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Le P.C.F. sans la révolution

Critique socialiste

n° 4, p. 47-50, avril 1971


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



Le P.C.F. est aujourd’hui une force efficace pour s’opposer à l’action révolutionnaire que ce soit dans la classe ouvrière, dans la paysannerie ou dans les différents secteurs de l’enseignement, ses organisations freinent les luttes et les dévient vers des formes plus ou moins avouées de collaboration de classe (contrats de progrès atténués, défense de la propriété, participation dans l’enseignement). Il n’empêche pourtant que la plupart des Révolutionnaires continuent d’être fascinés par le P.C.F., cherchant dans son histoire les points de référence, positifs ou négatifs, qui leur permettraient de renouer avec une œuvre interrompue. Suivant les tendances ou les écoles on est tenté de placer la ligne de partage entre un P.C.F. révolutionnaire et un P.C.F. opportuniste ou révisionniste à telle ou telle date, 1935, 1956 ou encore 1945. Mais il n’est pas sûr que ce type de coupure ou de division abrupte rende justice à la complexité des faits et rende apte à saisir le sens de la tentative commencée à Tours en décembre 1920 et de ses avatars successifs.

En un certain sens, il vaudrait mieux partir de la constatation que le P.C.F. n’a jamais vraiment réussi à être un parti révolutionnaire, malgré l’adhésion profonde de la plupart de ses militants à la cause de la Révolution socialiste. En effet, si l’on examine de près sa période de formation, on est conduit à penser qu’il n’est pas arrivé à définir par lui-même une orientation révolutionnaire, encore moins à la faire partager à la classe ouvrière. Jusqu’en 1923, il est dominé par des social-démocrates de gauche qui veulent bien profiter du prestige de la Révolution d’octobre et de l’Internationale communiste, mais n’entendent pas changer leur pratique politique essentiellement électoraliste. Il faut l’intervention de l’Internationale pour mettre fin à cette domination et pour lancer les communistes dans la campagne antimilitariste contre l’occupation de la Ruhr, puis dans la campagne anti-impé- rialiste contre la guerre du Rif (1925). Mais tout au cours de cette période le groupe dirigeant du P.C.F. n’acquiert pas sa propre capacité de jugement, sa propre capacité d’analyser et de conduire les batailles de classe sans l’appui de l’Internationale. Dans l’ensemble du parti, il n’y a pas de véritable discussion démocratique pour élaborer les thèmes d’action, les méthodes de lutte. On se réfère sans doute à l’expérience russe de 1917 et au bolchevisme mais il s’agit plus d’une sorte de talisman — dont on attend qu’il fera automatiquement triompher de toutes les difficultés — que d’un acquis du mouvement ouvrier international qu’on utilise de façon critique et créatrice.

Une telle situation de dépendance idéologique et politique qui s’explique par toutes les faiblesses héritées du mouvement ouvrier français d’avant 1914, ne préparait évidemment pas le P.C.F. à résister aux pressions du Parti communiste de l’Union soviétique visant à faire de lui un instrument docile, non de la Révolution, mais des intérêts d’un Etat prolétarien en voie de bureaucratisation rapide. Dès 1924, l’orientation, et l’organisation du P.C.F. commencèrent à être la traduction dans la pratique française d’une tactique de l’Etat soviétique et du P.C.U.S. qui visait à renforcer le poids et le pouvoir des éléments petits-bourgeois et bureaucratiques en U.R.S.S. et à jouer sur les contradictions inter-impérialistes à l’échelle internationale pour écarter les dangers d’intervention. Dans ce contexte où l’internationalisme prolétarien n’était plus qu’un leurre, le P.C.F. n’était pas déterminé par l’insertion des luttes sociales francaises dans la lutte des classes à l’échelle internationale, mais par l’utilisation de la lutte des classes française et internationale par une couche privilégiée soviétique qui à partir d’une véritable dictature sur le prolétariat russe tendait à réintroduire ou à préserver en U.R.S.S. des éléments essentiels des rapports sociaux capitalistes. L’U.R.S.S. s’opposait aux grandes puissances capitalistes parce que la bourgeoisie n’y exerçait plus le pouvoir dans ses limites territoriales et parce que des rapports de production pré-socialiste, à demi collectifs, commençaient à y prédominer, mais en même temps elle s’intégrait peu à peu à l’ordre international parce que l’industrialisation et la transformation de l’agriculture soviétique s’opéraient par la dépossession des ouvriers et des paysans. Le régime stalinien signifiait un recul considérable, il entraînait un véritable retour en arrière que codifiait la théorie révisionniste de la réalisation complète de la société socialiste dans le cadre d’un seul pays, première mouture de la coexistence pacifique.

Sans doute les premiers effets de ce passage de l’U.R.S.S. et de l’Internationale communiste sur des positions conservatrices ne furent-ils pas très sensibles. Entre 1924 et 1934, si l’on excepte les années 1926 et 1927, les orientations suivies par le P.C.F. furent de tonalité ultra-gauchiste. La social-démocratie était dénoncée comme le principal soutien social de la bourgeoisie et comme un courant en voie de fascisation rapide. Tout se passait comme si le seul obstacle qui était à surmonter par le P.C.F. pour conquérir les masses et le pouvoir était précisément la faible social-démocratie française. Aussi la politique pratiquée par les communistes relevait- elle plus de l’exorcisme que d’un bravait systématique pour mobiliser les masses. Le parti dénonçait abstraitement les traîtres et n’arrivait naturellement à convaincre qu’une petite minorité de la classe ouvrière de la justesse de ses affirmations. Pour ne pas perdre totalement pied il lui fallait alors recourir à l’économisme (revendications économiques sans lien direct avec la ligne générale). En réalité, malgré sa « bolchevisation » (organisation basée sur des cellules d’entreprise) le P.C.F. restait très traditionnel dans ses actions ; participation aux élections et défense des « petits » et des « déshérités », malgré certains gestes spectaculaires (manifestations contre la guerre).

Ceci explique qu’il ait pu passer brusquement à une ligne ouvertement opportuniste à partir de 1935. Il n’y avait pas pour les militants de chanqement décisif dans leur pratique. Simplement celle-ci devenait plus aisée nuisnu’ils n’avaient plus à mettre en avant un discours idéologique éloigné de la réalité sociale et politique, mais au contraire un discours idéo- loaique enraciné dans les préiuaés nationalistes et réformistes d’une partie des masses et de ce fait toléré plus facilement par la classe dominante. Sous le couvert de l’antifascisme (de 1934 à 1938) le P.C.F. réintégrait le ieu habituel de l’union des gauches si cher aux jauressistes d’avant 1914, sans avoir peur de lui donner une extension nouvelle. A chaque difficulté du front populaire, la direction du P.C.F. proposait un élargissement des alliances vers la droite et Maurice Thorez ne manquait pas de se poser en homme de gouvernement raisonnable. Autant que la direction de la S.F.I.O., la direction du P.C.F. fut responsable de l’enlisement du grand mouvement de grèves de juin 1936 et de la désagrégation du front populaire en 1938.

Ceci dit, il serait faux de croire que le P.C.F. se rallie au réformisme classique. L’attitude de sa direction est dès cette époque de jouer sur un double clavier l’ouverture vers la droite et vers une fraction de la bourgeoisie d’une part, l’accentuation du monolithisme et du particularisme idéologique et organisationnel. Plus les communistes pataugeaient dans l’opportunisme, plus ils devaient se sentir investis d’une mission historique, plus ils s’enfermaient dans une vue étroitement française des problèmes, plus ils devaient souligner leurs liens avec la patrie du socialisme (l’U.R.S.S.) dépositaire de l’internationalisme prolétarien, plus ils essayaient de tourner les socialistes sur leur droite, plus ils devaient les critiquer pour leur politique économique et sociale (la dévaluation de 1936, la pause, etc.).

Ce double jeu se révéla payant. Alors que la désagrégation du front populaire ouvrit pour la S.F.I.O. une période de difficultés graves et entraîna la démoralisation d’une grande partie de ses militants et de ses cadres, le parti communiste apparut comme une force beaucoup plus cohérente et sûre d’elle-même. Dans une grande partie des masses on interprète son opportunisme comme une manifestation d’habileté, comme un ensemble de manœuvres pour mieux se placer avant des batailles plus décisives. Pour toutes ces raisons le P.C.F. surmonta sans trop de peine la plus grande crise de son histoire, celle causée par la signature du pacte germano-soviétique.

Aujourd’hui la direction du P.C.F. qui a bien retenu les leçons de cette période, essaye toujours de donner un double visage à sa politique, l’ouverture et la rigueur, l’unité de la gauche loin vers la droite et le resserrement organisationnel, mais cette duplicité se heurte maintenant à des difficultés croissantes (ne serait-ce que celles dues à la constitution progressive d’une force révolutionnaire à sa gauche). C’est pourquoi de plus en plus nombreux sont ceux qui voient en lui un parti social-démocrate de type nouveau (Denis Berger, Paul Louis Thirard dans un article des « Temps modernes »), c’est- à-dire une sorte de parti ouvrier au service de la bourgeoisie. Sans doute est-il vrai que le P.C.F. est passé définitivement du côté de l’ordre bourgeois lorsqu’il a renoncé subjectivement à toute perspective révolutionnaire en 1935, mais encore faut-il voir que sa façon à lui de défendre l’ordre bourgeois passe par l’alliance avec les dirigeants soviétiques. C’est dire qu’on ne peut guère se représenter les choses comme si le P.C.F. devait suivre le processus classique de la dégénérescence social-démocrate conduisant graduellement à l’absorption complète dans le social-libéralisme gestionnaire (exemple le travaillisme britannique ou la social-démocratie allemande). Le contrôle que la direction du P.C.F. a réussi à établir sur une classe ouvrière dont les aspirations révolutionnaires sont loin d’avoir disparu ne peut être maintenu en suivant une pareille voie. Aussi peut-on prévoir que l’évolution du P.C.F. dans les années à venir sera heurtée, marquée tant par la crise du mouvement communiste international (qui fournit toujours la justification du particularisme du P.C.F. par rapport à la social- démocratie) que par l’impossibilité d’aboutir à la « démocratie avancée » (perspective en trompe-l’œil). Les possibilités d’intervention des révolutionnaires sont donc très grandes et moins que jamais on ne doit se faire à l’idée que la « grande force tranquille » est à l’abri des tempêtes.

Il reste évidemment que ces interventions révolutionnaires n’auront de sens que si elles répondent aux questions qui se posaient déjà lors de la fondation du P.C.F. comment construire une organisation révolutionnaire ? comment lier de près avant-garde et masse ? comment affronter l’Etat bourgeois ? C’est dire que la critique du P.C.F. doit avoir simultanément son complément dans l’édification progressive d’une force révolutionnaire. Pour cela l’assimilation critique de l’héritage du mouvement ouvrier international est nécessaire tout autant que la progression de la pratique. En d’autres termes ce qui est surtout en question c’est l’analyse de la grande entreprise anti-réformiste de Lénine après l’éclatement de la première guerre mondiale (sa portée universelle, les raisons de son échec, ce qu’elle a toujours à nous dire aujourd’hui).





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(1934-2004)