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Comment fait-on de la recherche une préoccupation de toute la société ?

Brochure OMOS

Journée d’étude - p. 13-14 ; 57, 17 janvier 2004




Ce que je voudrais faire dans cette intervention, c’est essayer de souligner l’importance des enjeux de ce qui se passe en ce moment.

La science n’est pas quelque chose de neutre socialement même s’il y a des connaissances scientifiques qui ne sont pas réductibles à quelque chose qui serait le pur pouvoir du capital bien sûr. Mais la science est toujours quelque chose qui a un rapport plus ou moins direct avec l’accumulation du capital. Les capitalistes ne sont jamais neutres par rapport à la science. Il faut que la science puisse leur permettre de fonctionner, d’accumuler et, en conséquence, les questions du contrôle de la science sont des enjeux décisifs pour le capital. C’est un peu cela qu’on est en train de voir clairement en ce moment. Que se passe-t-il ? Ce n’est pas simplement un problème du pourcentage du budget ou du produit intérieur brut qui est en jeu. Ce qui est essentiel, ce sont des problèmes de pouvoirs dans l’organisation de la science et de ce point de vue, je pense que la bataille qui se joue est une bataille très importante qui concerne aussi le projet de Refondation sociale du Medef. C’est-à-dire que la recherche scientifique telle qu’elle s’est développée depuis 1945 en France est quelque chose que le capital ne veut et ne peut plus supporter purement et simplement. L’objectif qui apparaît très en filigrane est d’empêcher que puisse exister une intelligence collective autonome. Il n’y a jamais eu une autonomie complète de la science en France mais il y avait des éléments d’autonomie et des embryons de ce qu’on pourrait appeler une organisation collective de la science, c’est cela qui doit être détruit pour le Medef et pour le gouvernement. Claudie HAIGNERE n’est pas là pour faire une politique de la science mais purement et simplement pour masquer une politique de subordination, voire de destruction des structures de la recherche publique en France.

Il faut bien voir les effets de réduction de crédits pratiqués de façon systématique. On vote des crédits au Parlement et Francis Mer les bloque ensuite. C’est une position qui va sans cesse être reprise. Il ne faut pas croire que si un certain nombre de crédits vont être débloqués, cette politique ne va pas continuer. Il y a purement et simplement la volonté de remplacer à terme le CNRS, l’INSERM, l’INRA par d’autres structures publiques. Comme l’a dit un scientifique dans Le Monde, c’est une vieille politique de Chirac. Il n’avait pas pu la mettre en application en 1986, mais il revient à la charge ... Certains d’entre vous ont peut être entendu parler du fameux Conseil de l’innovation stratégique qui est une structure privée dans laquelle siègent à l’heure actuelle le directeur général de l’INSERM, le directeur général du CNRS, le directeur de l’INRA. Tous ces messieurs sont en compagnie de gens de l’industrie pharmaceutique, de la chimie et de la « société civile ». Leurs projets ne sont pas ceux qui sont discutés avec le ministère de la Recherche, ce sont des projets de fondations scientifiques qui, à terme, auraient pour objectif de remplacer purement le CNRS, l’INSERM, l’INRA qu’on pourrait peut être laisser sur le papier mais comme des structures vides alors que l’essentiel des choses se passe-rait ailleurs.

Ce qui se passe en ce moment est significatif, la méthode consiste à mettre en crise les différents organismes de la recherche pour ensuite les réorganiser ou les démanteler. C’est une méthode systématiquement employée depuis le 21 avril dans beaucoup de domaines comme par exemple dans celui de la sécurité sociale, « son déficit dit abyssal » est une bonne chose pour eux parce que cela va permettre ensuite de réorganiser, de restructurer sur la base d’une large intervention de l’assurance privée. Cette méthode va aussi être appliquée à l’assurance maladie et à mon sens il y aura de plus en plus de brutalité dans ces pratiques qui sont celles du Medef réalisées par l’UMP et souvent l’UDF. C’est une politique d’une nouvelle voyoucratie car quand vous entendez les déclarations cyniques du baron Seillière et les déclarations de Fillon disant qu’il ne faut pas que les chômeurs deviennent des assistés, on ne peut manquer d’être frappé par le mépris des travailleurs qui les inspire. Nous sommes gouvernés par des gens que nous devons mépriser en retour. Après le 21 avril, ils ont eu une occasion extraordinaire de changer les choses en leur faveur pour pousser leur Refondation sociale. Ils n’ont aucune envie d’accepter une quelconque alternance et même s’ils perdent les élections régionales, étant donné qu’ils ont l’essentiel des mécanismes du pouvoir en main, ils vont poursuivre cette refondation et leur politique va consister à vider la vie politique de tout contenu démocratique, pour mettre en crise les couches populaires au besoin en les poussant à l’abstention ou même à appuyer Le Pen. En fait, il y a des mécanismes qui sont mis en place pour mettre en œuvre le rapport social de production flexible. Ce qui se passe au niveau de la recherche doit être vu dans ce contexte. A mon sens, il faut dire que les pétitionnaires ne voient pas toujours ces enjeux mais en même temps il faut que nous soutenions ces pétitionnaires et avoir également la volonté d’expliquer au maximum de ceux qui ont encore des illusions sur le pouvoir ce que sont ces enjeux. Répétons-le, ce n’est pas seulement un problème de budget, de pourcentage du PIB, c’est l’ensemble des problèmes de la recherche. Jusqu’à la crise de l’État providence, nous étions dans un cadre de contrôle indirect de la production des connaissances en fonction de l’existence d’une recherche publique et d’État. Maintenant les représentants du capital veulent passer à une autre étape, et mettre sous leur contrôle direct la production des connaissances et la recherche scientifique. Cela ne veut pas dire totalement l’élimination du public mais le public doit être de plus en plus subordonné au privé et à l’innovation. En réalité, l’innovation dont ils se gargarisent est pratiquement le contraire de ce qu’on pourrait appeler la découverte scientifique autonome. Et de ce point de vue, je pense qu’il faut être très conscient de la gravité de la situation aujourd’hui.
Dans ses manuscrits de 1857-1858, Marx dit que l’interdépendance des activités de production, qu’il s’agisse de la production matérielle et de services ou de la production de connaissances applicables directement ou indirectement, donne naissance à ce qu’il appelle un « general intellect », à une sorte d’intelligence sociétale qui multiplie les échanges cognitifs et les éclairages sur le monde. Mais cette réalité que l’on peut saisir dans la coopération des opérateurs, des chercheurs dans les sites de production les plus divers et dans des prestations très variées, a du mal à se manifester pleinement et sans entraves. Elles est court-circuiter par la valorisation des capitaux, par la fragmentation des intérêts, par la concurrence que se font les individus pour se valoriser ou éviter la dévalorisation sociale. Le capital, toutefois, n’ignore pas qu’il y a de très fortes aspirations à des activités débarrassées de la marchandisation et des contraintes de la valorisation, aspirations qui sont confortées par les potentialités contenues dans l’utilisation de l’intelligence collective pour résoudre des problèmes. C’est ce que saisit bien le capital qui cherche par tous les moyens à s’annexer le « general intellect » pour le retourner contre ceux qui en sont les supports.

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Je voudrais poser deux problèmes : A propos du service public de la recherche, on peut dire plus de choses que celles que l’on a développées jusqu’à présent. En particulier, on peut et on doit poser de façon très claire le problème de l’évaluation. C’est à travers l’évaluation qu’insidieusement, s’est peu à peu produite la situation actuelle.

Qui sont les évaluateurs ? C’est vrai que dans l’INSERM et le CNRS, il y a des représentants élus des chercheurs mais ils ne sont pas les seuls. De plus en plus, aussi bien dans l’université que dans la recherche publique, on voit apparaître des experts. L’expertise, c’est vraiment l’arme secrète du pouvoir pour décourager les représentants élus des chercheurs ou des enseignants. Il y a un professeur de Toulouse, nommé Belloc, qui a fait récemment un rapport à Luc Ferry sur ce qui devrait être « la certification du niveau scientifique des enseignants universitaires » avec trois degrés de certification : certification de troisième niveau, certification moyenne et une certification d’excellence. En bas, la certification scientifique de recherche serait donnée par le Conseil national des universités, au niveau moyen, par des experts. Mais au niveau top, ce serait les jurys de l’Institut universitaire de France que personne ne connaît et qui n’ont de compte à rendre à personne qui interviendraient. Voilà le genre d’idées qui germe aujourd’hui dans la tête d’un certain nombre de gens à qui on confie des missions, des rapports.

C’est pourquoi, les rapports, les experts, les missions, font partie de toute une gamme de procédés qu’il faut très clairement dénoncer. Les experts qui, en général, ne connaissent pas toujours grand chose à ce qu’ils sont censés expertiser. Mais par contre, ils ont des idées très précises sur les problèmes de débouchés, de pouvoirs, etc. Le service public de la recherche doit être débarrassé de ce type de tutelles. En outre, je crois qu’il faut dénoncer ce qu’on pourrait appeler les programmes de recherche, les axes de priorité définis par le ministère de la Recherche sans véritable concertation avec les chercheurs et tous ceux qui sont concernés par les retombées.
Dernier point que je voulais aborder, c’est sur le revenu minimum garanti. C’est une idée importante, forte mais à mon sens, il ne faut pas la présenter comme étant quelque chose qui doit garantir seulement les intermittents du spectacle ou les créateurs.... Le revenu minimum garanti doit être pour tout le monde, pour tous ceux qui en ont besoin, tout simplement. On peut imaginer comme étant une arme contre cette idée que les gens doivent être rentables ou jetables. Il faudrait faire pénétrer petit à petit l’idée que s’il y a un revenu minimum garanti qui pourrait prendre différentes formes il ne doit certainement pas être un revenu de pure subsistance ou survie.
Et je voudrais terminer sur le point de la création : c’est vrai qu’il y a de la créativité dans la société mais, aujourd’hui, nous sommes confrontés à ce que Philippe DAGEN du Monde a appelé « la haine de l’art ». C’est ce qu’il faut comprendre quand on entend le baron Seillière dire que la culture doit passer par l’entreprise. On constate que d’ailleurs les fondations diverses de la Fondation de France à d’autres, financées par de grandes entreprises mettent la main sur beaucoup des instruments de la création. En fait, notre société actuelle est aux sociétés où l’art devient l’art du musée et l’art du collectionneur ou bien est décrété nul ou non avenu. La créativité existe sans doute, mais on sait très bien que cette créativité a peu les moyens de se manifester. Il faut qu’elle mène une guerre permanente contre la marchandisation, contre un marché de l’art qui ôte aux œuvres leur charge critique en les réduisant à l’état d’objets consommables, d’objets de jouissance passive. La haine de l’art relève de la même crainte que la crainte du « general intellect », elle veut juguler ce qu’il peut y avoir d’ouverture à une autre vue dans la création artistique. L’offensive du MEDEF contre les intermittents du spectacle doit être située dans ce contexte, elle vise surtout ces jeunes compagnies ou ces musiciens qui disent ouvertement tout le mal qu’ils pensent de la société du capital.





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