site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Représentations mentales et les médias

Brochure OMOS

Journée de travail - p. 10-12, novembre 2002




Je voudrai vous faire part très rapidement de quelques réflexions, des réflexions qui sont d’ailleurs en cours, plutôt que des réflexions élaborées et terminées.
Première chose que je voudrai mettre en avant c’est l’idée que les médias ne sont que la partie émergée d’un iceberg. En fait, les médias ne font que couronner, à mon sens, tout un système qui est un système extrêmement complexe de production, des images de la société, et en fait production d’une certaine forme d’imaginaire du social. C’est dire qu’on ne peut pas s’en tenir aux médias si l’on veut essayer de comprendre les médias. Pierre Bourdieu, dans un article qui m’a beaucoup frappé, expliquait que l’opinion publique, ça n’existe pas. Je pense que sur le fond il a tout à fait raison, c’est-à-dire qu’il n’y a pas cette espèce de sommation des opinions des uns et des autres – opinions équivalentes – qui ensuite seraient reprises par des médias pour renvoyer aux individus ce qu’ils produisent spontanément. En fait, ce que les médias expriment d’une certaine façon, ce n’est pas l’opinion ou la sommation des opinions, mais les médias sont partie prenante de l’organisation de rapports sociaux de connaissance comme rapports sociaux de méconnaissance de la société. A la vérité ce que les médias expriment commence à se structurer très tôt, y compris dans la socialisation, dans les formes d’expression que l’on peut se donner à différents niveaux de la société. Donc ce que nous avons à faire si nous voulons traiter des médias, c’est d’essayer de comprendre justement, comment nous tous nous sommes confrontés au fait que la société qui se présente spontanément à nous, est en fait une société qui d’une certaine façon n’est pas la société que nous pratiquons en réalité.
Quand on parle des médias on fait référence très souvent à quelque chose que l’on appelle l’espace public, que ce soit sous la forme des journaux écrits, sous la forme des journaux télévisés, sous la forme des radios mais aussi sous la forme des récits et des émissions de divertissements, d’évasion que l’on nous présente. L’espace public est quelque chose qui en pratique doit permettre l’expression ; en réalité cet espace public, tout ce que nous submerge justement comme information, comme message sur lesquels on réagit, en réalité l’espace public est le sommet de multiples espaces de communication, qui sont à mon sens autant d’espaces de non-communication. On pourrait prendre quelques exemples : l’école et l’entreprise. L’école, de la maternelle jusqu’au baccalauréat puis ensuite l’université, c’est en principe justement là que l’on apprend à communiquer. On y acquiert les instruments qui permettent de communiquer. En réalité, l’école, telle qu’elle est structurée, est souvent une école dans laquelle on apprend à ne pas communiquer. Si l’on voit dans l’école tout ce qu’il peut y avoir d’humiliation pour les enfants, c’est à dire d’apprentissage de la soumission et d’apprentissage de la non-communication sous le fait de l’injonction, sous le fait de l’inculcation ; on doit se dire que dans l’école il y a la manifestation d’un rapport d’apprentissage qui est souvent un apprentissage de la non-communication ou de la communication soumise. A fortiori, on peut dire la même chose de l’entreprise. L’entreprise est un lieu où la communication est essentiellement marquée par le discours managérial. Et ce discours managérial est un discours extrêmement violent. Il y a un lieu où la violence symbolique, (pour reprendre toujours le vocabulaire de Pierre Bourdieu) est quelque chose de permanent. Permanence de la violence symbolique, et donc là aussi une sorte de rapport de soumission à des communications extérieures donc hétéro-conditionnement de la communication.
Et si l’on fait la sommation de tous les espaces dits de communication mais qui sont largement des espaces de non-communication on ne peut plus s’étonner du fait que justement les médias soient pour l’essentiel violence symbolique. Donc on doit se poser la question « quel type de socialisation, quel type de rapport à l’autre nous présente les médias » ; et il est clair que les médias montrent de façon tout à fait claire qu’il y a dans notre société d’une part les personnalités fétichisées qui occupent le sommet de la société, personnalités enflées, gonflées, fétichisées, tel Jean-Marie Messier, qui justement en tant que personnalités gonflées, fétichisées se dégonflent facilement, pour être remplacées tout de suite par d’autres personnalités fétichisées. De façon très claire, les présentateurs de télés, les acteurs, les artistes qui sont sans cesse loués, font partie de ces personnalités fétichisées ; d’ailleurs il est très intéressant de voir aussi que dans les médias ce qui devrait être la présentation critique de récits, de textes littéraires, de romans, de fixions ou de films, etc. est en général quelque chose qui est présentée sous l’angle du superlatif. Il y a ce qui doit être loué, et qui est sans cesse présenté comme l’excellence et puis il y a ce qui es tu, sur lequel on fait silence. Il y a donc d’une part le superlatif et le silence ; il y a d’une part la personnalité fétichisée et puis l’occulté. C’est une des choses qui est tout à fait caractéristique du monde dans lequel nous vivons, dans lequel il y a cette espèce de production du socialement loué et reconnu que les médias couronnent. On pourrait d’ailleurs se poser quelques questions sur « quelles images du monde sont produites dans l’ensemble de ce système qui va au fond, de l’école jusqu’aux médias, espèce d’image nous est donnée ». Ces images du monde qu’on nous assène sont des images qui redoublent d’une certaine façon la réalité et en la déréalisant. En fait les images du monde qui nous sont présentées sont des images dans lesquelles l’exploitation n’existe pas, il y a seulement la misère. La domination n’existe pas, mais il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas. Il y a des images du monde dans lesquelles il y a de l’affectivité, dans lesquelles il y a de la violence ou de l’affection, à proprement parlé de l’amour, mais où les ambivalences, les ambiguïtés, les problèmes qu’ont les individus, sont en général déréalisés. Il y a des individus qui sont placés devant des occurrences ou des évènements qui sont contingents et qui ne renvoient pas à des situations, à des contextes véritablement présentés. Le redoublement de la réalité par les médias, cette production de social par les médias à partir de ce qui a déjà été fabriqué depuis longtemps, on le voit par exemple dans les sit-com. Plus encore que les informations télévisées ou que les informations politiques dans les journaux, cette production du social, on le voit dans ces séries, ces sit-com, il est particulièrement frappant de voir la façon dont est présentée dans les séries, la criminalité, la délinquance, et au fond le quotidien comme quotidien de la délinquance et de la criminalité. C’est un curieux reflet ou redoublement de la réalité qui apparaît dans ces séries. La criminalité, la délinquance, c’est le produit absolument inéluctable des rapports sociaux dans lesquels nous vivons ; puisque ce sont des rapports sociaux de concurrence, d’affrontement – mais la criminalité inhérente aux relations sociales est aussi inhérente, aux relations que les capitalistes entretiennent entre eux. La criminalité en col blanc, la corruption est une des réalités les plus prégnantes de notre société ; mais cette criminalité est renvoyée au mal qui est inhérent aux individus, et ce qui ne peut être traitée que par la police. Séries policières, violence à la télévision sont les reflets déformés de la réalité profonde de la société. On pourrait ajouter d’ailleurs qu’en même temps les médias nous présentent quelque chose de tout à fait fantastique mais également tout à fait profond, c’est la valorisation comme loi. Il faut se valoriser. Si on ne se valorise pas, on est dévalorisé. La télévision en particulier, mais aussi la presse quotidienne, c’est quelque chose qui développe ce que l’on peut appeler le paraître, l’apparence du brillant qui est aussi l’apparence du brillant de la marchandisation.
On doit se valoriser parce que nous sommes dans un monde marchandise. Il faut se valoriser dans la concurrence, donc il faut effectivement paraître et pour paraître, il faut éliminer. Pierre Zarka a tout à l’heure insisté sur le fait que dans beaucoup d’émissions de jeux, la règle fondamentale c’est l’élimination. Et bien effectivement, nous vivons dans des relations sociales où la valorisation implique la dévalorisation. Si on se valorise, d’autres sont dévalorisés. Et encore une fois on peut voir comment une personnalité fétichisée comme celle de Jean-Marie Messier, est tout à fait caractéristique de ce monde médiatique. Il se valorise, il monte, il monte ... il montre à quel point il est grand et montre comment les autres à côté de lui sont petits, puis effectivement la bulle se dégonfle. Mais ce qui est vrai bien sûr, c’est que les puissants de ce monde en général tiennent à rester au sommet et donc ils préfèrent qu’il n’y ait pas trop de dégonflage. Mais ce qu’ils présentent comme une loi, c’est qu’il y a d’une part ceux qui se valorisent bien en haut et puis il y a les autres en bas qui sont dévalorisés. Cette réalité apparaît sans cesse dans les médias. En même temps, ces médias, à mon sens ont une caractéristique assez significative, que l’on voit en particulier dans la publicité, c’est que le monde est marchandise, la culture est marchandise et en quelque sorte on peut dire qu’il y a tout un imaginaire social, toute une présentation de la société, de sa production symbolique comme publicité. J’avais été très frappé, à un moment d’entendre un publicitaire dire « à travers la publicité je crée une plus value culturelle » ; la plus value culturelle dans notre monde, et effectivement c’est la publicité qui la créerait. Et la culture dans laquelle nous vivons est très largement culture publicitaire y compris même la culture dite savante, artistique et elle est largement une culture publicitaire, d’ailleurs une culture de la réussite et du succès.
Après avoir fait ce diagnostic, on peut peut-être se dire « mais qu’est-ce qu’il y a à faire ?. Que pouvons-nous faire face à tous ces instruments et toute cette technologie qui nous submergent ? ». Et bien je pense qu’il y a quelque chose à laquelle on a jamais véritablement songé depuis des années et des années, mais ce que l’on peut faire contre ce monde des médias et contre ceux qui leur fournissent un soubassement, c’est de créer des espaces de discussions et de communications autonomes, où on se socialise autrement. On pourrait prendre quelques exemples : j’ai été très frappé à une certaine époque par l’extraordinaire production d’espaces de discussions autonomes qui avaient pu être créés dans le mouvement communiste des années trente. Je pense en particulier avec ce qui avait été fait en Allemagne avec autour de gens qui n’étaient pas forcément communistes comme Brecht, mais à travers la création d’une sorte d’un art populaire à partir de la chanson, à partir de petites pièces de théâtre, (je ne prends que cela comme exemple) mais des espaces autonomes de discussion peuvent se créer un peut partout. D’ailleurs, on peut essayer de renverser toute une série de pratiques, y compris à l’école par exemple, je voudrai faire référence ici à un livre, qui à mon sens, est un très grand livre, celui de Jean-Pierre Terrail sur l’inégalité scolaire, dans lequel il montre qu’au niveau de l’école, les choses pourraient se passer autrement. A l’école, dans les entreprises, dans les bureaux, même dans le monde culturel, dans le théâtre, le cinéma, je pense que partout peuvent se créer des espaces de discussion autonome. Je dirai qu’une des grandes tâches politiques, pour nous aujourd’hui, c’est la création de ces espaces, et de tenter d’arriver à les joindre, d’en faire quelque chose qui constitue des ensembles, et qui soient moyen, au fond, de mettre à nu les médias ; pour pouvoir dire « enfin, le roi est nu ! », on nous produit du social qui n’est pas véritablement du social, on nous produit de la société qui n’est pas de la société, on nous produit de la désocialisation, et produisons, nous, de la société et de la socialisation ».





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