site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Le sujet et l’individu

Futur antérieur

n° 6, août 1991


[Ce texte reparaîtra dans Le Gai renoncement. L’affaiblissement de la pensée dans les années 80, supplément de la revue Futur antérieur, L’Harmattan, 1991]



Le livre d’Alain Renaut « L’ère de l’individu, contribution à une histoire de la subjectivité » [1] est un ouvrage qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Les thèses qu’avance l’auteur sont en effet formulées clairement et vigoureusement ; elles sont le plus souvent étayées par des arguments sérieux et par une érudition indéniable et maîtrisée. On peut franchement reconnaître qu’Alain Renaut fait, de façon originale, oeuvre d’historien de la philosophie bien au delà de certains schémas devenus traditionnels. Il y a toutefois un contraste étonnant entre la subtilité de certaines démonstrations, la pertinence de certains questionnements d’une part, et d’autre part, la minceur des résultats présentés à la fin de l’ouvrage : l’idée d’une éthique de la réflexion fondée sur une pré-compréhension éthique qui, dans un cadre de finitude radicale des sujets, serait une donnée incontournable et en tant que telle la condition de possibilité d’horizons de sens pour penser l’agir. Les sujets agissant en tant que sujets finis ne pourraient, certes pas, poser des valeurs absolues, mais ils pourraient se donner des projets éthiques, s’affirmer ainsi responsables et passer par là de l’hétéronomie à l’autonomie, de l’immanence à la transcendance finie de principes éthiques régulateurs révisables. Pour Alain Renaut, cette éthique de la réflexion permettrait de rompre avec toute idée du sujet pratique comme sujet transcendantal et par conséquent permettrait de ne pas revenir sur des aspects positifs de la critique heideggérienne du subjectivisme, sans revenir non plus sur un acquis kantien de la recherche d’une loi morale universalisable à partir de projets éthiques.

Alain Renaut paraît ainsi se situer à égale distance d’un Heidegger à qui son anti-subjectivisme ferait ignorer ou récuser toute pensée éthique et d’un Kant qui n’a pas su étendre explicitement au domaine de l’éthique la pensée de la finitude qui se fait jour au niveau de la raison pure. Mais il faut faire attention au fait qu’A. Renaut n’entend pas faire oeuvre éclectique, mais au contraire entend développer la thématique d’un « cogito criticiste » fini. C’est pourquoi, pour comprendre son entreprise, il apparaît indispensable de bien cerner la lecture qu’il fait des limites de Heidegger point de départ de son retour partiel à Kant. A. Renaut admet que Heidegger dans « Kant et le problème de la métaphysique » a bien vu le rôle du spontané [et de ?] l’imaginaire transcendantal dans la connaissance, mais il croit pouvoir affirmer que Heidegger élimine définitivement le sujet et il voit là l’origine des défaillances de la pensée heideggérienne. D’avance il est décrété que le « Dasein » n’a plus rien à voir avec le sujet alors que Heidegger montre qu’il est, entre autres, rapport à soi (Selbstbeziehung, sich zu sich Verhalten), à travers la médiation du langage et des structures de l’être dans le monde. Le « Dasein » est à l’opposé du sujet de l’introspection ou de la séparation fétichiste entre intériorité et extériorité dans les termes cartésiens de la « res extensa » et de la « res cogitans ». Il n’est pas immédiateté de la conscience de soi, mais au contraire unité de spontanéité et de médiateté dans son rapport à soi et au monde. Ce que « Sein und Zeit » montre bien, c’est la concomitance du subjectivisme et de l’objectivisme et donc la nécessité pour dépasser le subjectivisme de critiquer en même temps l’objectivisme, c’est à dire la transformation de l’objectivité (les étants sous la main pour employer la terminologie de Heidegger en objectification (les étants mis hors de ma relation au monde, de mon être dans le monde). L’objectivisme qui résulte de cette objectification instaure effectivement un monde extérieur dépouillé de son aspect relationnel (au « Dasein », au sujet), ce qui permet par contrecoup l’instauration d’un monde mental qui ne se vit pas dans ses connexions au monde et aux autres. Le rapport à soi devient le rapport d’une conscience au monde extérieur et à elle-même comme son propre objet. La conscience imprime aux objets le caractère d’une objectivité purement externe pour mieux pouvoir les réduire à l’état de matière première ou de champ d’action, courant ce faisant le danger de se perdre dans ce qu’elle croit maîtriser.

La polarité sujet objet se trouve privée par ce jeu de la conscience de soi d’une grande partie de sa richesse et de sa complexité et l’autorelationnalité du sujet avec ses médiations se retrouve, elle, appauvrie et portée par là à néantiser la réalité extérieure pour se sortir de l’engluement dans les choses. Heidegger, en ce sens, a raison de signaler le fait que le « Dasein » peut être victime de véritables réductions subjectivistes et objectivistes de son être dans le monde. L’authentique, c’est à-dire la relation privilégiée du « Dasein » à l’être, son être dans le-monde comme marqué par la donation de sens, cède la place à l’inauthentique, c’est à dire à l’occultation du caractère relationnel du sujet et du monde. Les systèmes de représentation et de catégorisation substantifient ce qu’ils appréhendent et s’interdisent toute réflexion sur les catégories existentiales primaires qui permettraient de saisir le surgissement et la formation de représentations subjectivistes et de catégorisations objectivistes. Dans la pensée, c’est le triomphe de l’ « Erkenintnistheorie », de la formalisation théorique qui ne s’interrogent pas sur leurs propres fondements et limitent leurs rapports au monde. On peut, bien sûr, mettre en question la mystique de l’être chez Heidegger, liée à une certaine conception de la différence entre l’ontologique et l’ontique, mais on ne peut nier l’intérêt et la portée des questions implicites dans tous ces développements : dans quelles conditions le « Dasein » est il constitué en sujet ? Quelles sont les modalités de son être dans le monde ?

La véritable faiblesse de Heidegger, en réalité, est de ne pas poser simultanément la question de la constitution de l’intersubjectivité, car il n’y a pas de subjectivité sans intersubjectivité, pas de constitution du sujet sans qualification des relations intersubjectives. Le rapport à soi est rapport au monde et rapport à l’autre, présence dans le sujet du monde et de l’intersubjectivité. Comme l’a très bien vu Wittgenstein le solipsisme lui même a une dimension intersubjective : pour s’isoler il faut précisément s’abstraire des rapports au monde et aux autres. Il faut ajouter que le rapport au monde et aux autres, comme le rapport à soi même, passent obligatoirement par le langage et par des jeux de langage. Heidegger n’ignore pas le rôle du langage pour l’être dans le monde, ni l’importance du « Mitsein » (l’être avec) pour le « Dasein », mais il ne les thématise pas véritablement et ne les fait donc pas entrer dans sa théorisation. Le souci comme structure fondamentale du rapport à soi et au monde est conçu essentiellement en termes monologiques subjectivistes, c’est à dire en dehors de ses caractéristiques interexistentielles et communicationnelles, comme l’a très bien montré Thomas Reutsch [2].

Le pouvoir être soi même, le projet n’ont pas de dimensions dialogiques intersubjectives, mais sont au contraire placés sous la seule perspective de l’être pour la mort. Ce solipsisme inavoué, mais bien réel, a pour conséquence de rendre unilatérales les analyses sur l’authenticité et sur la déchéance dans le « on » (man). L’authenticité est recherchée dans un esprit de décision solitaire qui soupçonne dans l’autre l’indécision et l’assoupissement dans la « Vorhandenheit » (les étants pris comme pure extériorité simplement donnée). La critique heideggérienne du subjectivisme et de l’objectivisme perd ainsi une partie de sa portée positive, car elle laisse dans l’ombre les conditions d’apparition intersubjectives de l’objectivisme, du subjectivisme, et de la fétichisation du réel. Dans ce cadre l’historicité ne peut que rester abstraite et devenir de façon simplificatrice pure histoire de l’oubli de l’être.

A. Renaut qui n’a pas essayé de pousser plus avant l’analyse du curieux anti subjectivisme de Heidegger, ne se pose pas vraiment la question de la constitution du sujet dans son contexte intersubjectif. Il postule simplement que le sujet comme rapport à soi a besoin de l’intersubjectivité et ne se préoccupe apparemment pas de la présence de l’intersubjectif dans tous les moments essentiels de la vie subjective. Pour lui, le sujet doit viser l’intersubjectivité, sortir de lui même pour s’ouvrir à elle. Là aussi l’historicité du sujet ne peut être totalement restituée, c’est à dire saisie avec toutes les articulations et médiations qu’elle comporte (sujet intersubjectivité socialité). C’est pourquoi on ne peut s’étonner qu’A. Renaut s’en tienne finalement à une grille d’interprétation relativement simple : le sujet autonome (à venir) contre l’individu hétéronome prédominant aujourd’hui. L’individu hétéronome est le sujet individualiste du repliement sur soi, tandis que le sujet autonome est celui qui entretient des rapports avec les autres conformément à une visée éthique et à une perspective humaniste. L’individualisme est donc monadique, et A. Renaut, à travers une analyse fouillée de l’oeuvre de Leibniz étudie la formulation théorique de cet individualisme qui privilégie l’indépendance (par rapport aux autres). Il n’y a pas dans ce cadre de limitation réciproque des volontés, mais harmonie pré établie, mise en ordre du monde par une main invisible. Ce qui deviendra plus tard systématisation du monde et philosophie de l’histoire (par exemple chez Hegel).

Selon A. Renaut cet individualisme monadique qui conduit à des théodicées (le sens caché de l’histoire) trouve une première mise en question dans la philosophie fichtéenne qui affirme qu’il ne peut y avoir conscience de soi sans position d’un monde et sans ouverture à ce monde et à autrui. Les volontés doivent se reconnaître réciproquement et se limiter dans leurs prétentions les unes par rapport aux autres pour devenir des libertés acceptées intersubjectivement. En d’autres termes, les rapports entre volontés doivent être organisés, régulés par un système du droit car c’est seulement dans un tel cadre que les volontés peuvent se donner à elles mêmes leur propre loi, tout en reconnaissant les autres dans leur liberté. Mais A. Renaut constate que cette conception de « l’individualité réciproque » (Fichte) n’a pas fait véritablement école et que la dérive individualiste est restée prédominante dans la théorie malgré la remarquable percée kantienne et fichtéenne. La philosophie hégélienne centrée sur l’auto déploiement de la substance en serait le plus évident témoignage tout comme la décomposition empiriste du sujet en succession d’impressions (à partir de Hume). Selon A. Renaut, Hegel parachève l’individualisme moderne en historicisant la monadologie de Leibniz. Il y a destitution du sujet, puisque le véritable sujet, à travers la ruse de la raison, se révèle être un sujet collectif (le système, l’esprit objectif). L’individu ne s’en trouve pas pour autant dévalorisé, puisqu’à travers ses actes et ses comportements se manifeste la rationalité de l’histoire et du monde. L’écart, les exceptions individuelles se trouvent ainsi intégrées dans des processus significatifs ou supposés significatifs du point de vue historique. L’individu peut être à la fois lui même et autre chose que lui même.

Cette présentation de la philosophie hégélienne comme destitution du sujet laisse toutefois de côté certains de ses aspects essentiels, notamment toute la réflexion sur le rapport à soi de la conscience de soi qui ne peut se réaliser qu’à travers la médiation du rapport au monde et à l’autre conscience. De fait, la philosophie hégélienne n’ignore ni l’interaction, ni l’intersubjectivité, ni non plus la portée du langage et du travail dans le rapport au monde, et il est tout à fait unilatéral de ne la considérer que sous l’angle du dépassement du sujet. Sa difficulté à cerner les modalités de la constitution du sujet réside dans le fait qu’elle reste enfermée dans les limites de la conscience de soi et qu’elle conçoit le monde et l’autre en termes d’extériorité où la conscience se perd pour se retrouver comme autorelationnalité infinie. Pour autant, il est faux d’attribuer au système hégélien la rigidité d’une harmonie préétablie, il faut au contraire l’interpréter comme un immense effort pour intégrer la diversité, la variabilité des relations des hommes entre eux et au monde. De ce point de vue, la rupture entre Hegel d’une part, Kant et Fichte d’autre part, est beaucoup moins éclatante que A. Renaut ne veut bien le dire. On trouve en effet chez eux la même volonté de saisir la subjectivité comme activité qui ne doit pas se laisser prendre dans les pièges de l’objectivisme et doit les surmonter. Il faut donc se dire que l’opposition construite par A. Renaut entre individualisme et thématique du sujet est tout à fait forcée. En réalité, on est en présence non d’oppositions tranchées, mais d’oscillations autour du problème du rapport à soi et de la constitution du sujet, en essayant de lui trouver des réponses à partir de la conscience et de sa réflexivité. Le sujet constitué sur ces fondements, c’est à dire dans et par l’occultation de la présence de l’intersubjectivité en lui même ne peut éviter de tomber dans la pente de l’individualisme, même si on lui attribue une vocation à l’autonomie.

Cette propension à l’individualisme ne relève évidemment pas des seuls déficits théoriques de la philosophie classique, mais surtout des modalités concrètes de constitution des sujets, c’est àdire de l’insertion du « Dasein » comme condition de possibilité du sujet dans des rapports intersubjectifs déterminés, insérés euxmêmes dans des rapports sociaux déterminés. En d’autres termes, l’ensemble des structures du monde de la vie (Lebenswelt) agissent et réagissent sur les sujets pour les amener à se modeler d’une certaine façon. La socialité « économie, la politique, le droit notamment), l’intersubjectivité (les relations entre les je, tu, nous, vous structurées par le langage) délimitant en effet l’espace dans lequel le sujet peut se mouvoir, balisent les parcours qui peuvent être les siens, autorisent ou interdisent certaines relations, donnent des caractéristiques bien précises aux connexions avec le monde. Il faut en particulier être très attentif aux modalités d’union, de réunion induites par socialité et intersubjectivité et, bien entendu, aux modalités de mise en retrait ou à l’écart des sujets. Socialité et intersubjectivité reposent sur des liens et des liaisons multiples, mais elles peuvent connaître aussi des discontinuités et des ruptures. De ce point de vue, il n’est pas secondaire de constater que depuis l’ère capitaliste socialité et intersubjectivité sont profondément marquées par des dispositifs de séparation qui renvoient à la forme valeur prises par les activités humaines concurrence sur les marchés du travail, soumission à la technoscience comme instrument de valorisation du capital. Les sujets échangent des valeurs abstraites et deviennent eux mêmes des valeurs de ce type les uns pour les autres. Tout cela se répercute, entre autres, sur l’intersubjectivité qui devient une sorte de marché où les sujets subordonnent dans une large mesure leurs échanges symboliques, affectifs et expressifs à des échanges de valeurs et à la recherche de leur auto affirmation comme porteur de valeurs. L’unité, l’identité des sujets leur sont données dans les processus de valorisation, et l’illusion de la présence à soi est largement fonction de la maîtrise dont on fait preuve dans les compétitions valorisantes et dans la manipulation du monde de l’objectivité.

Sur cette toile de fond, le subjectivisme et l’objectivisme spécifiques du monde moderne deviennent plus compréhensibles. Les sujets individus perçoivent les étants comme matérialité exploitable en ignorant leur propre relationnalité à ces objets. Ils créent ainsi un objectivisme à double détente, un objectivisme des soubassements matériels des activités humaines, un objectivisme des produits du travail humain ayant la forme marchandise (ce qui gomme les relations sociales à l’oeuvre dans la production). Dans ce cadre, le monde des étants ne peut être conçu comme multiplicité de champs relationnels du « Dasein ». Il devient un monde de l’objectivité à sens unique et en même temps il se fait aplatissement des différences dans les modalités d’apparition des étants (les modalités de leur visibilité et de leur invisibilité). Cet objectivisme ne peut évidemment appréhender les relations au monde et dans le monde, il trace en fait les configurations d’un monde fantasmagorique à l’aide de représentations subjectives de l’objectivité hantées par la recherche de la valorisation. Dans ce contexte, le sujet ne peut être déploiement de relations multiples, assumées en tant que telles. Quand il pense, il soliloque la plupart du temps, et cela même quand il croit dialoguer avec son environnement et avec les autres, parce que le penser porte essentiellement sur des agencements et des dispositifs qui orientent la connaissance et l’action vers des objets substances et vers des autres conçus comme des parties contractantes ou comme les moyens d’actions stratégiques pour maîtriser les conditions de sa propre mise en valeur. Le rapport à soi du sujet ne se médiatise qu’avec ses propres représentations des étants et des autres ; « nolens volens » il place sa relationnalité au monde sous le signe de l’identification (la conceptualisation comme identification) et se met dans une position d’indifférence par rapport aux relations qu’il entretient ou croit développer avec ce qui entre dans son champ d’activité. L’autre et les objets deviennent interchangeables dans la mesure où ils sont appréciés au premier chef comme vecteurs de valeurs, ils prennent en même temps la consistance de l’extériorité. Subjectivisme des représentations, extériorité du monde et des autres, le sujet se constitue dans le cloisonnement et dans la fermeture par l’exclusion et la négation toujours recommencées de ce qui nourrit réellement son activité. Il lui faut sans cesse se mettre en scène comme sujet maître de lui même, sûr de son identité alors qu’il vit dans l’occultation d’une partie importante de ses connexions au monde, donc dans le déséquilibre et le malaise. Pour la conscience de soi du sujet cloisonné, la reconnaissance de l’autre comme la reconnaissance par l’autre deviennent des problèmes permanents parce que l’intersubjectivité est mutilée ou niée. Le sujet, le plus souvent contraint au monologue, se fait forcément individu (au sens où l’entend A. Renaut) dans la plupart de ses comportements et manifestations.

Tout cela fait qu’il faut prendre avec beaucoup de précautions la thèse A. Renaut sur Nietzsche comme théoricien de l’individu sans sujet, c’est à dire comme théoricien qui aurait renoncé à saisir le sujet comme rapport à soi et aux autres. On peut, certes, constater que Nietzsche démasque la conscience de soi comme illusion, mais ce qui lui importe surtout c’est de montrer, sinon l’impossibilité, du moins le caractère insupportable de certaines formes de raison (raison calculatrice et logocentrisme, idéal ascétique et répression de la nature dans le sujet). L’individu sujet n’est pas essentiellement un « cogito », comme une grande partie de la tradition philosophique veut le faire croire, mais avant tout un sujet souffrant enfermé dans une unité qui lui fait violence et qui retourne une grande partie de ses forces contre lui même. Il faut comprendre en particulier que les principes d’individuation (pour reprendre la terminologie nietzschéenne) l’auto conservation par la négation de soi, la réduction de l’inconnu et du non identique à du connu et à du déjà identifié, soumettent l’individu sujet à des processus de nivellement et d’aplatissement des aspérités de la vie. Il ne voit pas vraiment le monde et lui même alors qu’il croit être à la recherche ou en possession de la vérité.

Tant que la raison humaine trouve son fondement en Dieu, tant que le rapport à soi de la conscience peut se dépasser dans l’Infini, l’enfermement de l’individuation dans les limites d’une raison mystificatrice peut se reproduire sans trop de difficultés. La situation change radicalement, quand il apparaît que « Dieu est mort », qu’il ne garantit plus les produits de la raison et l’Infini de la conscience de soi. Les institutions humaines apparaissent alors dans toute leur médiocrité, dans leur méfiance par rapport à l’exubérance de la vie. Aussi bien Nietzsche oppose t il à rindividu sujet écrasé et. qui écrase en même temps, la fiction du surhomme qui vit selon la volonté de puissance et fait éclater la façade du sujet prétendument unitaire et adapté au monde. Il dresse par là le constat que la détermination de l’homme, sa destination ne passe plus par la tradition et par la conformité à un sens octroyé, mais par l’autodétermination ou l’autodestination. En même temps il montre, que l’autodestination n’est pas possible si l’on se soumet aux valeurs et à la culture de l’ère bourgeoise croyance à un progrès indéfini, fascination pour le progrès technique et économique, acceptation de l’égalisation quantitative du qualitativement inégal dans les échanges sociaux.

A ces considérations, il faut ajouter que Nietzsche (qui n’était guère effrayé par les antinomies et les contradictions) aborde aussi la thématique du sujet en donnant une interprétation subversive de Jésus comme anarchiste moral qui remet en question l’ordre éthique du monde, l’ordre des Églises et des prêtres et de façon préventive le christianisme comme religion établie. Selon Nietzsche, Jésus se tourne vers l’intériorité, non pas pour s’y complaire, mais pour lui faire quitter ses limites par la proclamation de l’amour inconditionnel du prochain, ce qui fait tomber toute idée de loi et d’organisation théocratique et surtout transforme complètement la notion de royaume des cieux. Celle ci ne se situe plus dans des lieux et un avenir indéterminés, mais bien dans l’esprit de tous ceux qui pratiquent l’amour du prochain. Pour reprendre le terme de R. Bultmann, il est « présent eschatologique ». Jésus le crucifié n’est pas mort sur la croix pour le salut de tous, puisque le salut est possible pour chacun par l’amour, mais parce qu’il a délibérément secoué et ébranlé le confort médiocre du conformisme religieux [3].

Sans doute faut il se garder de penser que Nietzsche s’identifie vraiment au « crucifié » (pas plus qu’au surhomme d’ailleurs), mais on peut avancer qu’à travers cette analyse sauvage (faite contre le Christ des évangiles), il lui était possible d’explorer une voie de sortie hors d’une subjectivité confinée. Plus précisément il se donnait les moyens de poser la question des rapports entre les sujets au delà des relations prédéterminées par le logocentrisme (le pur esprit calculateur) et l’hétéronomie des pratiques. Le surhomme et le crucifié sont en quelque sorte des figures paradigmatiques chargées de montrer non pas que le sujet n’existe pas, mais qu’il est mensonge dans ce qu’il dit, fait et prétend être. Le sujet selon Nietzsche est en crise permanente et ne peut être réduit à des forces sans raisons, à des productions d’intensité à directions multiples. La volonté de puissance, figure également paradigmatique, n’est pas une réalité substantielle pour lui, un ensemble de pulsions qui cherchent des exécutoires et ne font que traduire l’inexistence ou le caractère purement illusoire de la conscience de soi, mais bien en négatif le refus de la soumission, la dé spiritualisation de la raison, sa mise en relation avec ce que la pensée a de non rationnel (mimesis, hybris), donc de non logo centrique.

Les développements nietzschéens sur les antinomies du sujet (et de l’individualisme qui l’accompagne inévitablement) ne constituent pas une véritable théorie du sujet, mais ils ont valeur de diagnostic. Le diagnostic, d’une très grande lucidité, circonscrit les défaillances constitutives du sujet dans les façons dont il se fait interpeller en sujet par les puissances conjuguées d’idéologies, de cultures, de politiques en pleine déstabilisation après « la mort de Dieu ». Le pronostic, lui, est que, sans de nouvelles poussées instituantes et constituantes, la crise du sujet ne peut qu’aller de rebondissements en rebondissements sans qu’on puisse lui assigner un terme. Nietzsche discerne en particulier très bien que l’intégration normative des individus à la société et donc des aspects essentiels de leur identité sont mis en péril par l’ébranlement des valeurs traditionnelles et par l’expansion des valeurs marchandes. Les normes sociales perdent peu à peu de leur force obligatoire, elles deviennent matière à interprétation, voire à transaction entre les groupes sociaux et sont de moins en moins sous tendues par des schémas culturels véritablement unificateurs. Tout au contraire les évolutions culturelles sont dominées par la diversification, par le changement dans le temps, par des variations ininterrompues dans ce qui constitue l’horizon axiologique de chacun. Les valeurs qui apparaissent les plus significatives favorisent indéniablement l’égotisme dans les comportements, la recherche de la satisfaction à court terme et l’affirmation individuelle par rapport aux solidarités sociales. Les enchaînements et les intrications sociaux, dans ce contexte, relèvent de moins en moins de relations directes entre les groupes et les individus et de plus en plus de relations indirectes, médiatisées par les dispositifs et les agencements des marchés et des grands organismes bureaucratiques. Les sujets-individus, à travers le jeu des valeurs, prennent de plus en plus de distances les uns par rapport aux autres et font l’expérience de leur socialité comme de quelque chose d’extérieur qui est surajouté à leurs échanges immédiats (intersubjectifs) par des moyens de communication (la monnaie, les pouvoirs bureaucratisés). En fait il n’y a pas d’harmonie véritable entre les orientations prises ou voulues par les sujets individus et les contraintes objectives des mécanismes de socialisation économique ou bureaucratique.

Comme l’a très bien montré Daniel Bell dans « Les contradictions culturelles du capitalisme », la recherche hédoniste du plaisir individuel se heurte aux exigences de performance, de prestations de plus en plus efficaces du système économique. H y a, bien sûr, des possibilités de conciliation : la monétarisation des échanges et des activités incite chacun à accomplir un minimum de prestations. Mais activités hors production et activités dans la production ne sont pas forcément toujours ajustées et peuvent même entrer en collision. À cela il faut ajouter que l’isolement des individus sujets les uns par rapport aux autres dans une société de plus en plus marquée par des relations d’interdépendance complexes entraîne deux ordres de phénomènes contradictoires avec la logique économique et sociale dominante. En premier lieu, le solipsisme social (la fin des solidarités familiales ou communautaires) produit une demande très forte de sécurité sociale (protection contre la maladie, la vieillesse, etc.) qui est elle-même à l’origine de toute une série d’institutions et d’activités publiques. En second lieu, on observe que les individus sujets tentent de dépasser leur isolement dans l’inter subjectivité et dans les relations interindividuelles en cherchant à mettre en oeuvre des relations non évaluatives, dépassant la valeur d’échange et privilégiant l’ affectivité, l’expressivité,c’est à dire des relations non marchandes. L’isolement et la fragilité solipsistes, facteurs constants de malaise, suscitent par contrecoup un besoin intense de communication et dans les interstices des relations sociales, dans les espaces qu’elles ne peuvent remplir, on peut voir se développer ce que Habermas appelle l’agir communicationnel.

En conséquence, les impératifs de la mise en valeur se trouvent confrontés à des problèmes redoutables dans le domaine de la régulation des activités, notamment dans le domaine de la régulation juridique. On peut signaler en particulier que le droit positif est peu à peu envahi par le droit social (celui de la protection sociale) qui, à bien des égards, contredit la logique du droit privé qui lui même est en pleine transformation en fonction de l’évolution des rapports de propriété. Le droit de la propriété immatérielle (de la propriété des brevets à la propriété intellectuelle des logiciels) bouleverse par exemple les notions habituelles d’usage et de jouissance et l’on sait aujourd’hui que la notion de fonction sociale de la propriété tend à s’élargir. Dans le domaine du droit pénal, on observe également des évolutions considérables, malgré des mouvements périodiques en faveur des thèmes sécuritaires de la loi et de l’ordre, et si la répression atteint toujours très durement certains secteurs de la société, elle apparaît de moins en moins comme un moyen privilégié pour discipliner les individus. Cela veut dire que l’individu sujet ne s’identifie plus si facilement au sujet du droit ou qu’il n’accepte plus aussi facilement d’en faire un élément essentiel de sa formation. Des remarques analogues peuvent d’ailleurs être faites à propos du sujet de la politique. Les individus sujets ont été interpellés pendant longtemps et de façon efficace par les systèmes démocratiques parlementaires, parce qu’ils leur assignaient des places bien précises dans les échanges politiques et dans l’espace public tout en leur donnant l’impression à travers différentes modalités de participation (élections, partis, syndicats, associations diverses, etc.) d’être partie prenante de la formation de l’intérêt général, c’est à dire de la transmutation de la volonté de tous en volonté générale. Dans ce contexte, les grands partis de masse social démocrates, communistes, chrétiens démocrates, dans la mesure où ils ont fait de beaucoup d’opprimés, d’exploités, ou simplement de défavorisés des citoyens convaincus, ont beaucoup oeuvré à la création ou à la formation du sujet de la politique. A l’heure actuelle, les choses ne sont évidemment plus aussi rectilignes en raison de la crise de l’État Providence qui empêche de rétribuer comme auparavant les soutiens apportés aux activités étatiques, tant sur le plan matériel que sur le plan symbolique. On observe de façon significative que la participation aux affaires générales partis nationaux, enjeux de pouvoir centraux, etc. suscite maintenant beaucoup de scepticisme. La politique est aujourd’hui largement considérée comme dominée par des enjeux en trompe l’oeil et n’ayant pas d’incidences positives directes sur les intérêts réels de ceux qui sont présentés comme des citoyens. La politique, dans tous les pays occidentaux où elle a connu ses lettres de noblesse est en fait vécue dans le malaise. La généralité ou l’universalité politique concrète est saisie ou comme une généralité politique qui exprime des rapports de force défavorables aux couches les plus démunies et donc comme une généralité fausse de par ses manifestations ou encore comme une généralité idéalement postulée qui a le défaut majeur de ne pas avoir de véritable existence (par exemple une certaine symbolique et une certaine rhétorique de la communauté nationale) [4].

En conséquence les sujets ne sont plus constitués sur des bases stables et ne sont plus intégrés à la société de façon univoque par les différentes formes de la constitution en sujet. Le sujet de l’inconscient lui même voit se modifier ses rapports avec les différentes figures du sujet pour la société (travail, droit, politique) en raison des transformations de la famille (rôles parentaux, rôles masculins et féminins) et de la socialisation familiale. Le sujet d’aujourd’hui tel qu’il est constitué contradictoirement se trouve face à des failles et à des béances nouvelles, mais on ne saurait cerner sa situation en parlant de dérive individualiste. L’hyperindividualisme critiqué par A. Renaut n’est pas exclusif de la recherche de nouvelles formes de subjectivité (du rapport à soi même et au monde), de la recherche de nouvelles façons de vivre l’inter subjectivité, voire de la recherche de nouvelles pratiques sociales. En réalité l’individu-sujet n’est pas une apparition facile à discipliner, et c’est cette charge potentiellement subversive qui incite beaucoup de néoconservateurs à lancer des appels en faveur de la tradition. Il s’agit d’empêcher que le sujet unitaire centré sur les thèmes de la maîtrise de soi, de la valorisation personnelle sur le marché des relations individuelles, ne soit trop profondément ébranlé. Mais il est frappant de voir que ces appels qui se font parfois fondamentalistes, ne sont qu’à moitié convaincus et donc guère convaincants. Beaucoup savent très bien qu’un retour en arrière est impossible, et la nostalgie pour le holisme, c’est à dire pour un monde hiérarchisé et fortement structuré, qui marque la pensée de Louis Dumont (finement analysée par A. Renaut), reste précisément nostalgie. Ceux qu’on appelle les post moderries prennent, eux, leur parti de la situation et affectent d’un signe positif les tendances centrifuges qui atteignent le sujet. Ils font l’apologie de la diversité des conduites et des langages, de la crise des idéologies, de l’éclatement des anciens modèles interprétatifs de la réalité sociale. Toutefois, ils se gardent bien de pousser les choses plus loin et de poser la question du sujet comme mensonge (Adorno), c’est à dire comme articulation désarticulation du rapport à soi, au monde et aux autres. Ils se contentent de laisser les choses en l’état, sans se demander si les évolutions actuelles ne sont pas porteuses d’autres éléments.

Il est en particulier une question qui est rarement posée, bien qu’elle soit décisive, à savoir la question du rapport de l’individu-sujet aux formes de vie collective et à l’action collective. La prise de distance actuelle par rapport à ce qui est collectif, peut être retraite individualiste, mais elle peut être aussi attitude critique contre la constitution du lien social en extériorité par rapport aux individus et à leur intersubjectivité (les abstractions réelles dont parle Marx). Elle peut être également une protestation contre la bureaucratisation des institutions et du tissu associatif et donc de l’action collective. Les individus sujets adhèrent en conséquence plus difficilement à des pratiques sociales et politiques qui leur deviennent lointaines, parce qu’elles sont le plus souvent modelées pour des individus sujets qu’ils ne sont plus ou ne sont plus qu’en partie. Les rituels bien établis, les incitations idéologiques ne suffisent plus à faire sens, les individus sujets sont en effet de plus en plus nombreux à demander que la participation. à l’action ou à l’institution soit directement productrice de sens pour eux mêmes et non pas ralliement à un sens pré établi et fixé en dehors d’eux. L’institution et l’action collective commencent par suite à être interprétées en termes nouveaux, c’est à dire comme des lieux où les échanges devraient être beaucoup plus intenses, où les réseaux d’interaction devraient être beaucoup plus riches, où la législation (les différentes façons d’établir des règles) devrait être pour une large part auto-législation. On est, certes, aujourd’hui loin du compte, les pratiques sociales restant largement dominées par des automatismes sociaux et des routines bureaucratiques. Mais il n’est pas indifférent de constater que des aspirations de ce type puissent se manifester et souligner cruellement le vide d’une grande partie des institutions et l’étiolement des activités collectives de type traditionnel. Les individus sujets qui sont à l’intersection des difficultés de la subjectivité, de l’intersubjectivité et de l’action collective ne peuvent évidemment représenter des référents stables pour les relations sociales et leur reproduction.
C’est pourquoi la perspective développée par A. Renaut combattre l’individualisme et ses effets dé socialisants par des projets éthiques qui renouvellent les valeurs communes, apparaît singulièrement déphasée par rapport à la réalité actuelle. Elle présuppose que l’individu sujet en ayant recours au « cogito criticiste », c’est à dire à la conscience critique, peut trouver la Noie du dialogue sur les valeurs et du renouvellement du système du droit. Mais cette présupposition fait précisément fi de la crise de l’individu sujet unitaire et de sa difficulté à se situer dans une intersubjectivité dominée par la valorisation marchande. Elle fait fi aussi de ce que Max Weber appelle « l’irrationalité éthique du monde » ou encore le « polythéisme des valeurs », notions qui renvoient aux modalités privatisantes de production des valeurs culturelles et à leur dépendance par rapport à la production des valeurs marchandes. On ne peut s’entendre sur des valeurs que si Fon produit du sens en commun en interprétant, en modifiant les valeurs des uns et des autres, c’est à dire en réussissant à lever les qui parsèment les relations de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Les solutions proposées par A. Renaut supposent en ait les problèmes résolus et ne font pas véritablement avancer. ans doute A. Renaut affirme t il que la transcendance finie da ‘,*cogito criticiste » permet de sortir de l’immanence (où le sujet se perd), mais il ne dit jamais comment peut se produire l’accord lune multiplicité de transcendances subjectives finies (poser l’autre et le monde en termes fichtéens à partir du moi n’est pas véritablement fonder l’intersubjectivité). Il passe aussi à côté de la seule notion acceptable de transcendance finie, la transcendance ,des formes du langage et des formes de vie où intersubjectivité et subjectivité se trouvent englobées [5]. On peut, il est vrai, prétendre aller au delà des limites du langage, mais comme le dit très bien ,l’alinéa 119 des « Philosophische Untersuchungen » [6], quand l’intelligence court contre les frontières du langage au point de s’y heurter violemment on attrape des bosses et l’on apprend à philosopher. Il est possible, bien sûr, de s’adonner à la mystique pour dépasser les limites du langage et du monde de la vie, mais tel n’est certainement pas le propos d’A. Renaut.

La référence à la transcendance finie du langage et des formes de vie ne fournit pas elle même de solution au problème de l’éthique, mais elle permet de la formuler de façon radicale : toute conception de l’éthique doit se poser la question d’une morale de la solidarité et de la fraternisation, parce que socialité et intersubjectivité sont des constituants indispensables de la subjectivité. Cela nous fait comprendre aussi que l’éthique ne peut s’abstraire de la lutte politique pour déplacer ou éliminer les dispositifs de séparation qui empêchent les hommes de dialoguer vraiment. En ce sens la pensée éthique doit aller bien au delà des droits de l’homme (et non pas en deçà).





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Paris, 1989

[2Thomas Reutsch, « Die konstitution der Moralitât. Transzendantale Anthropologie und praktische Philosophie » Suhrkamp, Francfort, Main 1990, pp. 141 145.

[3Sur l’interprétation nietzschéenne de Jésus, au cours de la période où il écrit « L’Antéchrist », il faut se rapporter à l’excellent livre de Christoph Türcke « Der tolle Mensch, Nietzsche und der Wahnsinn der Vemunft », Francfort, Main 1989.

[4Sur ce problème voir Michael Ibeunissen « Selbstverwirklichung und Allgemeinheit. Zur Kritik des gegenwärtigen Bewusstseins ». Berlin, New York, 1982.

[5Voir à ce sujet les commentaires de Thomas Rentsch dans son livre « Heidegger und Wittgenstein », Stuttgart, 1985.

[6Francfort, 1980.