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Quelles sont les limites actuelles du militantisme ? Analyses et expériences

Brochure OMOS

Journée d’études - p. 3-5 ; 17-19 ; 24-25 ; 34 ; 39, janvier 2003




Dans cette intervention, il s’agit de faire quelques réflexions certainement insuffisantes pour traiter un problème aussi vaste que la transformation sociale ; mais il faut y voir simplement une tentative pour commencer à avancer sur cette question. Je pense qu’il faut poser tout de suite un problème fondamental : transformation sociale par le haut ou par le bas. Par « en haut », il me semble que c’est précisément ce qui conduit à des déboires. Car « par en haut » veut dire transformation sociale par l’Etat. Or, l’Etat tel que nous le connaissons, est un ensemble d’institutions qui verrouille les rapports de pouvoir et les rapports sociaux ; donc leur mode de fonctionnement, de structuration est pratiquement contradictoire avec la transformation sociale. Je ne veux par dire par-là qu’il faut renoncer à prendre l’Etat, mais qu’il faut savoir aussi « que faire de l’Etat et avec l’Etat ». L’Etat n’est certainement pas l’instrument de la transformation sociale. Si on prend, si on exerce le pouvoir sur lui, c’est à mon sens pour essayer précisément de faire que l’Etat ne verrouille plus les rapports sociaux et se transforme radicalement.

Alors, que faut-il entendre par transformation sociale par « en bas » ? Bien sûr, cette thématique de la transformation sociale par « en bas » n’est pas nouvelle. On pourrait citer toute une série de penseurs du mouvement ouvrier qui tous ont placé la thématique de la transformation sociale sur le thème de la libération « des travailleurs par eux-mêmes », et non la transformation sociale par des organisations sociales qui se placent au-dessus des travailleurs. Mais en même temps, la question n’est pas réglée lorsque l’on a dit qu’il faut qu’effectivement la transformation sociale soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Car à partir de quoi, comment les travailleurs peuvent-ils transformer la société. Rosa Luxemburg par exemple a mis en avant toute une thématique dite de « spontanéité des masses » mais celle-ci reste encore quelque chose de très problématique. Pourquoi ?
Parce que tout ce qui est spontané dans notre société est d’une certaine façon, marqué par cette société. C’est dire que les mouvements spontanés de révolte ou de mise en question des rapports sociaux sont en fait des mouvements ambigus. D’une certaine façon quand se pose le problème des mouvements d’« en bas », il faut chercher ce qu’il y a de vraiment opposé et contradictoire par rapport à la reproduction des rapports sociaux capitalistes.

Ce contradictoire est tout ce qui peut être non-coïncidence dans l’action, dans la pratique avec les pratiques de la société ; tout ce qui est en décalage, en écart, en opposition avec la logique profonde du fonctionnement de la société.
Dans la courte présentation de l’invitation à la journée, il est fait référence à de nombreuses formes capillaires de refus du capitalisme au quotidien : prises de distance par rapport au travail, recherche de relations sociales non oppressives, refus de la culture médiatique, opposition à la sexualité marchandisée, lutte contre les conditions indignes imposées à des fractions importantes de la société, ce sont effectivement des manifestations en décalage, en déséquilibre par rapport à la société. Or ces phénomènes ne sont pas reconnus en tant que tels , ou pris en charge, y compris par les organisations qui se réclament de la transformation sociale, et surtout, il y a une certaine méconnaissance de leur portée. En fait, ce sont des mouvements capillaires de mise en question qui ne sont pas véritablement visibles, pas reconnus en tant que tels, et donc qui sont occultés. De ce point de vue, il faut se demander comment ces phénomènes peuvent être rendus visibles, en tant qu’ils sont effectivement contraires à la logique capitaliste.

Pour faire avancer les problèmes de la transformation de la société, il y a de grandes batailles à mener sur un plan que j’appellerai cognitif ou sémantique y compris au niveau du langage courant. Je voudrai prendre quelques exemples.
Nous sommes sans cesse sommés de reconnaître un certain nombre de termes dominants, de les accepter comme ayant une signification positive, par exemple : modernisation. On nous parle tout le temps de modernisation. Mais modernisation veut dire quoi ? En fait, quand on regarde de près, cela veut dire arriver à se plier à des logiques capitalistes qui se transforment sans cesse et qui veulent être reconnues comme dirigeant les mouvements de la société.
Autre exemple tout à fait récent : le problème des retraites. On nous somme de reconnaître que le problème des retraites est lié aux problèmes du vieillissement de la population. Or, quand on cherche, on voit que ce problème du vieillissement de la population n’est en réalité qu’un prétexte pour occulter ou effacer le véritable problème, qui est celui de la part que l’on réserve aux revenus des travailleurs dans le revenu national. Et quand on accepte toutes ces problématiques, effectivement on ne peut aller que vers l’occultation des mises en question réelles partant du bas, des logiques capitalistes.

Prenons encore un autre exemple : on nous parle sans cesse du coût du travail. Dans « coût du travail », il est largement question du coût des cotisations sociales payées par les patrons. Et on ajoute “ ce sont des charges intolérables pour les entreprises ” ! Or, en regardant ce que certains économistes appellent le partage de la valeur ajoutée, on s’aperçoit que la part des salariés est de plus en plus réduite par rapport à la part du capital. Le fameux coût du travail, les charges sociales, cela fait partie du salaire des travailleurs, de même que les retraites font partie des salaires indirects ou salaires différés. Nous avons donc à nous battre pour essayer de rendre la société visible autrement que telle qu’elle est présentée. Cette bataille est essentielle, parce que nous nous rendons compte aujourd’hui qu’une grande partie de la gauche, du mouvement ouvrier a fini par céder sur le plan sémantique et à accepter le vocabulaire et les vocables de l’adversaire.

Il faut rendre la société visible autrement car c’est seulement ainsi que les différentes formes d’écarts, de déséquilibres, de mises en question, d’oppositions à la logique du capitalisme, pourront être reliées les unes aux autres à travers une vision globale autre des rapports sociaux et de la société.
Comment cela est-il possible ? Nous devons nous poser une question essentielle à savoir, que faisons nous des espaces publics ou de communication qui existent dans cette société. Les espaces publics, c’est par exemple la façon dont se font les communications dans une entreprise, à l’école, dans les universités, bien sûr aussi dans la politique et il est clair que ces espaces publics sont reliés entre eux au travers d’un espace public essentiel qui est l’espace politico-médiatique. Cet espace est à la fois un espace de confinement, de fermeture, et d’empêchement de penser. Il s’agit alors de conquérir des espaces publics dissidents à l’entreprise, à l’école ... Un exemple tout simple, à propos de l’école : quand on nous parle de l’échec scolaire, il faudrait essayer de penser l’échec scolaire autrement qu’il est pensé aujourd’hui ; à savoir à partir simplement du handicap social des enfants des couches les plus démunies. Il faut renverser cette idée du handicap qui serait discriminant rendant impossible aux enfants des couches démunies de se sortir de l’échec scolaire. C’est un exemple parmi d’autres. Il est capital de comprendre la façon dont se dénouent les choses dans les espaces publics officiels ou dominants, cette façon qu’ils ont de refouler des aspects essentiels de la réalité. On peut en ce sens penser ces espaces publics comme ceux qui ne disent pas ce qui devrait être dit, tout en se prétendant producteurs de légitimation. Leur légitimité en fait, est une légitimité par rapport au capital et à ses appareils.

Tout cela peut nous conduire à poser la question suivante : comment, à partir d’un travail systématique de formation d’espaces publics dissidents, peut se produire ce que l’on pourrait appeler la crise, la mise en crise de la société actuelle et de ses rapports sociaux. Il y a une vieille définition de la crise qui est celle de Lénine dans « La maladie infantile du communisme », qui je crois garde une certaine validité, à savoir : la crise révolutionnaire, c’est lorsque les classes dirigeantes ne peuvent plus diriger comme avant et que les classes opprimées, exploitées ne veulent plus être dirigées comme avant. Mais je pense qu’il faudrait y ajouter quelque chose d’autre. C’est ce que j’appellerai l’interruption de normalité. Il y a dans la reproduction des rapports sociaux souvent des crises latentes qui se manifestent par une sorte d’interruption de la normalité, de la vie menée comme à l’habitude. Un exemple pour préciser les choses : Mai-juin 68 où, à partir d’une crise qui est sectorielle, la crise de l’université, se produit par une sorte d’effet boule de neige, une crise assez générale de ce que l’on peut appeler la normalité de la vie dans la société. Pendant plusieurs semaines, il y a une mise en question de la vie “ normale ” de la société capitaliste qui est une mise en question assez radicale de la valorisation marchande capitaliste comme moteur des rapports sociaux. Et pendant plusieurs semaines effectivement, à la fois étudiants et travailleurs peuvent voir et vivre quelque chose d’autre, peuvent se rencontrer, se parler. Il y a effectivement des prises de parole tout au cours de cette crise, diverses mais qui disent autre chose que ce que l’on disait auparavant. Finalement, la haine de 68 que l’on voit réapparaître périodiquement dans les discours dominants, vient de là. Cette interruption de normalité était intolérable. Ce n’est pas le fait qu’il y ait eu du folklore étudiant, ou encore le folklore artiste au théâtre de l’Odéon, etc. Ce n’est pas cela. C’était en fait la mise en question des rapports sociaux dominés par la valorisation capitaliste marchande.

Il y a eu une autre interruption de normalité qui me paraît très intéressante en France, c’est 1995, qui explique encore cette espèce de traumatisme ressenti par la classe dirigeante ; 1995, est aussi une interruption de normalité. Les phénomènes des gens qui se parlent, se rencontrent, la mise en question de la valorisation au travers du refus de mise en cause des systèmes de retraites et des privatisations, la privatisation comme étant le symbole le plus fort à l’heure actuelle de la marchandisation capitaliste.
Aussi au travers de ces interruptions de normalité comme 68 et 95, apparaît justement cette subversion de la sémantique, des rapports cognitifs imposés par le capital. On ne se laisse plus aller à l’idée qu’il y a une naturalité de la société capitaliste ; qu’elle est comme une seconde nature, indépassable, infranchissable.

Cela nous amène à poser quelques questions sur les organisations politiques, et le militantisme, sans être trop long. Nous devrions voir aussi le militantisme sous l’angle de cette division par en haut et par en bas. Nous avons pendant très longtemps conçu largement le militantisme comme une sorte de militantisme d’ascension. Le militant est celui qui se distingue, celui qui a des gratifications symboliques dans l’organisation, même s’il n’a pas de gratification matérielle ; celui qui cherche la prise du pouvoir avec l’organisation et qui se pense aussi comme étant celui qui pourra être parmi ceux qui sont les opérateurs essentiels de la transformation sociale. Je crois que la conception que nous devrions avoir du militantisme aujourd’hui, et par conséquent aussi celle de l’organisation politique, ce n’est pas cela. Le militant devrait être plutôt celui qui se pose la question de la transformation des rapports sociaux par en bas et aussi celle des individus à travers de cette transformation des rapports sociaux. Sil est une chose qu’il ne faut pas accepter, c’est l’individu tel qu’il existe aujourd’hui qui est un individu clivé, marqué par les rapports de concurrence, les affrontements de la société capitaliste, souvent aussi marqué par ce que l’on pourrait appeler les régressions intellectuelles et effectives imposées par les situations que nous sommes obligés de vivre, par les rapports de pouvoir, et en particulier par les rapports de pouvoir entre les sexes, donc le rapport de pouvoir entre hommes et femmes au détriment des femmes. Le militant nouveau, c’est celui qui va essayer de jouer contre la séparation entre inférieur et supérieur. Il faut secouer cette idée qu’il y a “ normalement ” dans la société des inférieurs et des supérieurs. C’est une idée fondamentale de la société capitaliste, qui se reproduit au travers des inégalités de la reproduction culturelle et intellectuelle qu’il faut absolument mettre en question ; la séparation homme/femme, la séparation inférieur/supérieur, entre dirigeants/dirigés ; ce qui ne veut pas dire, qu’il y a forcément complète égalité entre tous mais les inégalités doivent elles-mêmes être saisies comme ne devant pas nuire à la transformation sociale. Nous devons avoir une logique de lutte contre la séparation comme une lutte contre la logique des échanges marchands qui sont par définition des échanges inégaux.

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Beaucoup de questions ont été posées, mais je pense qu’il y a aussi un certain nombre de malentendus.
Je vais donc essayer de répondre à des questions relativement lourdes et importantes posées par Michel Deschamps. Michel m’a fait observer que lorsque l’on parle de dévoiement du militantisme, il faudrait aussi se préoccuper des dévoiements structurels des organisations. Mon intention n’était évidemment pas de laisser complètement dans l’ombre le problème des organisations. Dans mon intervention, j’avais essayé de pointer sur ce que j’ai appelé la transformation sociale par en haut et la transformation sociale par en bas. J’avais essayer d’indiquer que la transformation sociale par en haut, c’est-à-dire par l’Etat, était au fond ce qui avait orienté le mouvement ouvrier vers des impasses. Pourquoi ? Parce que l’Etat, et je pense que là-dessus il faut en revenir à Marx, l’Etat n’est pas quelque chose de neutre socialement. L’Etat verrouille les rapports sociaux et verrouille les rapports de pouvoirs dans la société. Donc en créant des organisations qui ont essentiellement pour objectif cette transformation sociale par en haut ou révolution par en haut, on va naturellement vers des impasses et des déboires. En prenant le cas de la révolution d’octobre, il me paraît clair qu’elle a contenu à la fois des éléments de transformation sociale par en bas, et puis des éléments de transformation sociale par en haut ; et les éléments de la transformation sociale par le haut l’ont emporté ; ce qui fait qu’en définitif, l’Etat en tant que structure oppressive et qui verrouille les rapports de pouvoir dans la société, les rapports sociaux, a fini par stopper le processus révolutionnaire en Russie comme l’a bien vu Lénine. Et donc la question que l’on doit se poser “ est-ce que des organisations orientées vers la transformation sociale par en haut ou révolution par en haut, peuvent-elles réellement jouer un rôle positif à l’heure actuelle par rapport aux tâches anticapitalistes qui nous sont données ? Je pense que la réponse est non. Effectivement, le problème du militantisme se pose dans ce cadre : allons nous être capables de mettre en mouvement des organisations politiques qui auront pour objectif la transformation sociale par en bas ou pas ? Je ne suis pas du tout sur la position des anarchistes qui pensent qu’il faut balayer le politique et aussi l’organisation. Le problème qui nous est posé est un problème fondamental de refondation de la politique.
Sur la question de l’interruption de normalité, il peut y avoir plusieurs types d’interruption de normalités. A mon sens il y a deux types d’interruption de normalité dans la société actuelle : l’interruption de normalité régressive, négative, - et je prendrai un exemple qui est celui de l’enthousiasme guerrier qui a saisi une grande partie du prolétariat, août 1914- ; certains d’entre vous se souviennent peut-être de certains passages de l’autobiographie de Trotski “ Ma vie ” où il dit son étonnement devant le fait que des ouvriers, à Vienne, souvent d’origines ethniques diverses, s’enthousiasment tout d’un coup pour la mobilisation pour la guerre. Pourquoi font-ils cela, se demande Trotski, et bien c’est parce qu’ils ont l’impression que quelque chose va changer. Cet enthousiasme guerrier est effectivement une interruption de normalité mais tout à fait régressive parce qu’elle permet un rebondissement de la domination bourgeoise.

Les interruptions de normalité que j’ai essayé de cibler, à savoir 68 et 95, me paraissent au contraire des interruptions de normalité progressistes, dans la mesure où elles ne sont pas vraiment à la recherche d’une nouvelle normalité ; ce sont plutôt des interruptions de normalité qu’on pourrait dire interrogatives, ce qui fait à la fois leur force et leur faiblesse : leur force dans la mesure où justement l’interrogation est sur “ mais au fond qu’est-ce que l’on fait vraiment ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? ” Leur faiblesse, c’est que justement il n’y a pas eu de préparation ultérieurement, une préparation par la culture politique d’en bas. Il faut bien voir qu’au-delà de cette préparation politique, il faut lutter contre les tendances mortifères présentes dans les relations sociales et interindividuelles, contre ce que Freud appelle la pulsion de mort. Cette pulsion est de plus en plus présente et prend des formes, extrêmes chez des individus qui deviennent des tueurs en série comme Richard Durn à Nanterre.
Mais la pulsion de mort, c’est aussi le fait que l’on a tendance à ne pas vivre vraiment. On va chercher des substituts de vie ; par exemple la consommation de télévision, quand elle prend la forme de cinq-six heures par jour, c’est effectivement quelque chose qui est la négation d’une vie autonome. Devons-nous nous demander comment faire pour produire à travers l’organisation et à travers le militantisme, quelque chose qui serait de l’ordre de la pulsion de vie. Nous devons travailler à transformer nos affects, nos relations affectives, nos relations cognitives, nous sortir du carcan ou de la gangue dans laquelle on essaye de nous enfermer. Et à mon sens, il y a beaucoup d’attentes chez de nombreux individus. “ On vit comme des imbéciles, il faudrait peut être essayer de vivre autrement ”, et vivre autrement non pas par la fuite en avant, par l’évasion mais effectivement par la volonté de transformer la société et soi-même.

Les deux choses : lutte pour la transformation sociale et lutte pour libérer les individus doivent aller de paire. En ce sens, je ne vois pas de contradiction entre lutte de classes et individu. Par ailleurs la lutte de classes doit passer à une vitesse supérieure, y compris en se donnant des objectifs bien au-delà de ce que l’on peut appeler la lutte économique de classes. La lutte économique de classes est très souvent une lutte économique qui reste immanente à la société ; elle porte uniquement sur les salaires. Mais la lutte de classes économique qui se transforme d’une certaine façon au-delà de la lutte pour les salaires, se met en prise effectivement avec des luttes politiques. Nous sommes confrontés aujourd’hui à ce que l’on peut appeler le déclin du politique dominant. Les classes dominantes aujourd’hui sont passées largement dans une grande partie du monde occidental à ce qui est un peu le degré zéro de la politique à savoir les politiques sécuritaires. Quand la politique, se réduit à Sarkozy qui se balade avec ses flics, on finit par considérer que finalement la protection sociale doit être détruite, c’est verrouiller les modes de scrutin, pour les prochaines régionales, Européennes et même pour les législatives, on est face au degré zéro de la politique. Ce qui veut dire que la demande de politique, la demande de collectif, nous devons la produire nous-même, mettre en question cette espèce de peau de chagrin de la politique dominante dans laquelle justement les gens comme Strauss-Kahn, Fabius, veulent nous enfermer. Ils veulent nous dire que la politique, passe par le dialogue entre eux et l’UMP. Et quand par exemple, Jean-Marc Ayrault qui préside le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, déclare qu’il faut faire attention de ne pas tomber dans la gauche folle, évidemment, c’est aussi cela qu’il dit. Tout ce qui est contestation de la politique telle qu’elle est à l’heure actuelle comme politique peau de chagrin de la classe dominante, et bien effectivement, c’est la gauche folle. On doit pouvoir se dégager du terrorisme idéologique consistant à dire que les gauchistes, les communistes qui se veulent conséquents, font partie d’une gauche folle, donc simplement des protestataires qui ne peuvent avoir aucune efficacité. A mon sens, ce sont plutôt ceux qui contestent radicalement qui ont de l’effectivité et non pas ceux qui prétendent être efficaces.

On devrait aussi se poser des questions sur le problème de la religion dans notre société aujourd’hui, le problème des croyances, etc. Je dirai que le préalable pour poser ce problème, ce serait de s’interroger sur la religion du capital, la religion de la marchandise, qui prend des formes tout à fait caractéristiques quand on voit les engouements successifs : d’abord pour la nouvelle économie, la net-économie, etc... qui chaque fois produisent des mythes quasi religieux dans lesquels la classe dominante veut nous enfermer. Il y a vraiment une religion du capital et ce qui est très caricatural, c’est que les gens qui participent de ce culte, sont tout à fait incapables de saisir des argumentations rationnelles ou les récusent à l’avance. L’exemple, c’est les réactions au livre de Stiglitz “ La Grande désillusion ” où l’auteur produit une série de raisonnements en les appuyant sur des chiffres, contre les politiques du FMI. Les réponses qui lui sont données du côté du FMI ou de certains économistes aux Etats-Unis, voir en France, sont tout simplement des injures. C’est l’homme qui a bafoué le culte. Je ne dis pas que Schinglitz est un foudre de guerre, ni même un critique radical du capitalisme, mais il a simplement bafoué le culte, dit du mal des grands prêtres de l’OMC, du FMI, de la Banque Mondiale ; « il a craché dans la soupe » donc, il faut lui cracher au visage, l’excommunier.
Il y a là un élément intéressant dans la mesure où l’on retrouve ce même type de chose dans les communautarismes divers. Je suis frappé par exemple à quel point, le conflit est présenté comme conflit de type religieux même si les gens sont laïcs ; même chez des gens qui ne sont pas juifs croyants, même chez les Palestiniens. Même chez les gens qui ne sont pas du tout intégristes ou islamistes, on voit le conflit prendre justement ce caractère quasi religieux. Or à travers ces communautarismes, il y a aussi la pulsion de mort – cette pulsion on la voit à l’œuvre, à l’extrême, chez les kamikases ; mais aussi chez des juifs orthodoxes et tous ceux qui ont été autour de l’assassin de Rabin. Pulsion de mort, cela veut dire quoi ? C’est que d’une certaine façon, la vie sociale n’a pas de sens ; on recherche du sens hors de la société. On vit le vide de la société car ce vide est rempli par le culte de l’argent, du capital et ce qui est finalement tout à fait du non social.

Pour terminer, je voudrai revenir sur le problème de l’idéologie et de l’école. Lorsque je fais référence au fait qu’il faudrait créer quelque chose comme un espace public dissident sur les problèmes de l’école, je ne veux pas dire du tout que l’idéologie qui préside à l’école n’a pas de force, bien au contraire. C’est pour dire qu’effectivement les problèmes du handicap socio-culturel des classes défavorisées sont perçues à travers des prismes idéologiques et finissent par aboutir à l’idée que ce handicap socio-culturel relève presque d’un domaine qui serait de l’ordre du biologique. A partir du moment où l’on habite les HLM de banlieues dégradés, on est forcément voués à l’échec scolaire, à rester dans la banlieue et le HLM et dans l’échec. Or, un livre comme celui de Jean-Pierre Terrail montre très bien comment cette idée, cet espèce de déterminisme social absolu, est quelque chose de tout à fait contraire à tout ce que l’on peut saisir et comprendre à travers des processus d’apprentissage. Là aussi, c’est quelque chose sur laquelle on doit réfléchir. En fait, les espaces publics dominants, que ce soit à l’école, l’entreprise, l’université, aussi dans la politique, sont des espaces publics qui enferment, oppriment et empêchent que l’on puisse prendre la parole pour arriver ensemble, collectivement à se sortir de ces situations dans lesquelles nous sommes brimés intellectuellement, culturellement, affectivement, au point de ne pas vraiment vivre. Cela me paraît fondamental, si nous voulons empêcher la marche à l’abîme de nos sociétés à l’échelle planétaire. L’emblématique de ce point de vue, c’est à la fois la guerre annoncée en Irak, le rapport entre la Corée du Nord et les Etats-Unis, des formes de conflits divers en Afrique, la façon dont les grandes firmes pharmaceutiques s’opposent à une lutte mondiale, sérieuse contre le Sida ou d’autres pandémies ou épidémies. En fait là aussi on voit cet espèce de pulsion de mort à l’œuvre : dans l’idée que cette marche à l’abîme de l’humanité n’a aucune espèce d’importance, puisque l’essentiel est de continuer à rendre son culte au capital.

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Je voudrai revenir sur le problème du besoin de sécurisation économique et sociale qui débouche ensuite sur le problème de sécurité par rapport à la délinquance et aux différentes nuisances qui existent dans les quartiers des
banlieues. Je crois qu’effectivement il faut fournir une réponse et la réponse, bien évidemment ne peut pas être « du type Guigou » face à la politique de Sarkosy. La réponse « du type Guigou » est une non-réponse, puisque d’une certaine façon E.Guigou a été ministre de la Justice, a elle-même participé à l’état d’esprit sécuritaire, même si elle avait des distances par rapport à Chevènement. Ces réflexions ont existé en France depuis pas mal de temps, se manifestaient notamment au colloque de Villepinte en 97, c’est-à-dire pratiquement au début du gouvernement Jospin. On peut dire d’une certaine façon que la gauche et la droite ont participé à la mise en place de cet état d’esprit sécuritaire et cela depuis longtemps, selon moi depuis les années Mitterrand. D’ailleurs, il faudra faire une fois le bilan du mitterrandisme et non seulement comme l’a dit Jospin un droit d’inventaire. Le plus étonnant est qu’il n’a pas utilisé ce droit d’inventaire. Les 14 années de présidence Mitterrand étaient un peu la matrice de toute une série de choses que nous avons vues par la suite. Donc encore moins, a-t-on fait un bilan avec tout ce que cela a pu signifier du point de vue de l’inclusion de la gauche à la fois socialiste et communiste dans le jeu institutionnel. Signalons en passant que le parti communiste, qui a quitté le gouvernement en 84, n’a jamais fait non plus le bilan de sa participation au gouvernement entre 81 et 84. Et je crois que les déboires du parti communiste après sa participation au gouvernement Jospin, trouvent aussi leurs racines dans le non-bilan de la participation au gouvernement entre 81 et 84.

Pour revenir au problème de la politique sécuritaire, la réponse à la politique de Sarkosy est d’abord de faire une critique radicale de sa politique – y compris de montrer tout ce qu’il y a de non-dit dans cette politique. Et ce non-dit, on l’a dit quelques fois du côté d’une certaine gauche institutionnelle mais non partisane, (Ligue de Droits de l’Homme, du côté des syndicats, de la magistrature, d’un certain nombre d’association d’avocats) que cette politique, ce serait une guerre contre les pauvres. Le diagnostic n’est pas suffisant. Le diagnostic que l’on doit faire, c’est que c’est une guerre sociale, pas simplement contre les plus démunis, les pauvres, les tziganes, les gens du voyage, les jeunes dans les cages d’escaliers, etc. c’est une guerre sociale au sens où elle se manifeste aussi comme un quadrillage de la population des banlieues et de zones urbaines voire semi-rurales – semi- urbaines, un quadrillage policier avec en quelque sorte une augmentation constante des pouvoirs de police, hors de tout contrôle. Sarkozy a repris dans la loi qu’il prépare – et cela aussi dans les lois Perben –les thèmes du syndicat des commissaires de police et des hauts fonctionnaires de police nationale. Ce sont des choses que l’on ne peut pas considérer comme innocentes. Ce n’est pas seulement une lutte contre la délinquance, mais une lutte pour l’augmentation des pouvoirs de police dans notre société. Et l’on peut dire que la faillite de la gauche officielle là-dessus, est de ne pas avoir été capable de faire cette analyse. Il faut aussi dire que les problèmes de sûreté et de sécurité des Français sont trop graves pour les laisser à la police. Il s’agit de trouver les instruments collectifs, les formes de mobilisation dans les banlieues et dans les quartiers des grandes villes, permettant de se poser collectivement ces problèmes de sécurité. Là aussi, il y a une carence à peu près complète de la gauche, du mouvement ouvrier sur ces problèmes. Bien sûr, il faut aussi faire une troisième chose : refuser l’idée profondément de droite, car là il y a eu un dérapage politique et sémantique extraordinaire, y compris du PS – Jospin lui-même, que la délinquance et la criminalité sont uniquement des questions de responsabilité individuelle, en mettant totalement en dehors les déterminants sociaux. Je ne dis pas qu’il faut supprimer la responsabilité individuelle mais il est clair que la montée de la délinquance et des difficultés de vie quotidiennes dans les banlieues, sont liées à la montée de la précarisation, du chômage, à la non-résolution du chômage et de la précarisation. Quand les gens de droite disent : « c’est un problème de responsabilité » et que l’on voit se manifester ce problème de responsabilité sous la forme de mise en question de femmes dirigeant des familles monoparentales, jusqu’à condamner celles qui travaillent pour non-surveillance de leurs enfants, c’est quelque chose d’absolument extraordinaire. C’est une négation, tout simplement des difficultés énormes pour ces familles monoparentales et la politique de Sarkozy est une politique qui vise clairement à déstabilise une grande partie de ces familles monoparentales, alimentant la délinquance, car ce cycle justifie la politique de Sarkosy. De plus, lorsque l’on voit les constructions de prisons, cela veut dire quoi ? Qu’effectivement, on continue de miser sur la délinquance comme arme politique contre les classes exploitées et dominées. Il faut arriver véritablement à raisonner de façon rigoureuse sur toutes ces questions et naturellement le contre-exemple est évidemment Julien Dray. Je me souviens d’un débat qu’il a eu à la télévision avec Laurent Muchielli, qui est un des meilleurs sociologues travaillant sur ces problèmes de violence et de sécurité, en balayant ces propos en disant “ Vous ne connaissez pas ce qui se passe dans les banlieues, vous êtes un intellectuel !”. Là aussi, il y a quelque chose qui doit jouer pour nous : de lutter contre l’anti- intellectualisme absolument extraordinaire de nos classes dirigeantes, le peu de respect qu’elles ont pour les idées. Nous devons nous-mêmes insister sur la rigueur intellectuelle.

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Je voudrai signaler un phénomène très important, à savoir que dans un pays où il n’y a pas de militants il n’y a pratiquement pas de véritables luttes sociales et politiques d’envergure. C’est-à-dire que les militants qu’ils soient syndicaux ou politiques, en général, forment l’ossature des luttes politiques ou des luttes sociales et donc il est très important de savoir ce que sont ces militants ; essayer de savoir de façon empirique quel type de culture ils véhiculent car les militants qu’ils soient associatifs, politiques ou syndicaux fournissent des analyses, construisent des images de la société, cernent un certain nombre de phénomènes, et en les nommant, ils les rendent visibles, repérables et je pense qu’une partie de la crise du militantisme dans un pays comme le nôtre est liée aussi au fait que les militants eux-mêmes ne sont plus alimentés en culture – on pourrait dire militante – par les organisations politiques et syndicales. C’est donc un des éléments de la crise, à savoir effectivement, quel type de tissu militant il y a à un moment donné. Car sans ce tissu militant, peu de choses sont possibles. Est-ce que les militants aujourd’hui sont capables de former des gens autour d’eux pour leur permettre disons d’acquérir un certain nombre de choses venant du féminisme, est-ce qu’ils sont capables aussi de donner des éléments suffisants pour dire comment fonctionne la politique aujourd’hui, comment fonctionnent les institutions, et bien sur tous ces problèmes là, on peut dire qu’il y a de grandes carences de la culture militante et je pense qu’il faut voir en face et essayer de se poser la question.

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Je voudrai rebondir sur le problème de l’expertise et de l’observatoire par la même occasion.
Nous avons été pendant très longtemps victimes de l’expertise. lorsqu’un problème politique se posait on a souvent vu les partis politiques de gauche s’adresser à des experts pour trouver des solutions ; hors il est clair que les experts travaillent tout simplement sur l’existant qu’ils acceptent tels que et par conséquent quand on accepte les données immédiates comme étant infranchissables et indépassables, on trouve des solutions qui n’en sont pas du point de vue des gens qui sont exploités et opprimés, mais qui sont des solutions pour ceux qui sont en haut.
De ce point de vue, je pense que l’expérience de la gauche plurielle a été une grande leçon de chose quand on voit ce que les 35 heures ont pu donner alors que cela apparaissait comme assez prometteur. Mais les experts ont concocté des choses absolument incroyables. Ma participation à l’OMOS ce n’est pas du tout dans l’optique d’être un expert, mais de participer à une entreprise collective dans laquelle on tente de se décrasser l’esprit ; c’est-à-dire essayer de ne plus avoir en tête un certain nombre de schémas, d’interprétations que l’on trouve tous les jours dans la presse quotidienne ou à la télévision et on se laisse plus ou moins involontairement imprégner par ce genre de chose et donc l’OMOS c’est plutôt un lieu où on essaie de socialiser des expériences et de produire des connaissances pour prolonger ces expériences et le fait que l’OMOS n’essaie pas d’être simplement un centre d’étude mais justement un lieu de confrontation me paraît quelque chose de très important. J’ai l’impression d’avoir pas mal profité de l’OMOS, qui m’a très largement sorti de mon petit coin, parce que c’est vrai que je peux me mettre tout seul, à lire des livres et écrire et puis être apparemment content de ce que je fais. Mais justement je sentais quelque chose comme de l’insatisfaction dans la tête en me disant “ il faudrait quand même que je sorte d’une coquille relativement agréable et que j’essaie de voir un peu ce qui se passe ailleurs ”.





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