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Jürgen Habermas et le travail

Le Travail dans l’histoire de la pensée occidentale

(coord. J. Spurk, D. Mercure), Presses Universitaires de Laval, Québec, p. 279-294, 2003




Le thème du travail est, chez Jurgen Habermas, très étroitement lié à sa lecture de Karl Marx et plus précisément aux critiques qu’il fait à ce dernier. Comme ses maîtres de la première école de Francfort, il reproche à Marx un certain économisme, mais il ne le fait pas à partir des mêmes considérations. Son point de départ est la critique de la loi de la valeur, élément qui n’est pas du tout secondaire dans la théorie de Marx. Dans sa première version, la critique se veut fondée sur des arguments empiriques : l’extension de l’intervention de l’État ferait peu à peu reculer la sphère de la valorisation. Dans des versions ultérieures, la critique de la loi de la valeur se veut la réfutation de l’entreprise marxienne de critiques de l’économie politique. Selon Habermas, Marx enferme sa pensée dans un paradigme de la production parce qu’il fait du travail le pivot du social, l’élément essentiel à partir duquel se manifeste la créativité humaine. Il y a selon lui dans cette conception du travail de profondes tendances réductrices. S’appuyant sur des textes hégéliens de la période de Iéna (avant La phénoménologie de l’esprit), il croit pouvoir développer une conception plus large des activités humaines. Le travail doit être complété par le langage et l’interaction, si l’on veut saisir la complexité des pratiques humaines.
L’agir, en fait, ne peut être dominé par le travail, car ce dernier est fondamentalement instrumental. Le langage et l’interaction au contraire sont liés à une riche production symbolique et à de nombreux échanges intersubjectifs. Surtout, c’est dans le langage et dans l’intersubjecdvité que se fait jour la raison pratique au sens kantien du terme. Habermas n’ignore évidemment pas que Marx, dans les manuscrits de 1844 [1]ou dans les thèses sur Feuerbach (1845) [2], donne une certaine extension à la notion de travail qu’il définit comme la vie productive (produktives Leberi) ou la vie générique (gattungsleben), mais dans cette extension le collectif et le normatif restent subordonnés à l’instrumental et au cognitif, c’est-à-dire à un paradigme de la production.
C’est en substance ce que Habermas reproche aussi à Max Horkheimer et à Francesco Paolo Adorno en partant d’un examen critique de la raison et en particulier du livre de Horkheimer Éclipse de la raison [3] (Zur kritik der instrumentellen Vemumft). Les deux figures de proue de l’École de Francfort croient pouvoir diagnostiquer l’étiolement, voire la disparition de la raison objective, c’est-à-dire la raison qui cherche des rapports satisfaisants entre les hommes et des relations apaisées avec l’environnement naturel. Il ne reste plus guère à l’œuvre dans le monde contemporain que la raison formelle ou raison instrumentale, raison qui après avoir combattu le mythe se transforme elle-même en mythe. Dans l’esprit de Habermas, il est clair que la notion de raison objective est trop chargée de présupposés métaphysiques pour que le problème de la raison instrumentale puisse être saisi lucidement. Cette dernière devient en quelque sorte, pour Horkheimer et Adorno, le bouc émissaire des maux qui assaillent la société. Ils en font une nouvelle mythologie de la toute-puissance de l’esprit humain qui mène l’humanité à la catastrophe à cause de son formalisme et de son objectivisme. Tout cela justifie qu’on se tourne vers une philosophie négative de l’histoire et que l’on rompe avec toutes les idéologies du progrès. L’horizon de l’émancipation disparaît peu à peu pour ne peut-être jamais plus se représenter.

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Intersubjectivité et subjectivité ne sont pas hiérarchiquement superposées. Il n’y a pas non plus de transparence dans la subjectivité comme dans l’intersubjectivité, ainsi que dans leurs rapports. Les relations de communication, en conséquence, ne sont pas entravées seulement par la violence et la tromperie, mais aussi par le clair- obscur des rapports entre le subjectif et l’intersubjectif. En même temps, cet entre-deux, ce manque de clarté à l’origine de beaucoup de malentendus, est un aiguillon essentiel de la communication afin de produire des points de vue ou des éclairages nouveaux sur les situations. Dans un tel cadre, il est difficile de parler d’une raison communicationnelle pure, et cela d’autant plus que pour dégager les conditions favorables à la communication, il faut utiliser la raison pure ou cognitive (au sens kantien). Il est en fait difficile de se rallier à l’idée d’une tripartition de la raison et il vaut sans doute mieux parler d’usages différentiels de la raison en fonction des circonstances. Cela revient à dire que la raison, sous ses différentes formes, n’est pas indépendante de son emploi dans des relations sociales.
Habermas n’ignore pas, bien sûr, cette insertion sociale de la raison, mais il croit ou veut croire qu’elle est surdéterminée par des logiques d’évolution et de variation propres à chaque configuration de la rationalité. Ces logiques sont des logiques de différenciation et d’universalisation, relativement autonomes les unes par rapport aux autres, parce que leurs évolutions ne sont pas concomitantes ou parallèles, parce que leurs domaines d’applicaüon sont différents. La rationalité instrumentale trouve ses sphères de prédilection dans l’économie (la division du travail) et dans les activités cognitives (la science). Pour sa part, la rationalité communicationnelle a un rapport privilégié à la sphère des normes sociales du monde social vécu et des politiques délibératives. La rationalité expressive se déploie, elle, comme exploration et rationalisation des moyens d’expression de l’objectivation artistique. Dans les évolutions historiques, il y a inévitablement des décalages et des déséquilibres dans les développements des configurations de la rationalité, leurs poids respectifs variant suivant les types de société et de contexte institutionnel. Les sociétés occidentales, en particulier, sont dominées par la dynamique de la rationalité instrumentale depuis plusieurs siècles. Toutefois, dans son sillage, les autres rationalités ont fait preuve également d’un grand dynamisme.
C’est à partir de cette analyse que Habermas pense possible une relance de la théorie critique, sur des fondements différents, il est vrai. Pour lui les relations communicationnelles tendent à se débarrasser peu à peu de leurs entraves particularistes, notamment dans le droit, pour se faire de plus en plus universelles. Il n’y a sans doute pas à en tirer la conclusion que la marche de la raison communicationnelle est irrésistible, spontanément irrésistible. Il faut au contraire bien voir en face les obstacles qui s’opposent à ce qu’elle devienne la raison directrice des relations sociales. Le principal obstacle tient au fait que les activités instrumentales les plus essentielles font système en intégrant individus et groupes sociaux à partir d’automatismes sociaux, en particulier les médias de pilotage comme l’argent et le pouvoir bureaucratico-administratif. Cette intégration systémique qui fait largement l’économie de la communication s’oppose radicalement à l’intégration sociale à partir de normes et de délibérations de plus en plus universelles. Or, les formes et modalités de l’intégration systémique tendent à envahir le monde de l’intégration sociale (par exemple des réglementations techniques qui se substituent à des normes). Les tendances à la colonisation du monde social vécu, pour reprendre la terminologie de Habermas, se manifestent avec beaucoup de force dans le domaine de la politique. La politique en tant que confrontation sur des objectifs à poursuivre collectivement est progressivement grignotée par les procédures administratives et le jeu bureaucratique des grandes organisations. C’est cela le danger principal pour les sociétés actuelles. Si ces dernières veulent éviter de perdre leurs capacités de réaction, elles doivent se donner les moyens de contrôler les mécanismes systémiques, non pas en prétendant les régenter, mais en limitant leur extension pour donner plus d’espace au délibératif et au normatif.
Si l’on suit cette conception, la conflictualité sociale se trouve considérablement déplacée. Elle est moins affrontement entre groupes sociaux qu’affrontement autour des institutions [4] et de leur fonctionnement. Un tel déplacement se fait naturellement au détriment de la lutte des classes - que celle-ci porte sur des ressources matérielles ou symboliques -, même si Habermas ne veut pas effacer les luttes revendicatives. Pour étayer cette position, à savoir la séparation entre monde symbolique et monde social vécu, il ne peut éviter de remettre en question la conception marxienne qui établit, certes, des discontinuités entre vie quotidienne hors du travail et participation à la production, mais dans un cadre unitaire. Selon Habermas l’unité des processus est analysée par Marx en termes hégéliens, un peu comme une sorte de phénoménologie des formes de la conscience ou plus précisément une phénoménologie de la fétichisation des formes de la marchandise « force de travail ». Le développement des formes objectivées (de la marchandise à l’argent) se présente comme des déductions dialectiques qui trouvent leur terme dans leur dissolution, sorte de réalisation de la Sittlichkeit hégélienne.
L’unité postulée se perd donc dans les brumes d’une sorte d’esprit objectif à la fois indéterminé et totalisant. La conception marxienne ne peut, à partir d’une telle théorisation, saisir la complexité des orientations de l’action, en particulier dans ses aspects communicationnels. Elle ne peut comprendre les conditions de coordination, tant les coordinations par des médias et des codes que les coordinations par des normes, les interprétations des normes et des procédures délibératives. La réification en tant que concept ne fait que relier de façon lâche des maux, des pathologies, des malaises présents dans la société, en particulier les problèmes qui naissent des crises de la tradition. La critique de l’économie politique est une entreprise en partie avortée parce qu’elle est restée prisonnière d’un héritage métaphysique.
Malheureusement pour Habermas, sa démonstration repose sur une lecture plus que discutable du fétichisme de la marchandise et de la dialectique de la forme valeur chez le Marx de la maturité. En effet, pour ce dernier, le fétichisme n’est pas de façon primaire un phénomène de conscience, mais un ensemble de manifestations d’objectivité sociale ou plus précisément d’objectivation et de pétrification de certaines pratiques sociales. Habermas n’ignore pas totalement cette thématique, puisqu’il l’aborde lui-même comme un problème propre aux formes d’objectivité chez Marx. Mais il l’évacue

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plus avec les objets sociaux qu’on ne vit avec les autres. Plus précisément, on vit son rapport avec les autres par l’intermédiaire des objets sociaux. Ce monde des marchandises techniques est d’autant plus prégnant, voire aveuglant, qu’il est animé et semble avoir une vie propre. L’argent fait circuler les marchandises dans une sorte de mouvement perpétuel, de renouvellement permanent. Il se présente de cette façon comme l’objectivité suprême, comme l’objet social qui permet tous les autres objets sociaux. Comme il incarne la communauté des marchandises présentes et à venir, il est aussi la rétribution symbolique suprême qui peut à chaque instant se transformer en usage, en consommation, ou encore en pouvoir sur les autres, notamment au travail, la communauté monétaire se superpose à la communauté des hommes, s’installe en elle pour la nier, en établissant entre les individus des rapports de valorisation-dévalorisation.
Depuis une centaine d’années, le monde enchanté de la marchandise produit même son propre double grâce aux inventions successives de la radio, du cinéma, de la télévision et des multimédias. Il valide lui-même par là son degré de réalité, son hyperéalité par rapport au monde purement sensible et matériel. La socialité des choses sociales est complétée par la socialité des sons et des images qui envahit tout le quotidien comme un prolongement, mais aussi comme un substitut de la vie ordinaire. On peut vivre dans le monde des médias comme dans le monde des objets techniques puisque les médias utilisent à merveille les techniques les plus perfectionnées en jouant même sur le virtuel et en bouleversant les données spatiales et temporelles. La vie présentée par les médias offre aux acteurs sociaux des possibilités d’identification, identification aux héros vantés par les médias (vedettes de l’écran, du sport, de l’économie, de la politique, voire des faits divers, etc.) et par conséquent identification aux critères de la réussite sociale propagés par les médias dominants comme la télévision. Les vedettes de la presse ou de l’écran servent souvent de modèles de valorisation, de paradigme du paraître. On les incite à participer à des jeux, à des concours, à des reality shows pour obtenir une consécration du pauvre, une valorisation éphémère (pour la plupart des gens concernés) qui compense la dévalorisation ressentie au quotidien.
L’imaginaire des individus, comme l’imaginaire social, est pris dans les rets d’un univers médiatique omniprésent qui se donne comme le seul possible parce qu’il prétend être tous les possibles, d’où l’importance de la science-fiction et des utopies technologiques. La culture elle-même se fait culture médiatique véhiculant les ressources et les schémas de la publicité, laquelle fait la promotion de sa propre Weltanschauung. L’ensemble du champ intellectuel est de plus en plus contaminé par les modes de pensée, les torsions imposées à la réalité par les médias. Les intellectuels qui donnent le ton sont de plus en plus les intellectuels médiatiques, c’est-à-dire ceux qui fonctionnent sur le mode de la valorisation médiatique, qu’ils soient universitaires, journalistes ou écrivains. Les idées qui dominent sont les idées qui peuvent être reçues et acceptées par les appareils médiatiques, celles qui cadrent avec leurs stratégies de marketing. Les idées prisées sont conditionnées comme on conditionne des marchandises pour s’abattre ensuite d’en haut sur la masse de ceux qui croient qu’on leur offre les moyens de comprendre le monde. On est face, comme le dit Günther Anders [5], à une sorte de deuxième platonisme, à un platonisme médiatique. La compétition des idées subsiste, sans doute, mais elle est biaisée, parce que certaines idées ou certains concepts sont dotés à l’avance de plus de poids que les autres. Il y a prime au conformisme et refoulement permanent de la pensée critique sous les couleurs du pluralisme médiatique.
Ce qui vaut pour les idées vaut a fortiori pour les opinions, parce que ces dernières sont plus volatiles, plus réactionnelles et qu’elles ont moins de consistance. En employant les méthodes du marketing, on peut facilement les décontextualiser, les réduire à des opinions qu’on peut étiqueter et classer selon leur importance, leur degré de pertinence ou leur décalage par rapport à ce qui est conforme au fonctionnement du monde marchand. Leur sommation dans les sondages tend à faire oublier que les opinions sont émises par des individus massiiiés, isolés par rapport aux machines médiatiques. Les opinions telles qu’elles sont enregistrées et estampillées sont ensuite renvoyées vers ceux qui sont censés en être les porteurs. L’émission et la circulation des opinions s’avèrent proprement aseptisées.

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[1K. Marx (1818-1883), Ôkonomisch-philosophische Manuskripte aus dm Jahre 1844, dans Marx-Engels Werke (MEW), Berlin, Dietz, vol. 1, 1968, p. 465-590.

[2K. Marx (1818-1883), « Thèses de Feuerbach », dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, Éd. du Progrès, 1981.

[3M. Horkheimer, Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974. (Trad. de J. Debouzy.)

[4Voir à ce sujet J. Habermas, Zur Rekonstruktion des hislorischen Materialismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975.

[5G. Anders, Die Antiquiatheit des Mensechen 2, C. H. Beck München, Becksche Reihe, 2002.