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Le problème de l’individualité et la téléologie de l’œuvre chez Lukács

Critique du travail

p. 23-38, PUF, 1987




« Le devoir tue la vie. » Lukács.

Le jeune Lukács que l’on commence à mieux connaître grâce aux travaux de l’Ecole de Budapest [1] est sans doute un des grands penseurs de la modernité, de la modernité d’une société bourgeoise qui cesse de se croire le lieu privilégié de la libération des individus et s’interroge sur elle-même. Dans ses écrits pré-marxistes, l’idée que l’individu est devenu problématique revient comme un leitmotiv, malgré les variations des thèmes traités et les déplacements des horizons théoriques. Pour lui, l’individu se voit radicalement mis en question parce qu’il ne trouve plus sa place dans un monde qui lui est étranger, parce qu’il ne peut plus se reconnaître dans ses objectivations, parce qu’il n’y a plus de véritable correspondance entre l’âme et l’action. Il n’y a pas en fait de continuité de l’être, c’est-à-dire du sujet et de ce qui constitue son champ d’extériorisation et d’intervention ; le sujet n’est qu’un fragment jeté dans un monde lui-même brisé où l’objectivité est chaotique, où les objets sont hétérogènes les uns par rapport aux autres et par rapport aux hommes. L’individu côtoie sans cesse l’abîme dans la mesure où il ne peut trouver un sens dans le monde qui l’entoure, où il se heurte en permanence à la contingence là même où il recherche la nécessité. D’un côté, il fait l’expérience d’une objectivité hostile, réifiée, et à cause de cela inaccessible, de l’autre il ne peut lui-même s’objectiver de façon satisfaisante dans ses œuvres. Il n’est pas un véritable sujet, parce qu’il ne peut organiser des échanges vraiment significatifs avec le monde extérieur et se déplacer dans un monde d’objets qui lui soient congruents, c’est-à-dire qui représentent une véritable jonction entre la subjectivité et l’objectivité. A proprement parler il n’y a pas d’interaction porteuse de sens entre des sujets emmurés dans leurs problèmes et leur incapacité à communiquer, et un monde objectal qui parle un langage incohérent. Comme beaucoup de commentateurs l’ont déjà noté, le jeune Lukács apparaît donc à bien des égards comme un philosophe de l’existence, pour ne pas dire comme un philosophe existentialiste avant la lettre. Mais il faut bien prendre conscience que chez lui l’interrogation sur l’individu n’est jamais totalement séparable d’une interrogation sur la société. Il y a lutte ou tension insurmontable entre la forme et la vie, entre la forme et la matière, c’est- à-dire lutte pour une culture qui soit une totalité signifiante où les individus puissent s’épanouir en communauté. En ce sens le questionnement sur les objectivations de l’individu, sur la forme et la vie, trouve son prolongement dans un questionnement sur le caractère hostile à la culture de la société bourgeoise et sur la possibilité de son dépassement en direction d’une véritable communauté. Le Lukács qui parle du drame moderne ou d’esthétique est profondément marqué par les courants critiques du capitalisme, qu’ils soient d’origine socialiste ou romantique. Très tôt, il s’est intéressé à l’œuvre de Marx pour y chercher une critique acérée de l’individualisme monadique de la société bourgeoise et l’exigence de nouveaux rapports entre l’individu et la société. Il suit également avec attention les philosophes critiques de la culture bourgeoise comme Georg Simmel (on peut penser en particulier à la Philosophie de l’argent de ce dernier). Il est sans doute assez sceptique quant aux capacités du mouvement ouvrier organisé (et se tient, en conséquence, éloigné de ses activités), mais on ne peut l’assimiler à un esthète bourgeois complaisant, enfermé dans le domaine étroit de l’art pour l’art. Sa réflexion, au contraire, tourne sans cesse autour des rapports entre les formes artistiques et la réalité vécue (Erlebniswirklichkeit) et plus précisément autour des contradictions qui les caractérisent. Les formes sont en conflit permanent avec la réalité vécue et l’œuvre d’art n’arrive pas véritablement à participer à la matérialité de la vie, ce qui signifie que l’âme (ou l’esprit humain) ne peut vivre authentiquement. Formes de l’existence et formes artistiques s’opposent sans fin et malgré tous les efforts, s’affrontent de toute leur hétérogénéité et irréductibilité alors même qu’elles paraissent inextricablement mêlées et liées.
Il est difficile d’être plus rigoureux que Lukács dans l’exploration de cet antagonisme de l’âme et de la vie, des formes et du vécu, de la validité supra-temporelle et du réel [2]. D’ailleurs, dans ses oscillations entre une problématique historique et une problématique transhistorique, qui ne sont en rien des manifestations d’éclectisme, il ne fait en réalité que montrer les difficultés à penser la question jusqu’au bout dans les termes mêmes où elle est posée. Que ce soit dans L’âme et les formes ou dans les écrits de la période de Heidelberg il ne cherche absolument pas à dissimuler la crise des valeurs ou la disparition du sens dans un monde du péché et de la culpabilité, il radicalise au contraire toutes les interrogations pour ne pas tomber dans le piège de la mauvaise réconciliation et des synthèses à bon compte. L’art et la vie, l’âme et la vie ne se rencontrent que très épisodiquement, sans jamais vraiment coïncider ou s’associer : le microcosme artistique ne peut jamais synthétiser que des fragments d’une réalité individuelle et sociale irrémédiablement brisée et écartelée. En d’autres termes, la totalité artistique n’est jamais qu’une totalité partielle et en tant que telle formelle qui laisse échapper l’essentiel de la vie et de la matière, son terreau nourricier. L’art dans ses réussites les plus indiscutables est toujours en dehors de la vie dans un « à-côté » qui ne peut pas être inséré dans la trame du quotidien ou devenir le fondement des communications univoques et universellement reçues. Dans l’Esthétique de Heidelberg Lukács indique à cet égard qu’il n’y a pas de commune mesure entre la forma formans et la forma formata, autrement dit entre la création et la réception, entre la production et sa reproduction dans l’appréhension du consommateur d’art. La création artistique a pour tâche de rassembler la dispersion infinie de la vie, mais dans ses plus grands succès elle est confrontée à des échecs sans appel : l’art peut transfigurer la vie, il ne la transforme pas dans la mesure où il ne la touche pas vraiment. L’art et la vie sont des antinomies, des sphères hétérogènes que rien ne peut vraiment rapprocher, même lorsqu’il semble qu’elles se nourrissent l’une de l’autre.
Le paradoxe est pourtant que cette analyse radicale dans ses intentions s’arrête à mi-chemin en ne soumettant pas sa problématique de départ — l’opposition de l’art et de la vie — à une critique tout aussi radicale, et cela parce qu’elle ne s’interroge pas assez sur les individus et l’individuation, et corrélativement sur ce qu’est la création dans un monde d’individus monadiques. Lukács saisit l’individu comme profondément problématique dans ses actions, et dans son affirmation, il constate qu’il est en perdition, il ne se demande pas si ses assises en tant qu’individu, si son mode d’installation dans l’inter-subjectivité et la socialité ne doivent pas être mis en question. Son point aveugle est en somme de ne pas se demander si ce n’est pas l’individualité elle-même, avec ses caractéristiques d’isolat social, notamment avec sa recherche sans frein de la réalisation ou de l’autoréalisation qui pose le plus profondément question. Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas de reprocher au jeune Lukács un individualisme auquel il n’a jamais sacrifié (même lorsqu’il va dans un sens élitiste). Il s’agit de prendre conscience que sa réflexion reste prisonnière d’une dialectique très traditionnelle du sujet et de l’objet, des limites de l’individu et du monde, de l’individu et de la société. Certes, Lukács comprend très tôt que les rapports qui s’établissent entre les individus ont autant des effets de désocialisation que de socialisation, mais c’est l’individu confronté de façon autonome au monde qui reste son référent essentiel. La fraternité, la participation à la communauté ne se présentent pas comme les effets (à rechercher) de certaines relations sociales, mais comme les valeurs que les individus doivent mettre en pratique (entre autres, dans le but de changer leurs relations sociales). Pour lui, les individus sont des totalités bien constituées ou plus exactement fortement structurées qui ont essentiellement à souffrir du fossé qui sépare leur intériorité de leurs œuvres, leur subjectivité de l’objectivité (surtout de l’objectivité dérivée créée par les pratiques humaines). Les problèmes de la société sont en ce sens les problèmes de l’action, c’est-à-dire les problèmes des retombées sociales des praxis individuelles, entremêlées, du non-sens qui peut naître de la poursuite des significations subjectives. Le Lukács prémarxiste le dit déjà, ce qui est en jeu ce ne sont pas la psychologie des individus, les difficultés de l’intériorité, les déchirements de la conscience, mais bien ce qui est inscription du sens dans le monde. Il ne faut donc pas s’étonner s’il condamne toute forme de subjectivisme et refuse de se complaire dans les affres de la conscience malheureuse, oublieuse des problèmes du faire et de la pratique. Dès ses premiers écrits, il est même persuadé que la progression du subjectivisme chez les individus de la société bourgeoise est une manifestation de décadence, un symptôme de déséquilibre dans les rapports du subjectif et de l’objectif qui renvoie à l’involution du monde social, à la prédominance des moyens sur les fins, des produits sur les pratiques dans un contexte de relations chaotiques. Aussi bien l’individu qu’il entend défendre n’est-il pas l’individu en proie à toutes les tempêtes du subjectivisme, perdu ou écartelé entre les tentations les plus contradictoires, mais l’individu qui, par-delà toutes les difficultés, sait maîtriser la dialectique de l’extériorisation et de l’intériorisation, et partir à la recherche des œuvres ou des totalités significatives dans le monde. Que ce soit dans L’âme et les formes ou dans La théorie du roman, la référence à Goethe apparaît tout à fait significative. Pour Lukács, Goethe est l’homme qui refuse de s’accommoder avec l’anarchie des instincts, avec la socialité a-sociale de la société bourgeoise commençante, mais aussi avec l’intériorité pure et en définitive contemplative des Romantiques. Malgré les obstacles et les échecs, les héros goethéens en effet, ne renoncent pas à agir sur le monde, à essayer de modifier les relations qui s’établissent entre les individus et les groupes ainsi qu’à transformer les institutions. Ils ne cessent de rechercher un équilibre entre l’intériorité et l’action avec la préoccupation que l’une puisse renforcer l’autre et réciproquement. Comme le dit L’âme et les formes, le culte du moi chez Goethe est le contraire du renoncement romantique à l’action ou du renoncement désabusé à mettre de l’ordre dans la vie et dans le monde. L’individualité des débuts de l’ère capitaliste, celle qui n’est pas encore atteinte jusque dans ses tréfonds par les effets de la division du travail et de la pénétration des valeurs marchandes prend ainsi la valeur d’une norme, d’un instrument de mesure auquel on se réfère pour juger le monde immédiatement contemporain. Jusque dans ses œuvres postérieures à Histoire et conscience de classe Lukács reviendra d’ailleurs avec insistance sur cette thématique d’une individualité du passé qui échappait en partie aux tendances destructrices du capitalisme.

Il n’est donc pas exagéré de dire que la perception Lukácsienne de la crise de l’individualité est marquée du signe du rétrospectif, notamment par la nostalgie d’époques révolues (largement transfigurées) — nostalgie de la communauté antique, nostalgie de la période où l’homme pouvait s’identifier à son action. Aux errements des individus dans la société capitaliste développée, elle oppose une sorte de devoir-être, une éthique de l’œuvre, plus forte que toutes les autres perspectives morales. L’individu ne devient lui-même, à ses yeux et aux yeux des autres, que par son faire, un faire qui transcende l’immédiateté apparente de la réalité vécue, le chaos des relations entre des consciences individuelles prisonnières de leur solipsisme. Certes, le Lukács prémarxiste sera tenté d’emprunter d’autres voies, entre autres celle d’une éthique de l’amour et de la charité, mais il reviendra sans cesse au problème de l’œuvre Le mouvement qui pendant la première guerre mondiale le mène de Dostoïevski à Hegel et à son idéalisme objectif répond de ce point de vue à une logique rigoureuse, et avec quelques corrections, ce qu’Alexandre Kojève dit de l’évolution de Hegel peut s’appliquer à Lukács : « Dans la Phr G (la Phénoménologie de l’esprit), l’Amour et le désir d’amour sont devenus Désir de reconnaissance et Lutte à mort pour sa satisfaction, avec tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire l’Histoire aboutissant à l’avènement du Citoyen satisfait et du sage. La Reconnaissance mutuelle dans l’Amour y est devenue la Reconnaissance sociale et politique par l’Action. Et la Dialectique « phénoménale » y est donc décrite non plus comme une dialectique amoureuse, mais comme une dialectique historique, où la réalisation objective (Verwirklichung) de la reconnaissance dans l’acte sexuel et l’enfant, est remplacée par sa réalisation objective dans la Lutte, le Travail et le progrès historique aboutissant au Sage. » Il est, bien sûr, assez clair que la dialectique historique chez Lukács ne trouve pas son point d’aboutissement dans la figure du Sage. Dès 1918, elle le trouve dans la figure du révolutionnaire, l’homme d’action, capable d’assumer des fautes (au sens éthique du terme), parce qu’il participe à une œuvre de transformation de la société fort éloignée de la lutte du maître et de l’esclave [3]. Il apparaît toutefois à l’examen que cette dialectique historique qui se veut le dépassement des antinomies de l’âme et de la vie, de l’art et de la vie, du vivre et du faire, reste singulièrement tributaire de ce qu’on pourrait appeler les conceptions classiques de l’action et du travail, puisqu’elle est portée en fait par l’individu qui s’autoréalise en se prolongeant dans le monde objectif. On objectera sans doute que dans Histoire et conscience de classe et dans les textes qui sont postérieurs, Lukács renvoie à la lutte des classes et à un acteur collectif qui est le prolétariat, mais à y regarder de plus près, on constate que le prolétariat d’Histoire et conscience de classe, celui qui doit devenir le Sujet-Objet identique de l’Histoire est construit sur le modèle de la conscience individuelle. Classe aliénée dans l’objectivité, et par conséquent dépossédée de celle-ci, il lui faut se retrouver en reprenant le contrôle du monde des objets tout comme la conscience doit se retrouver après s’être aliénée.

Ultérieurement, Lukács prendra ses distances par rapport à cette conception si profondément imprégnée de hégélianisme, mais il ne modifiera pas sensiblement ses vues sur l’action et le travail comme le montre très bien son ouvrage sur le Jeune Hegel. Pour lui, la téléologie du travail, c’est-à-dire la logique en marche de l’activité humaine transformatrice de l’environnement, celle qu’on donne et qui se donne pour la manifestation la plus fondamentale de l’autoproduction de la société et de l’humanité, fournit la clé d’une véritable compréhension du marxisme et de la conception dialectique du monde. L’homme se fait dans et par le travail, c’est-à-dire par l’activité qu’on peut définir par la séquence intention - représentation - élaboration - moyen de travail appliqué à l’objet de travail - produit du travail. Il se fait, mais il se défait aussi lorsque les relations entre les différents thèmes ou éléments de la séquence se déplacent et se détériorent. Dans le cadre capitaliste, pour parler plus précisément, le travail est aliéné, parce que, sous la forme du travail salarié et exploité il ne peut être une expression - objectivation satisfaisante pour les individus - sujets qui en sont les porteurs. Bien au contraire, il se retourne contre eux en leur ôtant toute possibilité de maîtriser tant les instruments que les produits du travail. Le travail n’est pas ou n’est plus création, il est déperdition, absorption des manifestations les plus vitales des individus par une objectivité - ogresse, par une objectivité qui se nourrit inlassablement de subjectivités humaines sans jamais parvenir à la satiété. Les produits du travail, les objets et les moyens de travail échappent à ceux qui les produisent ou les utilisent, faisant par là même, des producteurs des instruments de leur propre reproduction en tant qu’éléments subordonnés de la production sociale.

La société capitaliste est en d’autres termes, caractérisée par une téléologie inversée qui met les moyens à la place des fins, les résultats à la place des prémisses, tout en restant dans les limites d’une relation à buts déterminés ou finaliste (c’est le moyen qui finit par vouloir). Dans l’esprit de Lukács, c’est ce sur quoi il faut revenir pour libérer le travail, cette forme originaire de la praxis, pour reprendre les termes de son œuvre posthume sur L’ontologie de l’être social [4]. Le travail, d’autodestruction, doit devenir ou redevenir autocréation permanente, relation consciemment assumée à l’environnement technique comme à l’environnement naturel, par la réversion de l’inversion entre les moyens et les fins. Les producteurs directs doivent reprendre en mains les moyens de production et prendre en charge leurs propres besoins en se consacrant à la production de valeurs d’usage. Apparemment, du point de vue d’un certain marxisme « classique », il n’y a donc rien à redire à cette conception qui met l’accent sur le travail comme accomplissement de la personne ou de l’individu (il ne manque même pas de citations de Marx et d’Engels qu’on puisse appeler en renfort). On peut et on doit pourtant se demander si le travail dont parle et reparle Lukács n’hypostasie pas un présupposé anthropologique — les hommes ont forcément un rapport dynamique à leur environnement — en le chargeant d’un contenu historiquement situé et transitoire. Le travail accomplissement dont il fait état à la suite de Hegel et du jeune Marx est de fait une sorte de mixte entre le travail artisanal et le travail de l’ingénieur : il est une totalisation de la conscience individuelle. Sans doute a- t-il des conditions sociales d’exercice, des conditions sociales d’éclosion et d’apparition mais en tant qu’expression et dépense d’énergie, il est essentiellement une réalité qui a ses assises dans les individus. Il n’est évidemment pas le travail salarié, parcellaire et mutilant de la grande industrie capitaliste, mais il ne transcende pas les limites d’une relation instrumentale au monde (correspondant à des projets de maîtrise de la nature extérieure et intérieure). D’une certaine façon, Lukács est et reste fasciné par la deuxième partie du Faust de Goethe ou par la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, ce qui revient à dire que — pour lui — le travail est une activité de transformation - assimilation du monde qui a fondamentalement pour but d’accroître les moyens et les pouvoirs dont disposent les hommes. Ce travail est la seule façon de se vivre et de se faire homme, parce qu’il est en même temps participation au tout social, participation à l’accumulation de biens matériels et spirituels qui fait avancer l’humanité. Le travail - réalisation de soi est ainsi un devoir-être ou une valeur qui transcende les réactions égoïstes, individuel dans sa forme ou son expression, il lui faut assumer des contenus supra-individuels dans la mesure où ils doivent être compatibles avec l’intérêt commun. Comme le dirait Adorno, la dialectique du singulier, du particulier et du général n’y trouve pas évidemment son compte : le singulier ne s’intègre pas au général ou à l’universel en fonction de sa particularité, il lui faut au contraire plier sa particularité à un universel abstrait de l’ordre du devoir-être. L’individu n’est socialisé que par des valeurs qui lui sont extérieures, il obéit à une logique de la valorisation qui n’est certes plus celle des valeurs marchandes, mais qui n’exclut pas l’inégalité devant les valeurs sociales, donc la concurrence pour participer à celles-ci, donc la retombée dans le particularisme. Un individu isolé est toujours confronté à l’hypostase du collectif et du social. Malgré la très grande pénétration des analyses de Histoire et conscience de classe et plus tard du Jeune Hegel, force est donc bien de constater que Lukács a laissé échapper des aspects essentiels de la critique marxienne de l’économie politique, notamment tout ce qui tourne autour du travail abstrait. Celui-ci n’est pas, comme beaucoup le pensent, une moyenne sociale, mais pour reprendre la terminologie de Marx une abstraction réelle, le fruit d’une série d’opérations sociales qui transforment le travail concret des individus en activités interchangeables, en parties dépensées individuellement d’un travail social abstrait réparti entre les différentes branches de la production en fonction des lois du marché et de la réalisation de la plus-value. Si l’on reprend la séquence des activités de production, on s’aperçoit bien que, sous le capitalisme, tous les termes en sont profondément modifiés par rapport au présupposé anthropologique et par rapport à l’activité téléologique relativement simple de l’artisan et de l’ingénieur des débuts du capitalisme. Il y a non seulement séparation entre des activités auparavant confondues dans le travail d’un même homme, mais il y a aussi changement de la nature de ces activités. L’élaboration et la conception de la production sont considérablement transformées par l’application systématique de la science, elle- même de plus en plus collectivement produite, tandis que le procès de travail est de moins en moins une confrontation entre des hommes et des outils pour devenir un ensemble de combinaisons mobiles entre des hommes et des flux matériels automatisés, c’est-à-dire un procès de production qui repose sur le travail abstrait, bien qu’il en absorbe tendanciellement de moins en moins. Comme le note Marx dans Le Capital, la production capitaliste apparaît de plus en plus comme l’œuvre d’un immense automate social qui impose sa dynamique aux individus, voire les soumet aux lois d’un véritable machinisme sociétal. Dans un tel cadre, la recherche d’une « recomposition du travail » sur le modèle d’une téléologie de l’objectivation individuelle non aliénante n’a plus qu’un intérêt rétrospectif. L’activité de chacun perd à un rythme rapide sa forme individuelle pour devenir un rouage infime dans ses mécanismes collectifs de plus en plus complexes. L’activité du travail de chaque individu pris en particulier n’est à la limite plus mesurable en termes de produits, tout comme on peut constater qu’elle s’applique de moins en moins directement à des objets de travail concrets. Sans doute les individus sont-ils plus que jamais isolés au milieu de cette montée de la socialisation, mais il faut bien voir que cette tendance à la disparition du travail traditionnel n’a pas que des implications négatives, au moins potentiellement. Dans les pays les plus développés sur le plan capitaliste l’élévation de la productivité du travail met à l’ordre du jour la réduction du temps consacré aux activités de production, c’est- à-dire l’allongement du temps libre. En même temps, l’approfondissement de la séparation entre travailleurs et moyens de production, la disparition des vieux métiers et des vieilles qualifications, augmentent la distance entre prestataires de travail abstrait et production ; on s’identifie de plus en plus mal ou seulement très partiellement à ce qui n’est plus qu’un fantôme d’activité individualisée. Il faut, certes, se garder d’en tirer la conclusion que ces évolutions mettent définitivement en crise les rapports de travail capitalistes, mais elles permettent d’entrevoir qu’un au-delà du capitalisme n’est possible que si l’importance sociale de la production se trouve réduite. Selon la remarque de Marx dans les Grundrisse, elle ne doit plus être qu’un moment subordonné dans un ensemble d’activités sociales polymorphes et multilatérales du point de vue des individus. La remise sur pied d’un monde qui a la tête en bas, la réversion de l’inversion est une métaphore qui ne doit donc pas être prise au pied de la lettre (même si la notion de monde renversé n’est pas métaphorique pour Marx). Elle montre du doigt, elle indique la nécessité d’un déplacement dans les relations des hommes avec leur environnement, d’abord par une reprise en main des moyens de production par les forces productives humaines, ensuite par une diminution du poids relatif de la production dans les échanges de matière (Stoffwechsel) entre les hommes et la nature. Il ne s’agit pas seulement de libérer la production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus. Le modèle, le paradigme de l’objectivité qu’on construit et maîtrise pour la satisfaction de la subjectivité doit laisser la place à d’autres modèles d’action qui ne sont plus placés sous le signe de la rationalité par trop limitée, unilatérale de l’adaptation des moyens aux fins et de la soumission aux valeurs (le Zweckrational et le Wertrational de Max Weber). La société n’a plus à être un ensemble fondé sur des relations téléologiques et sur une morale de la téléologie (c’est-à-dire sur des échanges inter humains qui sont surtout fonction d’objectifs posés, de moyens à employer et de valeurs à atteindre). En bref, la socialité doit pouvoir se détacher du technicisme qui l’enferme dans des échanges et des communications trop étroitement banalisés, orientés de façon prédominante vers l’extériorisation - affirmation d’individus séparés et opposés par la relation sociale elle-même.

C’est bien pourquoi l’analyse Lukácsienne qui identifie la crise de l’individualité à une crise de l’objectivation du travail est si réductrice. Elle tend à ignorer la complexité des coordonnées et des corrélations qui situent et définissent les relations mobiles de la subjectivité et de l’objectivité, elle tend à ignorer l’historicité de l’individuation qui est apparue avec la société bourgeoise. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’elle soit portée à saisir la crise de l’individualité selon une optique unilatérale de la décadence, en déconnectant largement l’individu problématique d’aujourd’hui de la crise des rapports sociaux, et de ses multiples expressions et dimensions. Lukács, dans les textes de sa maturité, conçoit, de façon très significative, la crise de l’individu comme une crise — négative — de dissolution de la personnalité et non comme une crise — positive — de l’unité du sujet constituée autour du vouloir et de l’activité démiurgique. Il en reste à l’idée directrice d’un individu conscient de ce qu’il est et de ce qu’il fait, c’est-à-dire présent à lui-même, parce que capable de créer le sens à travers son action — prise de possession du monde. L’écartèlement du sujet entre des exigences contradictoires, celles de la valorisation - évaluation des activités sur la scène sociale d’une part, celles de la communication sans domination et sans contrainte, de l’affectivité affranchie de la morale conventionnelle d’autre part, tout cela n’est pas, pour lui, le reflet de l’ambivalence objective des relations entre les individus, de l’ambiguïté des situations dans lesquelles ils se trouvent placés, du malaise, des déséquilibres, des décalages qui en résultent entre eux et leurs rôles, mais bien la manifestation d’une anarchie des sentiments (gefühlsanarchie), d’une perte de contrôle de la conscience sur ce qu’elle doit conduire et régler. L’homme, au stade impérialiste de la société capitaliste, parce qu’il ne peut plus se trouver dans des œuvres dignes de ce nom, est exposé à toutes les tentations d’un individualisme déboussolé. Quand il ne s’insère pas dans la lutte des classes du côté du prolétariat, il se perd en effet dans ses impulsions et ses intérêts les plus immédiats sans se préoccuper des prolongements sociaux de ses propres actions, de l’ajustement de ce qu’il fait avec les orientations présentes dans la société. L’intériorité qui n’a plus véritablement de points de repères dans les différentes modulations de l’objectivation, tourne affolée sur elle-même : elle est, comme le répète Lukács après G. K. Chesterton, le mode d’éclairage le plus trouble, c’est-à-dire une façon d’ignorer ce qui se passe réellement dans le monde environnant. Il en découle évidemment que l’intériorité doit se détourner de ses propres démons et repartir à la rencontre du monde extérieur grâce à une perspective de transformation sociale qui la transcende, définie notamment par une ré-harmonisation des téléologies particulières et de la téléologie sociétale. Il n’est donc pas question dans la perspective Lukácsienne de pousser plus loin l’analyse de ce qui se passe à travers cette crise de l’individu et son intériorité, et de s’interroger par exemple sur l’apparition de failles et de béances dans le trop-plein des consciences. Il faut au contraire en rester à ce que Georges Bataille appelle de façon critique l’intelligence positive, c’est-à-dire la discursivité qui unifie l’hétérogène, réconcilie l’inconciliable au nom d’un Télos qui ne fait que projeter un passé révolu sur un futur aux connotations normatives. Selon Lukács, la conscience individuelle doit sans cesse rassembler ses disjecta membra dans un effort qui ne connaîtra pas d’interruption tant que durera la domination capitaliste. Mais en empruntant cette voie elle ne peut en réalité que méconnaître la portée de l’« expérience intérieure » (toujours au sens de Bataille) qui se refuse à la fascination du projet et du possible (celui qui semble se dessiner dans les relations aux autres et dans l’espace qu’elles délimitent). L’intériorité qui ainsi ne laisse plus travailler le savoir (le savoir fermé sur lui-même de la téléologie) s’ouvre alors à un non-savoir capital, celui du vide, du dénuement, et du non-sens des significations qui cherchent à remplir les consciences. Sans doute, Lukács n’a-t-il pas tort de critiquer avec virulence l’intériorité « pessimiste » qui se protège par le pouvoir afin de jouir de ses états d’âme dans la complaisance de l’isolement égotiste, mais il s’agit là encore d’une intériorité du trop- plein qui se soustrait à l’expérience de la scission, de la disjonction de l’individu et du rapport social, du caractère fallacieux des totalisations qui se proposent dans le champ de la pratique. L’expérience intérieure doit être, au contraire, négative, critique, compréhension du fait que l’individu et sa conscience sont dans la société actuelle en état de survie, sans cesse menacés dans leur autonomie, voire voués à n’être plus que des exemplaires, des reproductions coulés sur un même moule. Elle peut par là faire accepter la fin de l’individu unitaire, unifié et organisé autour de son propre isolement et de sa valorisation dans la compétition universelle. Certes, cette expérience négative ne permet pas encore de voir les contours d’un nouveau mode d’individuation et d’esquisser ce qui serait un individu socialisé (cet individu aux multiples connexions sociales librement assumées dont parle Marx dans les Grundrisse), mais elle est fondamentale dans la mesure où elle empêche les individus de coïncider avec « eux- mêmes » et plus précisément avec leur parcours social. L’individu n’est ni totalement ce qu’il fait, ni totalement ce qu’il lui faut être ou ne pas être en fonction des situations ou des circonstances. Il peut être sa vie durant un support docile des rapports sociaux, il ne s’identifie jamais complètement à ces rapports qui lui sont extérieurs.

Lukács, qui fait tout pour ignorer cette présence du négatif ou ne veut le concevoir que comme déviation par rapport à une norme, ne peut ainsi que se fermer la possibilité d’un examen sans oeillères du problème pour lui si important de la vie quotidienne (l’Alltagswirklichkeit) qui, dans les œuvres de la maturité, remplace le concept d’Erlebniswirklichkeit. Si pour lui, la vie quotidienne n’est plus la rencontre désordonnée et déstructurante des solipsismes, elle n’est pas ou n’est plus une scène où s’inscrivent les mouvements profonds de la société, mais une superficie où seules les apparences sont perceptibles. Il est naturellement trop opposé à l’idéalisme pour transformer ces relations interindividuelles et cet intersubjectif quotidien en simple illusion, en simple masque de ce que sont les rapports sociaux. Il veut au contraire y voir une réalité seconde, dérivée, à partir de multiples médiations des rapports sociaux fondamentaux, c’est-à-dire des rapports sociaux de production. Il apparaît néanmoins, et à y regarder de plus près, que cette réalité dérivée — en relation de discontinuité ou de disjonction avec ce qui constitue vraiment la trame de la société — est un reflet qui ne reflète plus grand-chose, si ce n’est la séparation des individus par rapport à leurs propres relations. Il y a en quelque sorte rupture de continuité entre le social et l’individuel, passage ou bond entre des sphères hétérogènes. Lukács, bien sûr, n’exclut pas que les consciences individuelles puissent parvenir à la compréhension des grands mouvements historiques, mais cela ne peut pas se faire, selon lui, à partir des difficultés et des contradictions du vécu et du quotidien, de ce qui fait que les individus vivent dans le malaise. La conscience malheureuse doit se dépasser dans une conscience des contradictions sociales qui ne nie certainement pas le mal à vivre des individus, mais ne peut le prendre que comme un symptôme qui ne parle pas de lui-même et qu’il s’agit de faire parler. L’individualité problématique doit se saisir dans sa spontanéité apparemment la plus irréductible comme mue par des forces qu’elle ne maîtrise pas, et donc chercher à poser ses propres problèmes en dehors du champ de son expérience vécue, dans le champ des totalisations et des pratiques transindividuelles c’est-à-dire dans l’universalité du discours et de l’action. L’individu qui est le jouet des rapports sociaux bourgeois ne peut trouver en définitive son salut que dans la négation de la sphère de « l’immédiateté » individuelle. La dialectique Lukácsienne de l’individuel et du social reste, en ce sens, prisonnière tant du social et de son hypostase dans une certaine conception de la pratique politique, que de la réduction du quotidien individuel à des composantes essentiellement psychologiques (ce qui explique, évidemment, qu’elle ne puisse venir à bout de toute la chaîne des médiations). Implicitement, elle doit admettre que l’extériorité du rapport social par rapport aux sujets de la société capitaliste ne peut être analysée comme la conséquence d’un mode de socialisation spécifique des individus, elle tend bien plutôt à faire du vécu individuel une sorte de scorie détachée du social et oublieuse de ses origines. La méfiance de Lukács à l’égard de l’intériorité et du vécu lui interdit ainsi de voir que les vacances et les manques des individus renvoient, au-delà de l’individuel, aux configurations de l’inter-subjectivité et aux formes de l’interaction qui supportent cette dernière. L’individu marqué par l’absence et par l’autre dont parle la psychanalyse ne peut être saisi comme un moi isolé même s’il vit dans l’isolement, car c’est l’inter-subjectivité enserrée dans des formes d’interaction ossifiées qui le constitue en sujet. Alors même que les individus croient entretenir des relations les uns avec les autres qui ne devraient rien qu’à elles-mêmes et aux échanges qu’elles permettent, ils se soumettent, en fait, à des modes sociaux, d’organisation et d’appréciation des rapports interindividuels. Les relations marchandes, les lois de l’évaluation pénètrent non seulement les habitudes de consommation, mais la majeure partie des processus de socialisation. On naît à la société en apprenant à se valoriser, dans un champ social discontinu et inégalitaire, en apprenant à jouer de significations sociales surimposées en même temps que des formes d’interaction, en faisant sien un certain type de discours sur le monde par l’acquisition de langages et de codes, mais en négatif ces processus d’accession simultanée à l’expression, à la vie sociale et à l’individuation, sont en même temps des processus d’élimination et de mutilation de ce qu’ils prétendent instituer. Les individus ne peuvent symboliser toutes leurs interactions et trouver les moyens d’élaborer tous les échanges qu’ils ont avec eux- mêmes, les autres et leur environnement, avec la nature intérieure et extérieure. Il s’ensuit que la socialisation qui s’opère dans les termes de la téléologie évaluative et valorisante est une véritable progression vers la désocialisation, et que l’individuation qui se perd dans les étapes d’une très hypothétique réalisation est soumission au social comme universel abstrait. C’est bien pourquoi la crise actuelle de l’individualité, l’éclatement de son unité, sa perte du sens de l’orientation dans les pratiques sociales, ses difficultés à prendre en charge les objectifs socialement licites et légitimes ne doivent pas être interprétés en termes de décadence, mais interprétés comme crise des relations entre individus-sujets et rapports sociaux (dont les individus constituent la matière première), c’est-à-dire de la société et de la présence de la société dans les individus. Cela veut dire en particulier que la reproduction sociale doit vaincre de plus en plus d’obstacles parce que le système des relations sociales ne produit plus que difficilement les « personnalités » qui lui sont indispensables. Crise de la société et crise de l’individualité s’alimentent donc réciproquement à travers des déséquilibres sans cesse renouvelés. De ce point de vue, la « normalité » de la société est rien moins qu’ordonnée, même si elle cherche à être normalisante : pour chaque individu, le vécu quotidien est multiple et contradictoire, partagé entre des espaces et des temporalités souvent opposés et toujours divers, espace et temps du travail abstrait et de la production, espace et temps de la consommation - récupération, espace et temps de l’affectivité, etc. Au-delà des effets d’assourdissement produits par les formes d’interaction fétichisées et répétitives attachées aux mouvements de la valorisation, toutes ces scènes du quotidien résonnent des fausses notes et dissonances des rapports sociaux de production. C’est par conséquent un contresens profond de penser comme le fait Lukács que la perspective de dépassement de la société bourgeoise ne peut s’affirmer qu’en transcendant la sphère de l’Alltagswirklichkeit, qu’en haussant les individus au-dessus d’eux-mêmes et de leur concrétude. Elle doit au contraire passer au travers de cette réalité quotidienne fragmentée et brisée, tout comme elle doit passer au travers d’individus qui n’ont qu’une ombre d’existence et d’individualité.

Il n’est, par suite, pas étonnant que la lutte de G. Lukács pour un nouvel épanouissement de l’individualité dans une société libérée se soit manifestée à bien des égards comme une entreprise de restauration, comme une tentative pour refaire Hegel à notre époque, tentative portée par une nostalgie insistante et récurrente de l’unité du sujet autour de la téléologie et des activités positionnelles des individus. Cette méconnaissance des effets de décentrement des sujets, de leur déportement par rapport à la conscience de soi n’est d’ailleurs nulle part plus éclatante que dans le domaine de l’art et de la littérature, domaine qui était pourtant celui où s’exprimait le mieux la modernité du jeune Lukács. C’est en effet à peu près tout l’art moderne que le Lukács de la maturité condamne [5], et cela parce que cet art n’obéit plus à une esthétique de l’œuvre et parce qu’il ne cherche plus à s’affirmer comme connaissance et maîtrise du monde. Le Lukács qui écrit Problèmes du réalisme étend de fait à l’art moderne sa conception de la décadence et ne veut voir dans ses tendances destructrices (éclatement des formes et des genres, bouleversement des styles, etc.), dans sa renonciation à peindre les grandes tendances historiques à travers des personnages typiques, que soumission à la désagrégation de l’individualité. Il se refuse par là à comprendre que c’est précisément sa négativité qui donne sa portée subversive à l’art moderne et qui lui permet de marcher du connu vers l’inconnu, c’est-à-dire lui donne la possibilité de briser la circularité de la reproduction et de devenir une antithèse immanente de la société (Adorno). L’art n’est certes pas assuré de sa propre survie ; il n’est épargné ni par les tentacules des rapports marchands, ni par les dangers du fétichisme et de la sublimation esthétiques, ni non plus par les tentations de la complaisance élitiste. Il reste cependant que sa complicité profonde avec l’individu qui refuse d’être lui-même, qui ne se fie plus aux instruments de guidage qu’on lui a légués, peut lui permettre d’échapper au piège de la réconciliation avec le réel et donc de poursuivre ce combat de l’âme et des formes, des formes et de la vie que Lukács a voulu clore avant que l’heure ait sonné.
Il n’y a évidemment aucune certitude quant aux effets révolutionnaires de ces déplacements dans le quotidien et dans l’intersubjectif, mais il est certain que leur apport est nécessaire au mouvement ouvrier, c’est-à-dire à l’action collective, pour se sortir de la fascination du travail et de la téléologie et si l’on veut cesser de concevoir la lutte pour une autre société comme une ascèse intramondaine qui trouve trop logiquement son aboutissement dans une paranoïa du pouvoir.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Cf. Agnes Heller et al., Die Seele uns das Leben. Studien zum frühen Lukács, Frankfurt, 1977.

[2Il faut se reporter, outre à Die Seele und die Formen, Neuwied-Berlin, 1971, à Georg Lukács,
Philosophie de l’art (1912-1914), Paris, 1981, ainsi qu’à Heidelberger Ästhetik, Neuwied, 1979.

[3Cf. Georg Lukács, Taktik und Ethik. Politische Aufsätze I, Darmstadt-Neuwied, 1975.

[4Voir les trois volumes Ontologie-Hegel, Ontologie-Marx, Ontologie-Arbeit, Neuwied-Darmstadt, 1972-1973.

[5Voir à ce sujet Hans-Jürgen Schmitt (sous la direction de), Der Streit mit Georg Lukács, Frankfurt, 1978.