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Préface

Hasan Elmas, Europe-Turquie : une relation compliquée

p. 5-6, Ed. Syllepse, 1998




Le livre de Hasan Elmas est un livre important parce qu’il combat avec efficacité des idées trop facilement reçues sur la Turquie contemporaine, c’est-à-dire l’État et la nation qui sont nés sur les ruines de l’empire ottoman. Hasan Elmas revient peu sur le kémalisme original - ce n’est pas directement son propos -, mais il nous en fait comprendre les contradictions et la fragilité. Mustapha Kemal, et avec lui une partie des officiers de son armée, ont voulu faire de la Turquie une nation moderne. En réalité, ils n’ont pu mener leur projet à bien, parce qu’ils ont essentiellement agi par en haut et par la coercition. Ils se sont efforcés de mettre fin à l’emprise de l’islam sur la vie publique en faisant s’abattre une répression extrêmement dure sur les milieux religieux les plus réactionnaires. Ils ont laïcisé l’État, introduit des codes juridiques modernes inspiré et posé à partir de l’intervention de l’État les bases d’une industrie moderne. Ils n’ont pourtant pas transformé aussi profondément qu’ils le croyaient la société ottomane. À partir de la mort d’Atatürk (1938), les tensions ont commencé à monter au sein de la dite société pour se manifester au grand jour au début des années cinquante. La bourgeoisie a voulu desserrer le carcan de l’étatisme kémaliste pour pouvoir spéculer et accumuler plus librement, ce faisant elle a suscité de fortes oppositions ouvrières. Elle a en outre réintroduit la religion dans le débat pour en faire une arme contre l’idéologie républicaine et laïque ouverte à des aspirations démocratiques (malgré l’autoritarisme kémaliste).

Comme le montre très bien Hasan Elmas, l’armée, dans ce nouveau contexte, tout en se réclamant haut et fort de l’héritage d’Atatürk, s’est surtout comportée en force d’ordre en raison de son intégration progressive dans le développement du capitalisme turc. Elle a, certes, combattu les excès de l’islamisme, mais elle a en même temps favorisé l’islam comme facteur d’ordre et de conservation. Elle n’a, par contre, montré aucune faiblesse dans la répression du mouvement ouvrier et de l’extrême gauche, recourant souvent, trop souvent à des incarcérations arbitraires et à la torture. C’est elle aussi qui a systématiquement développé une idéologie nationaliste à connotations expansionnistes et combattu par tous les moyens, y compris une guerre inavouée les aspirations des Kurdes à l’autonomie. Contrairement à une légende tenace, l’armée intervient périodiquement, non pour sauver la démocratie, mais bien pour empêcher qu’elle ne s’étende trop loin. Les pressions exercées pour faire tomber le gouvernement Erbakan semblent aujourd’hui contredire cette analyse, mais à y regarder de plus près, on voit bien que les militaires ont voulu stopper le noyautage des institutions par les islamistes du Refah qui, à terme, risquent de mettre en question l’hégémonie de l’armée sur l’État et ses appareils. On peut penser qu’accessoirement, les chefs militaires ont voulu réagir contre une corruption devenue trop voyante et aussi refaire leur unité contre des infiltrations islamistes. Dans tout cela, le sort de la démocratie sous tutelle n’était pas, et de loin, leur première préoccupation.

Le livre de Hasan Elmas, minutieux dans ses démonstrations, fait toucher du doigt à quel point les problématiques de la modernisation et du dépassement des archaïsmes sont inadéquates pour traiter de la réalité turque. Dans ses relations avec l’Europe notamment, la Turquie n’est pas une puissance arriérée à qui il faudrait faire la leçon pour lui donner ensuite la permission d’entrer dans l’Union européenne. C’est en fait une puissance régionale, dotée d’une économie dynamique qui s’insère dans les relations internationales en fonction d’intérêts régionaux et en fonction de ses équilibres internes (le nationalisme est un ciment politico-idéologique de grande importance). Hasan Elmas, dans cette perspective, montre avec pertinence que le conflit gréco-turc à propos de Chypre et des îles de la mer Égée n’est pas qu’un reliquat du passé, mais un conflit grave, tout à fait enraciné dans le présent et toujours lourd de menaces graves. Il montre en outre que pour mettre fin aux périls dans cette partie du monde, il ne suffit pas de mettre en avant la thématique des droits de l’homme et de la reconnaissance des droits du peuple Kurde. Au fond, comme le démontre Hasan Elmas, rien d’essentiel ne pourra être obtenu dans cette région du monde sans une avancée décisive de la démocratie en Turquie, sans une avancée des opprimés et des exploités, bridés par des structures autoritaires depuis trop longtemps.


Source : exemplaire personnel





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(1934-2004)