe ». L’efficacité de la lutte pour la libération est intimement liée à la remise en cause de la dépossession quotidienne des individus et de leur monde vécu. Nous parviendrons à ébranler ces rapports truqués en faisant de l’auto-organisation des opprimés le moyen de développer une offensive visant à dévoiler tous les objets magiques, toutes les formules mensongères qui justifient la domination. Travail difficile qui nécessite une mise en relation entre débat théorique et pratiques collectives pour arriver à la conceptualisation souhaitable.
Variations peut apporter sa contribution à cet échange, tant en tirant les leçons des mouvements sociaux – comme celui de 1995 – qu’en prenant en compte les avancées conceptuelles que représentent des œuvres comme La Conscience mystifiée d’Henri Lefebvre [4], les travaux de Toni Negri sur le general intellect et la subjectivité, les études d’André Gorz et de Hans Jürgen Backhaus sur la soumission dite « réelle » du salariat. Il ne faut pas renoncer à la critique d’auteurs qui, en dépit de leurs apports, conservent une lecture économiste de la réalité. C’est par exemple le cas d’Ernest Mandel [5].
Cette position renvoie à une question de méthode. Faut-il se poser comme « marxistes », avec toutes les règles, au demeurant très diverses, qu’implique ce choix ? En ce domaine, Variations poursuivra le chemin que Jean-Marie Vincent a exposé très clairement dans l’un de ses derniers livres, Un autre Marx. Après les marxismes [6]. Résumons ses propos à notre manière : il est impossible pour un chercheur militant de s’enfermer dans un système de pensée, aussi dense soit-il. Il faut lire Marx, Engels et les autres en appréciant leurs démarches originaires qui permettent d’aborder une série de problèmes sous un angle nouveau, ce que l’on demande à tout auteur.
Cependant, cette reconnaissance n’exclut aucunement le dépistage des contradictions, présentes chez les meilleurs. On ne polémique qu’avec les Grands, comme le disait Gramsci. Ainsi, chez Marx, aux côtés des passages remarquables du Capital sur le fétichisme de la marchandise ou sur la mondialisation capitaliste, on trouve des exposés sur le matérialisme historique qui relèvent du déterminisme économique le plus discutable. Ajoutons au tableau l’œuvre de la postérité : le marxisme s’est constitué en une conception du monde sur un mode pluriel.
À chaque époque et dans chaque pays, des marxistes ont, en fonction de leur culture et de leur visée politique, forgé des « marxismes » plus ou moins critiques ou dogmatiques, le cas limite étant représenté par le « marxisme-léninisme » de la belle époque stalinienne.
Une seule conclusion : place à la lecture critique.

Critique de l’État, du pouvoir et de la domination

La critique de l’économie politique nous mène tout droit à la politique. L’obscurcissement des consciences par la marchandisation appelle une contre-offensive, appuyée sur l’auto-organisation et l’élargissement des libertés publiques. Lors des mobilisations les plus amples, la jonction entre batailles sociales et propositions purement politiques fait apparaître l’État dans toute l’étendue de son rôle (par exemple en 1968, 1995 ou 2003 pour la France). On touche ici un domaine où, malgré les apparences, le marxisme ne s’est pas montré d’une grande lucidité. Il nous paraît insuffisant d’affirmer, à la manière d’Engels ou de Lénine, que l’État est un appareil dont se sert la classe économiquement dominante, devenant ainsi politiquement dirigeante, car cela revient à sous-estimer l’autonomie relative du pouvoir politique qui apporte également une contribution décisive à l’élaboration de l’idéologie dominante et de ses représentations quotidiennes.
Dans les régimes parlementaires d’apparence les plus démocratiques, l’État contribue à mettre en place des relations de pouvoir asymétriques entre citoyens-salariés et dispositifs du capital, en garantissant des règles formellement égalitaires. Jean-Marie Vincent constate ainsi : « L’État comme État de droit est une sorte de paradoxe en action, il égalise les différences pour les reproduire immédiatement comme les résultats inévitables de la compétition universelle... Comme l’a très bien vu Walter Benjamin dans son texte « Sur la critique de la violence », la création du droit se présente comme un dépasse ment de la violence, mais son maintien et sa conservation dans les pratiques juridiques impliquent une systématisation de la violence répressive sur une grande partie de la société [7]. »
C’est pourquoi le dépassement de l’État ne peut être envisagé que par une transgression des règles politiques établies, dont il s’agit d’inventer la forme révolutionnaire. Le principe du dépérissement de l’État peut ouvrir la perspective de sa disparition à long terme. Pareille opération n’est envisageable qu’à la condition de l’existence d’un mouvement de masse durable, largement auto-organisé. Apparaissent alors les discussions tout à fait fondées sur l’expérience historique et sur la nature des organismes de démocratie directe. Sont-ils des contre-pouvoirs ? Doivent-ils être conçus comme des organismes liés à l’entreprise ou aux quartiers d’habitation, comme les soviets ? Oskar Negt quitte ce plan local, en esquissant le fonctionnement de « l’espace public oppositionnel ». Plus précisément, il décrit deux types de participation démocratique concurrentes, mais simultanées, et qui constituent deux faces indissociables des sociétés européennes : les espaces publics bourgeois et prolétarien [8]. En toutes circonstances, l’existence de ce « pouvoir d’en bas » pose le problème de la permanence des organismes, quelle qu’en soit la forme d’origine. Comment éviter qu’ils tombent sous le contrôle d’une organisation et deviennent un relais administratif du pouvoir central ?
Ainsi se pose le problème de la libération des dispositifs étatiques et bureaucratiques qui pèsent sur l’imaginaire des dominés : « Il ne s’agit pas pour les exploités et les opprimés d’obtenir plus de « conscience » dans l’action collective, mais bien d’élargir le champ de leurs possibilités d’intervention en usant, en corrodant les dispositifs de pouvoir qui pèsent sur eux [9]. »
Dans cette perspective, il convient de procéder à une analyse de la hiérarchie et de l’imbrication des pouvoirs. La famille est le premier lieu où s’exercent des relations de sujétion. Puis, de l’entreprise à l’école, jusqu’aux diverses institutions privées et publiques, se crée un système qui est chapeauté par le pouvoir politique central, l’État et ses appareils. La critique de la Ve République [10] peut trouver une prolongation dans l’analyse du processus constituant de l’Union européenne et de l’État impérial.
Comprendre la dialectique de l’ensemble de ces rapports, qui aboutissent à une domination globale, susceptible de tendre vers l’absolu, est une tâche primordiale.
On ne retrouvera de réponse satisfaisante qu’à la condition d’intégrer, au niveau de la théorie, la dimension décisive des rapports de sexes entre hommes et femmes. Il ne s’agit pas seulement de combattre les inégalités les plus flagrantes, mais de faire accepter par le « sexe fort » la compréhension que l’exclusion du « deuxième sexe » de toute position de responsabilité, en raison de l’insuffisance de la prétendue nature féminine, est source permanente de blocage de l’ensemble de la société. La séparation sociale, qui a été instaurée entre la sphère privée (domestique, intime, éducative, etc.) et la sphère publique (exercice de la politique, orientations culturelles, etc.), a été soumise à une critique radicale par le féminisme. Celui-ci est donc une référence indispensable qui doit apparaître en position visible dans Variations, orientation amorcée dans Sciences sociales et engagement [11].
Poser, dans toute son ampleur, le problème de l’État dans ses rapports aux classes sociales et aux mouvements sociaux, nécessite l’examen de toutes les formes organisées de la vie politique. Plus précisément, cela signifie scruter le fonctionnement interne et l’action publique des partis. Nous traversons aujourd’hui une crise générale de toutes les organisations traditionnelles, qu’elles soient de droite ou de gauche. Il est donc nécessaire de rechercher les causes structurelles du déclin des grands mouvements politiques. Du côté des conservateurs, déguisés en libéraux, prédomine une incapacité à maintenir durablement les équilibres des appareils qui assurent la continuité de l’exercice du pouvoir. D’où une tendance marquée chez les « chefs » à utiliser la terreur idéologique comme substitut à une pratique discursive et démocratique.
Aborder, à gauche, le cas des « partis ouvriers » historiques – communistes, mais aussi sociaux-démocrates – est riche d’enseignement [12]. Ces partis ont trouvé leur origine dans la volonté d’incarner les intérêts des travailleurs, désireux de réaliser la promesse utopique d’une société sans classes. Seulement, cette extériorité idéologique au vieux monde de l’exploitation et de la soumission n’a que partiellement influé sur leur propre pratique. Les organisations politiques et syndicales qui se sont construites dans leur zone d’influence ont été bâties sur le modèle de l’État, dont elles reproduisaient la centralisation verticale. Elles ont, par là même, été condamnées à ne pas dépasser, dans leur action routinière, les limites tracées de fait par le pouvoir politique central. Bien avant la chute du mur, Jean-Marie Vincent a souligné « qu’une partie décisive du mouvement ouvrier organisé en était toujours à revêtir les vieux oripeaux, engagé dans un jeu d’attraction-répulsion et d’imitation-compétition avec la classe dominante [13]. »
La stagnation ainsi créée a été le terreau favorable à la constitution de bureaucraties spécifiques. De toute évidence, le stalinisme, tel qu’il s’est imposé en Union soviétique, puis dans d’autres pays avec lesquels a été constitué un système international, a représenté le paroxysme de la bureaucratie. D’où le caractère indispensable d’une analyse de ce phénomène. Sa disparition dans la plupart des pays du « socialisme réel » (qui fut réellement inexistant) ne saurait dispenser du travail de recherche que sa compréhension exige. En effet, pour des millions de militant-e-s, le socialisme, le communisme, la société sans classes, se confondent aujourd’hui avec le régime politique de la patrie du goulag. Comprendre ce moment de l’Histoire est la condition d’un avenir clair. Jean-Marie Vincent le pensait, et il a énormément écrit sur la question au fil des années, en s’appuyant sur les travaux de Max Weber, de Robert Michels et plus récemment de Moshe Lewin [14].
Nous arrivons ainsi à la question du parti, vue dans une perspective engagée : compte tenu des critiques formulées contre le mode d’action des partis traditionnels, quel modèle politique peut-on envisager ? On aborde ainsi l’examen du léninisme et, pour la période suivante, du trotskysme. Le respect méthodologique des conditions historiques dans lesquelles se sont déroulés les processus sociaux étudiés permet d’aborder avec rigueur le présent et d’envisager l’avenir. Pour passer à l’opposé de l’éventail politique, comprendre le fascisme c’est tenir compte des nombreux travaux menés à bien depuis des années en Italie, en Allemagne, en France, autour de la reconnaissance des spécificités des phénomènes classés sous la même étiquette, être en mesure de comprendre et de contrecarrer les possibles renaissances de cette « peste brune ».

Critique des idéologies et des théories traditionnelles

Au cours de son cheminement critique, Jean-Marie Vincent fit une rencontre intellectuelle décisive avec les auteurs de l’École de Francfort. Au fil des ans, un dialogue en forme de confrontations s’établit, sans être toujours publié, entre les théoriciens allemands et français. Ce dialogue se poursuit et se poursuivra à travers notre revue.
Au fur et à mesure que Jean-Marie Vincent avance vers le dépassement théorique du marxisme historique, passant ainsi d’une critique accompagnatrice et correctrice à une remise en question de principe, il découvre dans les écrits d’Adorno et de ses compagnons une actualisation des thèses les plus originales de Marx. S’engage alors une relecture des classiques, qui comprend la sociologie de Max Weber et des premières ébauches du Capital. À partir des années soixante, cette réinterprétation s’appuie sur des débats avec des auteurs contemporains qui s’exprimeront sans doute dans nos pages. La dimension écologique participe aussi à cette critique de l’économie politique.
Si le premier livre que Jean-Marie Vincent consacre à l’École de Francfort (1976) cherche encore à enrichir le marxisme occidental, son interprétation de Weber (1998) amorce un dépassement théorique.
La synthèse entre Weber et Marx que nous propose Jean-Marie Vincent se distingue cependant de celle que suggère Adorno, du moins partiellement. Tous deux prolongent la critique marxienne du fétichisme, évoquée plus haut, vers la remise en question d’un lien social fondé sur la mise en scène de soi, qui s’accomplit à travers le travail salarié et l’éthique protestante (Weber). Adorno met l’accent sur l’enfermement théorique de Weber dans un modèle de rationalité de l’action qui est centré sur le mode d’échange capitaliste [15], modèle qui laisse peu de place à l’idée d’une « bonne vie », susceptible de s’en affranchir.
Jean-Marie Vincent reprend à son compte l’analyse wéberienne de l’enfermement des relations sociales dans une sorte de « cage d’acier », mais part du rapport au travail des salariés pour comprendre la valorisation sociale qui se joue à travers le capitalisme. L’identité individuelle se réduit ici à l’identité au travail, qui confie un rôle social positif à chacun, soutenant une compétition pour le gain matériel et symbolique qui s’insère parfaitement dans la concurrence capitaliste [16]. La morale de travail, l’ordre symbolique et l’accumulation capitaliste semblent s’imbriquer étroitement.
Par ce biais, il rejoint Adorno dans son regret des totalisations sociales qui pèsent sur les êtres vivants telle une chape de plomb. La marchandisation de la vie, l’administration du monde, l’industrie de la culture, les mass médias et la barbarie moderne forment une « connexion aveuglante ». Ce penchant adornien pour « l’utopie négative » (Negt), qui est nourrie par l’expérience désastreuse des années quarante, s’est cependant présentée sous son meilleur jour chez Jean-Marie Vincent, c’est-à-dire comme une critique acerbe cherchant la voie de l’action. Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté. Ernst Bloch, Walter Benjamin et Gerhardt Brand font alors partie de ses références.
La confrontation théorique des motivations symboliques et des luttes concurrentielles a aussi ouvert une discussion avec des chercheurs inspirés par Bourdieu, dont les premiers résultats ont été publiés dans Les Nouveaux Mythes du capitalisme [17].
Cette démarche permet sans doute de prendre en charge les aspects positifs de théories qui, au départ, semblent aux antipodes de la méthodologie marxienne. Il en est ainsi de la psychanalyse. Marquée par la personnalité de Freud, par sa formation culturelle et l’influence du milieu où elle naquit et se développa, cette « Révolution copernicienne » a introduit – à côté d’hypothèses discutables tel l’essai anthropologique mis en forme dans Totem et tabou [18] - une dimension inédite dans l’évaluation des structures des individus et des groupes sociaux. Il s’agit de tirer toutes les leçons de l’inconscient, à l’œuvre dans les rapports, complexes parce que contradictoires, entre le ça, le Moi et le Sur-moi [19].
Le débat sur la dimension sociale de la psychanalyse, développé par Erich Fromm, Wilhelm Reich et Herbert Marcuse, se poursuit aujourd’hui, tout en agitant l’actualité politique. Il est grand temps de passer collectivement à l’acte.
L’un des projets de Jean-Marie Vincent qui restent à accomplir est l’édition de ses textes consacrés à Adorno. Il l’envisageait comme une lecture à rebrousse-poil de cette filiation philosophique allemande : Kant, Hegel, Marx et les fondateurs de l’École de Francfort. La question clé qui guidait sa recherche concernait la contradiction insurmontable entre, d’une part, l’expérience sensible du monde et, de l’autre, le travail conceptuel pour nommer et saisir le monde.
Sa vision de l’héritage adornien n’a d’ailleurs pas tardé à entrer en friction avec les prolongations théoriques défendues par Jürgen Habermas, que Jean-Marie Vincent n’a cessé de soumettre à une critique plus ou moins virulente. Il lui reproche notamment d’interpréter Marx d’une manière réductrice et d’expulser ainsi l’analyse du salariat moderne de sa sociologie de l’action, entérinant une théorie non-conflictuelle de la démocratie.
Dans Sciences sociales et engagement [20], nous avons également rendu public l’actuel débat entre la philosophe new-yorkaise Nancy Fraser et Axel Honneth, directeur en poste de l’École à Francfort. Celui-ci porte sur le rapport entre, d’un côté, les luttes pour la reconnaissance de la différence et pour la dignité, et, de l’autre côté, les luttes pour l’égalité et la redistribution des richesses.
L’École de Francfort, qui ne s’est jamais présentée comme une chapelle académique close, a débouché sur une pluralité d’orientations et d’interprétations [21] ; il nous appartient d’actualiser les concepts qui nous semblent les plus prometteurs. Née du mouvement chaud du marxisme de l’entre-deux guerres, la Théorie critique a connu des actualisations en 1968 et en connaît encore ces dernières années.
Les principes qui ont guidé la réflexion de Jean-Marie Vincent peuvent contribuer à l’orientation théorique d’un mouvement émancipateur qui, malgré les succès notables remportés dans les mobilisations alter-mondialistes, se meut dans une crise qui fait penser à la crise perpétuelle de la société. Par fidélité à nos engagements politiques et à nos prises de positions théoriques, en hommage à l’apport de Jean-Marie Vincent, nous avons collectivement décidé de relancer la publication de Variations.





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Parmi les chercheurs liés à Variations qui s’inscrivent dans la filiation de la Théorie critique, on compte notamment Miguel Abensour, Alex Demiroviç, Estelle Ferrarese, Nancy Fraser, Oskar Negt, Alex Neumann, Lucia Sagradini, Jan Spurk, Enzo Traverso, Emmanuel Valat et Rainer Zoll. D’autres, comme Toni Andréani, Gilbert Achcar, Denis Berger, Michael Löwy, Michèle Riot-Sarcey et Michel Vakaloulis se réfèrent, chacun et chacune à sa manière, à des auteurs issus de l’École de Francfort.

[2Theodor Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 2001.

[3Jean-Marie Vincent, Critique du travail, PUF, 1987, p. 65 ; au sujet du concept de fétichisme chez Marx et Adorno voir aussi John Holloway, Change the World without taking Power, Pluto Press, 2002.

[4Henri Lefebvre, La Conscience mystifiée, Syllepse, 2000.

[5Jean-Marie Vincent, Un autre Marx. Après les marxismes, Page deux, 2001, p. 214.

[6Jean-Marie Vincent, op. cit.

[7Jean-Marie Vincent, préface à Antoine Artous, Marx, l’État et la Politique, Syllepse, 1999, p. 7.

[8Oskar Negt, Alexander Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung, Surkhamp, 1973.

[9Jean-Marie Vincent, ibidem, p. 11.

[10Denis Berger, Jean-Marie Vincent, Henri Weber, La Ve République à bout de souffle, Galilée, 1978.

[11Variations 4, Sciences sociales et engagement, Syllepse, 2003.

[12Voir Variations 2, L’Introuvable « troisième voie », Syllepse, 2001.

[13Jean-Marie Vincent, Critique du travail, PUF, 1987, p. 63.

[14Jean-Marie Vincent, « Face au parti ouvrier » in : Max Weber ou la démocratie inachevée, Le Félin, 1998 ; Robert Michels, Critique du Socialisme : contribution aux débats du XXe siècle (textes choisis par Pierre Cours-Salies et Jean-Marie Vincent), Kimé, 1993 ; Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Fayard, 2003.

[15Theodor Adorno, Soziologische Schriften I, Suhrkamp, 1997, p. 258.

[16« L’identité de l’individu est essentiellement son identité professionnelle et son identité au travail », Jean-Marie Vincent, « Rationalité et conduite de la vie », Sciences politiques n° 2-3, Kimé, 1993, p. 53.

[17Variations 3, Les Nouveaux Mythes du capitalisme, Syllepse, 2002.

[18Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1947.

[19Variations, 4, op. cit.

[20Sommairement, les trois termes décrivent la manière dont la conscience personnelle est travaillée par des désirs inconscients d’un côté, et par des autorités morales de l’autre. L’œuvre de Freud Psychologie collective et analyse du moi, Payot, 1951, a ouvert la voie à une interprétation sociale du phénomène, voir Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1998.

[21Alex Demiroviç, Der nonkonformistische Intellektuelle, Surkhamp, 1998.