site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La barbarie des rapports sociaux

Variations

n° 5, "Barbaries, résurgences, résistances", p. 19-20, mars 2005




Après Auschwitz, Hiroshima, le goulag, on sait que les sociétés humaines recèlent en elles beaucoup de tendances à la barbarie. Mais c’est une imposture théorique que de renvoyer cela à la nature humaine, car la barbarie est bien produite dans des rapports sociaux et par des individus mutilés au sein des rapports sociaux.
Aujourd’hui ce sont des rapports sociaux capitalistes qui produisent et reproduisent la barbarie à l’échelle planétaire, dans le cadre d’une société mondialisée. Malgré toutes les déclarations et litanies sur les droits de l’homme et la progression de la démocratie, le monde vit, en effet, en état de guerre permanente. Le symbole le plus éclatant en est l’expédition coloniale menée par les États-Unis en Irak et leur intervention en Afghanistan quelque temps auparavant. Tout cela se fait au nom de la lutte contre le terrorisme, notion particulièrement élastique qui permet de faire l’amalgame entre des combats très différents dans leurs motivations et leurs méthodes (du terrorisme islamiste à des luttes de libération nationale). L’ubiquité du terrorisme ainsi défini permet aux grandes puissances de faire du monde une arène où elles se donnent le droit d’intervenir en toutes circonstances et en tous lieux, prétendument pour se défendre. La menace qui viendrait du terrorisme justifie en outre la restriction des libertés, la mise en œuvre de lois d’exception utilisables contre toutes les couches jugées dangereuses par la classe dominante et ses services de police à l’intérieur de pays qui se prévalent de la démocratie.
La chasse aux terroristes et au terrorisme international devient en fait un prétexte commode pour éluder les problèmes posés par la mondialisation capitaliste, pour essayer de refouler, de retenir, de masquer les inégalités croissantes entre le Nord et le Sud et les polarisations croissantes au sein de chaque société. Une minorité de plus en plus riche, qui se constitue peu à peu en classe dominante transnationale, accapare de plus en plus de ressources, de pouvoir, en saccageant l’environnement naturel, en semant la destruction et la mort chez les déshérités. Le capital ne se soucie pas de développer équitablement les différentes parties du monde, son objectif obsessionnel est sa reproduction élargie sans égard pour les hommes qui, pour lui, sont essentiellement un matériau. L’accumulation du capital, machinerie sociale située en extériorité par rapport à ceux qui en sont les supports, se poursuit aveuglément, sans se laisser arrêter par les catastrophes qu’elle sème un peu partout. C’est là que la barbarie des rapports sociaux trouve son origine.
Le fonctionnement du capital à travers le mouvement des « abstractions réelles » (cristallisations sociales et dispositifs chosifiés) que sont le marché, l’argent, les différentes sortes de capitaux, s’empare des hommes et de leurs relations. Il faut se valoriser (ou être dévalorisé) dans le mouvement de la valorisation. Ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre sont en permanence contraints de garantir leur « employabilité » au capital qui les confronte sans cesse à de nouvelles exigences et performances. La majorité des salariés sont aussi des chômeurs en puissance, du capital variable en sursis, un facteur de production périssable et remplaçable.
Les autres, les administrateurs et les fonctionnaires du capital ne peuvent continuer à jouir de leur situation privilégiée que s’ils se font les extracteurs zélés de la plus-value et arrivent à bien se placer dans la concurrence des multiples capitaux. Ils se doivent, entre autres, de participer à la reproduction du rapport social de production, en favorisant la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire de forces de travail multiples et flexibles, mais fragmentées et soumises à la concurrence sur les marchés du travail.
En effet, les capitalistes et leurs soutiens ne sont pas que des investisseurs et des gestionnaires de l’économie, ils sont ceux qui interviennent avec constance pour maintenir ou recréer l’infériorisation culturelle, cognitive et politique des couches défavorisées qui représentent le matériau de la force de travail globale. Pour cela, il faut que les inégalités d’accès à la culture, aux capacités d’apprendre, à la reconnaissance sociale soient systématiquement recréées, voire amplifiées par ces institutions.
Les capitalistes cherchent à écraser symboliquement, à disqualifier à leurs propres yeux ceux qu’ils oppriment et exploitent. En même temps, il leur faut vanter leur supériorité, encenser ce qu’ils font et transfigurer les fétiches du capital (des marchandises aux objets sociaux issus de la technologie) pour abolir toute distance critique par rapport à ces dernières et à la dynamique générale qui les sous-tend. Il ne doit pas y avoir de réflexivité des rapports sociaux par rapport à eux-mêmes, par rapport à leur fonctionnement et à leurs effets sur les hommes et sur la nature. C’est là qu’on peut trouver la matrice de la barbarie quotidienne ordinaire et de la barbarie planétaire (ou de la globalisation barbare) qui saccage l’avenir de l’humanité et qui, si on ne l’arrête, conduira à sa destruction.
Une des formes les plus dangereuses de la barbarie actuelle est celle qui essaye de persuader le plus grand nombre que la transformation des rapports sociaux est impossible, alors qu’elle n’a jamais été aussi nécessaire.

Mars 2004





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)