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Remarques critiques sur l’analyse institutionnelle

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n° 6 "Positions sur l’analyse institutionnelle", p. 99-113, 1973




A propos de l’analyse institutionnelle, je voudrais tenter de poser le plus clairement possible, un certain nombre de questions, c’est dire que mon intention n’est pas du tout de faire ici un exposé pour définir et cerner la doctrine institutionnaliste, ou encore moins d’expliquer que l’Analyse institutionnelle ne nous apporte rien de notable, mais de rechercher, pour employer un vocabulaire cher à René Lourau, les « points aveugles » de l’Analyse institutionnelle.

Ce qui devrait être le plus frappant de prime abord, c’est ce que j’appellerai la faiblesse du système de référence de l’Analyse institutionnelle, c’est-à-dire en réalité son caractère fluide, aux références multiples et pas toujours compatibles, lorsqu’on essaie justement de la considérer comme une socianalyse, ou lorsqu’on essaie d’en faire une pratique éclairée par une théorie. Par conséquent, les problèmes qui sont posés dans cet exposé sont à la fois des problèmes d’ordre théorique et des problèmes d’ordre pratique, même s’ils apparaissent très abstraits.

Dans les points aveugles qui m’ont frappé, il en est un premier qui concerne surtout les considérations critiques faites par Lourau sur la conception marxiste de l’infrastructure et de la superstructure. Je crois que c’est un point important et même cardinal de l’Analyse institutionnelle. Lourau explique, en effet, que l’Analyse institutionnelle est fondée théoriquement par son rejet de l’aplatissement des superstructures courant chez les Marxistes, ou si l’on veut par son rejet de la conception destructrice des superstructures qui apparaît dans le Marxisme. Pour essayer de préciser les choses, disons que selon Lourau dans son livre L’analyse institutionnelle [1] le Marxisme procède à une sorte de déréalisation de l’idéologie, des institutions et de tout ce qu’on appelle en général les superstructures, pour n’accorder finalement d’importance et de réalité, au sens le plus fort du terme, qu’aux infrastructures, c’est-à-dire à l’Economie.

Est-il besoin de le dire, je crois que ce point de départ de l’Analyse institutionnelle repose assez largement sur un malentendu, ou plutôt sur une mauvaise interprétation d’origine engelsienne de la pensée de Marx, aggravée encore par le marxisme de la IIe Internationale, interprétation qui affirme que l’Economie rend compte à peu près complètement de tous les autres éléments de la réalité, de l’idéologie, des relations libidinales, en quelque sorte de tout ce qui peut être production symbolique ou production d’institutions, c’est-à-dire de tout ce qui est en dehors de la production matérielle proprement dite.

Il est indéniable que lorsqu’on part de telles positions, on aboutit à d’extrêmes difficultés théoriques, pour ne pas se laisser enfermer dans un déterminisme économique fruste. On en a de beaux exemples dans les casuistiques de certains althussériens sur la dominance et la détermination en dernière instance, avec par exemple une dominance qui peut être politique mais avec une détermination en dernière instance qui reste économique, sans que l’on sache le pourquoi de cette dominance et de cette détermination : en quelque sorte, toute une fête et tout un jeu des instances : instance économique, instances juridico-politique et éventuellement instance libidinale, que d’ailleurs Althusser justement et prudemment ne traite pas [2] On arrive finalement à la plus complète des indéterminations : à l’arbitraire. Il ne s’agit pas ici de se laisser aller à une ironie facile, mais bien de saisir que les rapports matériels de production auxquels aucune société humaine ne peut échapper, ne sont pas parlants tant qu’on n’a pas saisi leur spécificité et les limites qu’ils fixent aux variations de la production non matérielle à un stade social donné. La détermination par l’économie n’est donc pas à confondre avec une détermination par les instruments ou les techniques de production ou par l’ajustement des moyens aux fins dans la sphère de la production. C’est ce que Marx montre bien dans l’Introduction à l’Economie politique de 1857, qui précise la préface à la contribution à la Critique de l’Economie Politique de 1859, dont les formulations ont trop souvent été interprétées dans le sens d’un déterminisme économique sommaire. Le « Capital » d’ailleurs lève une grande partie de ces difficultés dans ses analyses de formes, forme valeur, forme marchandise, forme argent, qui font justice de toutes les conceptions « naturalistes » de l’économie capitaliste, en particulier de celles qui en font une relation simple, immédiate à la nature et à l’environnement.

Je ne voudrais pas trop m’appesantir sur cette question qui n’est pas une pure question de philologie, ou d’analyse des textes. Mais il est nécessaire de bien faire comprendre qu’il y a chez Marx une articulation complexe et en même temps rigoureuse du social dans ses différentes manifestations. Je voudrais essayer de le démontrer.

Marx n’a ni une vue simplement moniste, faisant tout dépendre des pratiques individuelles ou des conditions matérielles, ni une vue dualiste qui consiste à délimiter une sphère de la détermination — domaine de l’in- fra-humain ou du supra-humain — et une sphère de la liberté où s’épanouit plus ou moins difficilement la subjectivité. Il essaye de saisir le social (pris ici au sens de Mauss et de Gurvitch) à la fois dans son unité et dans ses oppositions, dans sa continuité et ses discontinuités, comme une totalité dans ses manifestations contradictoires : politiques, sociales, économiques, libidinales, etc...

Cette articulation rigoureuse, on peut la présenter, ou la préciser de façon approximative, en deux niveaux qui ne peuvent pas être réduits à : 1°) l’économique, 2°) l’idéologique. Personnellement, j’essaierai de la délimiter sous la forme suivante :
—  Niveau I : l’inversion.
—  Niveau II : le redoublement de l’inversion.

C’est un peu sybillin au premier abord, mais cela se laisse facilement expliciter.

Au Niveau I, qu’est-ce que recouvre ce terme d’inversion ? C’est en fait tout ce que Marx a essayé de montrer dans ses œuvres économiques, tout ce qui court comme un fil conducteur des manuscrits de 1844 au Capital, sous une forme d’abord balbutiante, puis comme une théorie élaborée, sûre de ses éléments critiques, c’est l’analyse de la pratique sociale, dominée par ses propres automatismes, par son propre mode d’organisation, par ses propres relations à la matière ouvrée.

Autrement dit, l’inversion, c’est le fait qu’il y a inversion entre moyens de production et travail social, ou encore entre machines et hommes au traduction et forces productives. Apparemment les hommes, à travers leur pratique, dominent la nature et maîtrisent leur environnement. En réalité, ils sont prisonniers des cristallisations objectives de leur propre production et s’y soumettent en croyant s’affirmer, parce que leurs échanges avec la nature sont réglés de telle façon qu’une minorité de propriétaires de moyens de production s’interpose dans le processus de production.
Il s’agit d’une inversion dans la mesure où le travail devient un support de la marche apparemment autonome des moyens de production en fait du capital, où les hommes deviennent un support du système des machines (conséquence du premier point), où les forces productives humaines deviennent support des moyens de production et des relations de production. Donnons ici quelques preuves de l’existence de cette conception chez Marx. Dans Le Capital, Marx parle de l’asservissement des forces productives, en prenant bien soin de parler de l’asservissement des forces productives humaines comme primaire par rapport à l’asservissement des forces productives matérielles : les forces productives humaines étant le travail, c’est-à-dire le travail des hommes productifs et exploités, et les forces productives matérielles étant la technologie, le savoir- faire, l’application de la science, etc.

L’inversion selon Marx, on peut se baser ici aussi sur La contribution à la critique de l’Economie Politique, est ainsi une inversion du rapport qui existe entre l’homme et son champ d’action, entre les hommes et leur inversion, que Marx appelle aussi Inversion du Stoffwechsel en allemand, se traduit par un renversement du métabolisme entre l’homme et la nature, c’est-à-dire par un renversement socialement conditionné des échanges matériels entre l’homme et la nature (interne et externe). L’inversion aboutit au fait que la pratique (l’initiative, l’activité sociale des hommes) de transformatrice consciente de la nature dans un domaine, il est vrai, limité, devient dépendante par rapport aux moyens de production autonomisés, par rapport aux relations de production matérielle, même si elle coïncide avec une extension apparemment illimitée de cette production.

Tout ceci renvoie à un certain nombre de processus sociaux qui sont des processus à la fois contemporains et passés, c’est-à-dire historiques. L’histoire, le présent comme le passé, s’entrelacent en quelque sorte pour créer une pesanteur sociale très lourde et objective pour les individus, qui explique pourquoi les pratiques ne peuvent pas être transparentes, même si elles se donnent pour telles et pour de pures manifestations de l’intentionnalité aux prises avec la résistance de la matière. L’infrastructure est, en ce sens, le lieu où se noue l’inversion, où les pratiques se soumettent à leurs propres automatismes alors que la superstructure est le lieu où cette inversion loin de se dénouer, redouble, se renoue, parce que les conditions de la production non matérielle sont marquées par la dissociation des individus, par une téléologie subjectiviste de l’action, véritable clé de voûte de l’édifice. Tout cela n’a rien à voir avec une réduction du superstructurel à l’économique. Pour emprunter une métaphore à Daniel Vidal [3] il vaudrait mieux dire qu’il s’agit du rapport entre une lecture activiste (idéologie) et une écriture (infrastructure) dont on ne possède pas vraiment la clé.

C’est sur cette base que Marx a développé sa théorie du Fétichisme qu’on confond souvent avec une théorie de l’objectivation comme aliénation ou avec une théorie de l’aliénation comme destin du monde de la technique. La reconstruction que je vais en faire n’est pas forcément une reconstruction couramment admise, mais les textes de Marx permettent de la justifier.

L’inversion fondamentale au niveau des rapports de production aboutit, selon Marx, à des rapports réifiés. Je voudrais signaler au passage qu’il ne s’agit pas d’un vocabulaire plaqué sur les conceptions marxiennes par la postérité. En fait, contrairement à ce que beaucoup croient, il ne s’agit pas d’une invention lukascienne, mais d’un terme que l’on trouve dans Le Capital, en particulier dans le Livre III.

Cela veut dire en premier lieu que les relations entre les hommes, que les relations sociales le plus souvent médiatisées par un rapport à l’environnement matériel, se présentent comme des rapports entre des choses.

L’autre aspect du Fétichisme, c’est que le lien social entre les individus qui composent cette société, ce qui est au cœur même de leur individuation, s’affirme comme extérieur à eux. Autrement dit, l’interaction ou l’intersub- jectivité sont un aspect dérivé et secondaire par rapport à un aspect primaire des relations entre les hommes, celui de l’argent et du marché, ce qui veut dire que les relations sociales ne passent pas de façon prioritaire par le rapport des individus entre eux mais par l’intermédiaire du marché, et plus fondamentalement de l’achat et de l’utilisation de la force de travail. Les individus se meuvent dans un espace, dans une temporalité qu’ils peuvent saisir comme leur création, comme la cristallisation de leur action, mais qui sont en fait étroitement déterminés par les rapports de production.

Il ne s’agit pas de postuler que l’intersubjectivité est une réalité dérivée ou secondaire de toute éternité, ou de par sa nature, il s’agit de comprendre qu’elle est ainsi par le fait même de l’organisation sociale, formalisée et dominée qu’elle est par un certain type de rapports : rapports marchands et rapports d’exploitation, etc.

Pour saisir toutes les implications de cette situation de l’intersubjectivité et plus particulièrement des relations libidinales, je pense qu’on peut faire référence à un article d’Erich Fromm de 1932, sur la psychologie sociale. Il y montre très bien comment les relations libidinales, par le fait même des contraintes qui pèsent sur l’interaction et sur l’intersubjectivité, sont caractérisées par une fausse immédiateté, par des échanges qui sont en fait des échanges de valeurs ainsi que par des phénomènes de domination et de subordination sous le couvert de la réciprocité ou de la complémentarité. C’est à travers les objets et la possession des objets que les relations s’établissent et se stabilisent et que le monde se construit comme milieu d’intervention et d’action. La richesse et la pauvreté se mesurent — pour employer un langage simple — non par la complexité des relations inter- individuelles et par la diversité des rapports au monde qu’elles induisent, mais par la place que l’on occupe dans un système hiérarchisé des possessions et des pratiques de possession. Qu’on nous comprenne bien ! Il ne s’agit pas de reléguer les individus et leurs problèmes au rang de la pure illusion, mais bien de saisir que ce ne sont pas eux qui font la société.

Cette constatation est très importante dans la mesure où elle permet de comprendre la nature inconsciente de la production de l’isolement des individus et de la situation de l’individu pris par les filets du subjectivisme. L’argent, dans la société capitaliste, ne peut pas être perçu comme lien social extérieur, même si beaucoup sont conscients de la fascination qu’il exerce, puisque son origine n’est pas rapportée aux formes pétrifiées de la production et de l’échange capitalistes, mais à des nécessités intemporelles de la circulation des biens et des services. Les effets négatifs de l’argent et de son marché apparaissent simplement comme le résultat non voulu mais comme un résultat tout de même du croisement de volontés individuelles libres ou comme une sorte de projection aux conséquences inattendues de l’entrelacement des individus monades. La structure libidinale apparaît, également dans ce contexte, comme une conséquence inattendue, comme une fixation, comme la rencontre des pulsions plus ou moins disparates des individus.

Ici encore, Fromm a très bien montré que cette structure libidinale dont la dominante aujourd’hui est sadomasochiste n’est pas une fatalité inhérente à la socialisation des individus et aux pulsions de mort dont ils sont porteurs, mais qu’elle est la conséquence même de l’inversion fondamentale, dont on vient de parler.

Si l’on essaye de généraliser ces propositions, on dira que des pratiques propres aux sociétés capitalistes s’affirment comme des pratiques individualisantes (même lorsqu’il s’agit de groupes), en opposition à leur propre socialité, ce qui explique qu’elles sont si facilement prisonnières des formes. Elles se heurtent à leur propre organisation comme aux murs d’une prison. Elles semblent en somme ressortir d’une dialectique des sujets contre les objets, du sujet contre les autres. Cela vaut en particulier pour la pratique théorique et pour toute la production symbolique, au sens le plus général du terme, qui apparaît tantôt comme la sanction et la prolongation de l’enchevêtrement des pratiques individuelles, tantôt comme une cumulation du travail de l’esprit humain incarné dans des individualités géniales.

A ce sujet, on peut d’ailleurs renvoyer à ce véritable compendium de la société capitaliste à ses débuts, qu’est la philosophie hégelienne, description clinique extraordinaire de ce qui se donne pour le processus réel de formation des individus et de la société, la société apparaissant précisément comme la conséquence des volontés individuelles ou plus exactement comme leur intrication, comme leur prolongement au-delà des projets et des objectifs élaborés dans les premiers moments de l’interaction (la socialisation par opposition à la vie de communauté).

C’est dans ce contexte général qu’il faut replacer, pour vraiment la comprendre, la théorie de l’aliénation qui, elle aussi, se donne comme la conséquence inévitable et surprenante du travail des individus les uns sur les autres et sur le monde, comme le retournement contre le sujet de sa production, de ses propres actions, comme une sorte de projection refroidie, comme des cendres qui retombent massivement sur le sujet et sa propre activité. L’existentialisme en particulier a poussé très loin le raffinement théorique en cette matière, tout en restant dans les limites d’une conception de l’aliénation comme objectivation et non comme constitution d’une société des formes (signes, valeurs, objets) au lieu et place des individus. Le monde extérieur, qu’il soit le monde naturel ou l’environnement technico-social, y apparaît seulement comme un obstacle, c’est-à-dire que ma volonté en s’incarnant et en s’extériorisant se heurte à « l’en soi », comme dirait Sartre, et se retourne ensuite contre moi comme intériosation de la rareté, des difficultés de la praxis et des relations à autrui, ce qui revient à dire qu’on a une vue de l’aliénation comme destin s’imposant à l’individu, ou aux individus, en fonction même de leurs échanges et de leurs communications. On est en présence d’une sorte de dialectique de l’extériorité et de l’intériorisation qui aboutit à une conception de la liberté comme pur choix intérieur, comme rébellion contre les circonstances, liberté qui ne garantit même pas la lutte contre la servitude... De façon significative, si l’on se tourne vers Sartre, au moment où il dépasse la période de L’être et le néant, on discerne chez lui une conception qui reste toujours prisonnière de cette direction de pensée : le groupe donne naissance à la série, qui peut aboutir au groupe en fusion, pour retomber ensuite à la sérialité qui peut redonner naissance au groupe en fusion...

Sur le plan théorique, il est important de noter ici que l’aliénation ainsi conçue, que l’on se réfère à Hegel ou à des penseurs contemporains, conduit à peu près inévitablement à privilégier les projections collectives des actions individuelles, entrecroisées de façon plus ou moins complexe et s’opposant aux individus avec l’apparence du pétrifié. C’est l’hypostase des Codes et des Signifiants, que Lévi-Strauss commente si bien. Nos incarnations s’élèvent au-dessus de nous, comme une sorte de matérialisation des significations, mais surtout des signifiants et des codes, si bien qu’on a une sorte de structure « matérielle » idéale qui s’impose à nous comme la marche inconsciente de l’esprit. Elle semble être le fruit à la fois de la communication et de la rencontre de nos actions, finies dans leurs objectifs immédiats, mais quasi illimitées dans leurs connexions possibles.

Tout se passe comme si les codes et les signifiants finissaient par prendre le dessus, en tout cas selon l’évidence, et l’observation prisonnière, c’est-à- dire finissaient par dévorer à peu près totalement le signifié. C’est ce qu’explique avec beaucoup de brio J. Baudrillard. On parvient ainsi à une conception de la société contemporaine comme Moloch du signifiant et des codes contre lequel sans cesse viennent se briser les vagues de l’impuissance subjective.

Tout ceci nous fait d’ailleurs mettre le doigt sur une réalité que la sociologie met en lumière sans la comprendre : la violence des formes, ou de la forme sur le contenu, c’est-à-dire la violence que tous ces signifiants, ou porteurs de message, toute cette production symbolique en tant que production des formes socialement inconsciente, exerce sur les différentes pratiques sociales.

Le poids de ce totalitarisme des formes organisatrices de l’expérience et de l’interaction est tel que les contenus semblent devoir n’être plus que des référents sans portée ou sans intérêt.

On ne peut donc s’étonner si la découverte par les sciences sociales de l’immense portée de la violence symbolique, organisée en systèmes signifiants, a entraîné toute une série de théorisations sur la mort de l’homme ; paradoxe étonnant si l’on songe qu’à l’origine il y a la tentative de comprendre et de reproduire intellectuellement le monde à partir des pratiques individuelles. Pour reprendre un adage courant, on peut dire que c’est le Médium qui domine le Message. Contre ce type de conception, ou plutôt contre ce type de perception de la société et du social, une réaction possible est évidemment la phénoménologie de type hégélien, c’est-à-dire la référence à des stades successifs du déchirement et de la réconciliation, ce qui veut dire penser mon incarnation, mon action comme des moments dépassables et dépassés du code et du signifiant, conduisant au Logos et en définitive à la réconciliation ou la résolution des contradictions de l’individuel et du collectif. De cette façon, la violence symbolique n’est plus qu’une violence nécessaire pour accéder à un stade supérieur de l’humain ou du divin, mais cette sublimation se heurte, bien entendu, à des difficultés considérables, dans la mesure où, chemin faisant, elle est obligée d’hypostasier l’Etat, voire les relations réifiées du monde de la marchandise et tout le mysticisme sordide de la société capitaliste.

En fait, à partir de cette recherche de l’intégration au supra-individuel, tout en croyant aller au-delà d’une description pure des processus qui lient l’individu et la société, on aboutit à l’acceptation de ces processus comme inévitables, et on se situe directement dans un immense appareil de la production des idéologies et des relations sociales : productions symboliques, productions libidinales, productions matérielles. Au niveau libidinal, il est clair que si on se base comme Hegel sur une conception organiciste de la famille, sur les rapports parents-enfants, époux-femmes, comme moment d’une totalisation, on tombe facilement dans les manifestations les plus conservatrices qu’on puisse imaginer alors qu’un Kant peut avoir une perception beaucoup plus problématique des rapports familiaux et sexuels, en fonction même de ses vues beaucoup plus individualistes. Cela rappelle, comme on l’a vu plus haut, qu’au niveau II, la production idéologique est finalement un redoublement de l’inversion fondamentale et en même temps la clé de voûte de l’inversion du niveau I, ce qui n’enlève aucune réalité à ce niveau II. bien au contraire, mais montre que sa matrice se trouve au niveau de la production sociale de la vie, même si, historiquement, de façon génétique, les idéologies en se greffant sur la production proto-symbolique, ont été décisives pour aboutir à cette inversion des sujets et des objets dans le passage des sociétés pré-capitalistes à la société capitaliste.

Toutes ces précautions, toutes ces explications étaient, à notre avis, nécessaires pour bien aborder le problème de la science que René Lourau esquive largement par une condamnation facile du scientisme et par le postulat simple de l’unité de la théorie et de la pratique. Lourau, à la suite de Lukacs, procède en effet à une mise en accusation de la science objectiviste et plus précisément des sciences sociales, plus ou moins cloisonnées, caractérisées par un éloignement grandissant des bases matérielles et pratiques où elles sont censées trouver leur inspiration. En fait, ce qu’il vise, c’est l’autonomisation des disciplines scientifiques les unes par rapport aux autres, leur prétention à construire leur objet à partir de découpages problématiques des pratiques de référence.

Naturellement, on ne peut lui donner entièrement tort, mais, même si ses critiques sont partiellement justifiées, elles passent trop vite de la mise en question d’une grande partie des procédures et disciplines scientifiques actuelles à une condamnation en général trop hâtive du quantitatif ou du formalisé. De cette manière, R. Lourau se coupe justement la voie qui mène à la construction d’un système de référence suffisamment clair et précis pour l’analyse institutionnelle. Plus précisément, il y a chez lui confusion entre Science (ou langage scientifique) et utilisation de la Science, dans le contexte général de la société capitaliste. En effet, s’il faut admettre que le langage scientifique est né dans une constellation historique bien particulière, s’il faut admettre aussi qu’il traduit peu ou prou les impératifs de la reproduction sociale capitaliste, il est parfaitement aberrant de vouloir dépasser ces limites par un retour au langage non scientifique, porteur de toutes les polysémies au nom de l’unité de la théorie et de la pratique. Marx a emprunté une autre voie, il a voulu parler en langage scientifique du monde réifié et parvenir à la dissolution théorique des formes fétichisées de la vie et de la production sociales en élucidant le rapport formes-contenus, ce qui revient, entre autres, à faire une critique scientifique des fétichismes scientifiques auxquels nous sommes confrontés, de la sociologie à la psychologie sociale.

Il faudrait bien sûr de longs développements pour approfondir tant soit peu cette question, il n’en est malheureusement pas question dans le cadre de cet exposé, mais ces quelques remarques doivent suffire à faire comprendre que la méfiance de René Lourau pour les démarches scientifiques, sa réticence à convenir que l’unité théorie-pratique présuppose des médiations infiniment complexes pour se réaliser, le conduisent quasi inéluctablement à une conception dangereuse de la totalité, problème qu’il a d’ailleurs parfaitement raison de poser. Effectivement pour lui, la totalité, c’est le vrai, par opposition au partiel, au voilé et à l’aliéné, ce qui exclut bien entendu qu’il la saisisse comme le faux, comme le monde la tête en bas que le travail de la critique scientifique et révolutionnaire doit remettre sur ses pieds (concret de pensée contre abstrait réel).

En ce sens, la totalité n’a aucun caractère de positivité, n’est pas affirmative au sens marcusien, ce qui entraîne comme conséquence qu’il n’y a pas de posivité directe de la théorie. Ce qui est dire en d’autres termes que le traitement de la totalité ne peut être qu’un traitement de la dissolution théorique, préparant sa dissolution pratique. Le niveau de la totalité est en fait représenté par le capital, il est l’idéalisme du capital. Le capital c’est le Sujet à la place des sujets, le Sujet de l’histoire à la place des non sujets que sont les individus. La totalité est ainsi une puissance étrangère, cristallisée par opposition aux hommes apparemment réduits à l’état de supports des rapports de production. Aussi le fait de ne pas concevoir la totalité de cette façon là aboutit à une erreur de perspective qui me semble un point aveugle, capital pour l’analyse institutionnelle. C’est en effet concevoir la négation comme négativité d’ordre général, comme redressement de la partialité, et non pas comme négation déterminée. La négativité comme principe est en fait la négativité comme indétermination par rapport à la négation déterminée, par rapport à la négation située historiquement.

Si l’on n’en tire pas toutes les conséquences épistémologiques, on reste prisonnier de la totalité, d’un certain type de société comme fausse totalité ou fausse totalisation.

Autrement dit, on ne peut donner raison à Lourau lorsqu’il semble s’élever contre toute théorisation opposée aux pratiques, au nom d’une condamnation de l’autonomisation des sciences sociales. Il faut établir une distance entre la réflexion et le concret fétichisé pour renouveler les pratiques, pour rompre la circularité où nous sommes enfermés par les objets-signes. C’est ce qui justifie en partie l’entreprise d’Althusser rompant avec l’empirisme et le pragmatisme et cherchant à concevoir la rupture théorique apportée par Marx comme une rupture épistémologique avec ses devanciers. Le problème est qu’on en voit très mal les références pratiques et la genèse sociale.

Pourquoi Marx a-t-il fait des découvertes théoriques ? Pourquoi a-t-il vu autre chose dans la théorie de la Valeur que Smith et Ricardo ? Althusser n’en donne effectivement pas les raisons. On est dans le cadre d’une conception de la Science en tant que processus auto-suffisant se développant par bonds qualitatifs mais dont les oppositions aux autres niveaux de la pratique restent largement inexplorés, la pratique scientifique étant à elle- même sa propre raison.

A l’inverse, la position de Lourau conduit à privilégier les pratiques en déséquilibre, tout ce qui paraît contredire l’ordre ossifié de la société sans avoir des critères suffisants pour en déterminer la portée, la charge explosive, sans avoir des instruments théoriques adéquats pour les intégrer dans une entreprise véritablement collective de réorganisation de la société.
Dans la mesure où la théorie n’éclaire pas la pratique sociale, on a de fait le danger d’être face à des pratiques sociales aveugles, qui ne peuvent conduire à la dissolution des formes et de la violence symbolique. Il faudrait rappeler ici que Marx défend très longuement dans Le Capital une thèse fondamentale : l’idée qu’il y a des formes objectives liées à l’activité cognitive et transformatrice des hommes de la société capitaliste, en d’autres termes, des formes intellectuelles objectives telles que les catégories de l’Economie politique, ce qu’il appelle en allemand objektive Gedankenjormen et qui bien sûr, ne relèvent pas seulement de la production des individus mais essentiellement de la dialectique historique des rapports entre homme, nature, entre socialité et naturalité changeantes.

En négligeant cette découverte capitale, l’analyse institutionnelle s’engage dans une longue série d’antinomies parce qu’elle ne saisit pas vraiment la nature de l’opposition qui existe entre la totalité objective et réifiée dont les formes intellectuelles objectives sont un élément décisif et d’autre part le résistant et le non totalisable dans ce cadre. L’analyse institutionnelle doit ainsi recourir à des vues de type bergsonien sur le jaillissement de l’instituant, et le refroidi de l’institué, mais sans qu’on puisse dire pourquoi il y a vraiment un jaillissement de l’instituant et un refroidi de l’institué. Comme le laisse entendre Lourau, à plusieurs reprises, on est en présence d’un jeu permanent de l’instituant et de l’institué, mais le problème est qu’il ne nous en donne pas les règles, tout au moins pas des règles univoques. On apprend bien que l’institué a quelque chose à voir avec le capitalisme et que l’instituant est contraire à l’activité libre et fondatrice des opprimés de l’institution, mais comme Lourau, suivant en cela son inspirateur C. Castoriadis, a tendance à réduire les oppositions de classe à des oppositions gouvemants-gouvernés, bureaucratie-exécutants, on retient l’impression que la transformation sociale est conçue de façon simplifiée avec un certain parfum de gratuité. Lourau, il est vrai, ne renonce pas à certains instruments d’analyse comme la plus-value, l’argent, mais dans la mesure où il en fait des institutions au même titre que les Eglises par exemple, il sous-estime les formes intellectuelles objectives et le fétichisme qu’elles engendrent. Son pan-institutionnalisme ne lui permet pas de prendre la dimension des obstacles à franchir. Sur cette voie, il est pratiquement forcé de construire une sorte de continuum entre institution et société, entre individu et institution, qui ne tient justement pas compte des éléments de discontinuité qui fragmentent et tronçonnent la société actuelle. Il n’est évidemment pas question d’accepter ces différentes formes de scission comme des données anthropologiques comme la manifestation d’une séparation ontologique entre l’individu et la société, entre les institutions et la société, entre le groupal et le social. On en conviendra avec les partisans de l’analyse institutionnelle, la difficulté de toute façon, est sociale et prétendre que l’individu est extérieur au social et que le social est extérieur à l’individu est parfaitement aberrant. Mais le problème est de déceler et de définir les éléments de discontinuité qui selon notre analyse renvoient au problème du lien social extérieur aux individus, c’est-à-dire au Fétichisme des formes : forme valeurs, forme marchandise, forme Etat, forme opinion publique, formes des relations sexuelles, telles qu’elles nous entraînent dans le labyrinthe capitaliste.

On ne peut de fait s’en tenir à la formule, on ne peut plus triviale : « La Société n’est pas extérieure aux institutions et les institutions ne sont pas extérieures à la société ». Il faut en effet déterminer comment on peut parler de l’intériorité des institutions par rapport à la société et comment se situe leur extériorité relative, leur distance par rapport à cette même société ? Tout le problème est là.

L’indétermination où l’on reste à cet égard explique bien des difficultés, difficultés qui se manifestent notamment par l’apparition d’une antinomie entre champ d’analyse et champ d’intervention. Lourau le reconnaît lui- même très honnêtement.

Le champ d’analyse renvoie au système de référence global, le champ d’intervention, par contre, ressortit des tentatives de modification des pratiques. Il faut donc parvenir à une jonction satisfaisante entre ces deux bouts de la chaîne, à une détermination des médiations qui conduisent de l’une à l’autre. Il ne suffit pas de nommer la difficulté transversalité, car la transversalité, comme l’a fait remarquer Lapassade est un concept pour le moment insaisissable. Il renvoie aux multiples appartenances des individus et des groupes, à leur croisement avec de nombreuses institutions, mais ce renvoi à la multiplicité est souvent un renvoi à l’indifférencié.

De ce fait le champ d’analyse est aplani, pour ne pas dire aplati et surtout l’articulation du champ d’analyse par rapport aux interventions est faiblement dessinée. Là encore on est renvoyé à un continuum individu- institution-social. Dès qu’on prend l’individu comme un homme, en général, malgré de multiples références, on ne saisit pas toutes les implications réelles de sa situation concrète.

Pour toutes ces raisons l’analyse institutionnelle ne peut éviter de mettre trop de choses, et trop de choses mal définies, dans le concept d’institution.

Lourau a d’ailleurs saisi le danger et il essaye de se garder contre les conceptions de type durkheimien tout en cherchant à intégrer les apports de la psychologie sociale et de la psychosociologie (de Rogers à Elliott Jaques), malgré ses origines impures aux yeux de certains (la psychologie appliquée à l’industrie).

Pourtant, malgré tous ces efforts, le concept d’institution reste redoutablement multivoque. Pour quelle raison ? Même si les travaux de psychosociologie sont utilisés pour montrer comment se nouent concrètement des relations effectivement conflictuelles, au niveau des entreprises, il reste que sur cette voie, comme sur celle de la sociologie des organisations, on ne peut parvenir à une pondération, ou une hiérarchisation des institutions, ni, non plus, à une élucidation de leurs rapports aux formes fétichisées de la vie sociale. C’est pourquoi il n’est pas inutile de faire une distinction très importante — bien qu’encore assez grossière — dans le domaine institutionnel. Il y a d’une part les institutions qui sont directement liées au Fétichisme formel, les institutions telles que l’Etat, ou l’opinion publique, qui en tout état de cause renvoient à des objectivations contre lesquelles les volontés individuelles ont peu de prise. Par contre, il y a des institutions qui n’ont pas le même type de liaisons aux cristallisations objectives et qui ainsi sont plus sensibles à l’intervention (du moins apparemment).

C’est un point qui est loin d’être suffisamment fouillé mais qui ne doit pas être négligé. Il est clair que si on prend l’exemple du département d’une université française, il a une réalité institutionnelle qui est relativement peu contraignante.

Par contre, si on se tourne vers les appareils scolaires, à un échelon plus global, le type de problèmes affrontés n’est plus le même. Au niveau d’un département la dynamique de groupe peut changer considérablement les rapports, même si l’on n’est pas très au fait du système de référence. L’intervention socio-analytique n’est donc pas le seul mode d’affrontement du problème des institutions. En fait, l’analyse institutionnelle, telle que Lourau l’a théorisée, n’est qu’une solution limitée à une partie seulement des questions institutionnelles. Il y a un seuil de résistance au-delà duquel l’intervention socianalytique peut difficilement pénétrer. Pour surmonter cette difficulté, Lourau tente de faire appel à des analyseurs historiques comme la Commune, ou comme Mai- Juin 1968, mais ce sont des analyseurs qui sont et restent « ambigus » dans la mesure où il faut déjà un code, une grille, pour les faire parler. Quelle grille employer ? Cela renvoie de nouveau au système de référence théorique.

Il ne s’agit naturellement pas de rejeter des concepts ou instruments d’analyse comme l’implication, le contre-transfert institutionnel, mais il faut arriver à mesurer plus exactement leur portée et leur champ de validité, en particulier dans leurs rapports.

Pour éclairer la question, à ce point du débat, il n’est pas mauvais de revenir à un certain nombre de textes du Capital sur le machinisme et la grande industrie — où Marx fait l’analyse de la dépossession des travailleurs et de la perte de leur force sociale collective dans le processus de la Coopération capitaliste. Pour lui ce n’est plus l’aliénation dénoncée par les Manuscrits de 44 qui est prédominante, mais bien le fait que les travailleurs soient dépossédés collectivement des puissances intellectuelles de la production et qu’ils succombent au fétichisme de la forme salaire et du contrat de travail.

Cela ne l’empêche cependant pas de compléter cette analyse apparemment pessimiste, par des considérations tout à fait décisives sur la résistance de la classe ouvrière à l’exploitation. Les travailleurs sont sans doute des supports des rapports de production mais ce sont des supports branlants, dans la mesure où en tant qu’êtres historiquement conditionnés, caractérisés par un certain nombre de besoins et d’aspirations (produits par la socialisation capitaliste) ils ne peuvent se prêter à toutes les exigences du capital (extension démesurée de la durée du travail, intensification du travail, intensification du travail, salaires au niveau de subsistance). On peut dire en ce sens que tous les développements de Marx sur l’exploitation, sur le taux de la plus value, sur la plus value absolue et relative, sont en même temps des analyses de la résistance inéluctable des travailleurs à leur condition. On peut d’ailleurs ramener ceci à une idée simple, à savoir qu’il n’y a pas de plasticité infinie des individus dans la société capitaliste. Il n’y a pas une classe ouvrière qui pourrait être réduite à l’état de facteur de production ou de facteur du capital, mais il y a une réalité qui est plus que la seule résultante de la reproduction capitaliste. En témoigne l’anarchie permanente qui marque à peu près toutes les relations de la société capitaliste et les difficultés qui mettent constamment en danger ces mêmes relations, sans qu’il soit besoin de postuler pour autant une prise de position naïve affirmant la libération spontanée des travailleurs.

Le problème qui est alors posé est celui de bien préciser les conditions d’une véritable rupture de l’équilibre capitaliste, c’est-à-dire de la rupture de la reproduction sociale.

Il est tentant de se référer aux conditions d’une prise de conscience de l’aliénation en mesurant la distance entre la conscience actuelle et la conscience possible du prolétariat, mais ainsi on place les obstacles à surmonter au niveau des pratiques et des relations aveuglées par les différentes manifestations du fétichisme (même si elles relèvent de la contestation). En réalité il faut aller plus loin et se demander comment on peut détruire l’objectivité réifiée des formes sociales (comme renversement du métabolisme hommes-nature). La réponse est à chercher dans l’organisation des travailleurs contre la subsomption sous le commandement du capital pour récupérer leur force collective et se donner les moyens de renverser le sens de la symbiose entre les hommes et le système des machines.

La dissidence idéologique peut être obtenue relativement facilement mais la dissidence organisationnelle implique la mise au point d’un mode d’organisation qui soit incompatible, ou en contradiction directe avec les modes de travail et d’organisation de la Société capitaliste, c’est-à-dire avec la valorisation ou la mise en valeur du capital.

En effet, le mode de production capitaliste n’est pas au premier chef un mode de produire de biens matériels mais une façon de produire des valeurs, des capitaux, de la plus value. Cette production de valeurs induit un mode d’organisation dominé par le chef d’orchestre capitaliste de l’entreprise qui combine contradictoirement un double processus de direction technique ou de mise en commun de forces humaines et d’extraction de la plus value.

Dans toute production il faut évidemment un chef d’orchestre mais rien ne dit que ce chef d’orchestre doive être un individu plutôt qu’une collectivité, et que le mode de travail doive être démocratique ou non démocratique. En fait l’unité du processus de production sous l’égide d’un chef d’orchestre despotique travaillant pour la production et l’extraction de la plus value, comme nous l’avons vu, se heurte à des résistances innombrables. L’important est que ces résistances ne portent pas seulement sur les effets de l’accumulation du capital, mais investissent peu à peu l’essentiel du processus de valorisation, en particulier l’utilisation capitaliste des machines, c’est- à-dire qu’elles commencent à transformer les relations de travail. Mais pour qu’il en soit ainsi il faut que la révolte latente devienne indiscipline permanente et organisée en dépassant les biais idéologiques (le redoublement de l’inversion), ce qui implique qu’elle rejoigne les problèmes de la société tout entière en s’assimilant son analyse scientifique (dissolution théorique de la fausse totalité).

Cela veut dire qu’il faut se situer en extériorité par rapport au système capitaliste de production et de reproduction tout en partant de ses contradictions.

L’organisation de la classe n’est donc pas seulement à concevoir comme la manifestation d’un paroxysme de la révolte, elle est un but à atteindre par toute une lutte patiente contre les différentes formes d’intégration des travailleurs au système. C’est bien pourquoi, malgré tous les risques de dégénération, le parti est une forme d’organisation nécessaire. Il doit être à la fois un analyste de la société (l’intellectuel collectif de Gramsci) et un analyseur — son action approfondit et accentue les déséquilibres de la société en même temps qu’elle force la classe dominante à dévoiler ses batteries [4].

La question a été largement hypothéquée et obscurcie jusqu’à maintenant par la théorisation de Kautsky, reprise par Lénine sur le rôle des intellectuels, car l’intelligentsia ne peut être la dépositaire de la théorie qui a besoin de multiples échanges et de multiples oppositions avec les pratiques sociales. Privilégier les intellectuels peut effectivement conduire à la bureaucratisation.

D’autre part, on trouve un point aveugle de la théorisation de Lénine dans les textes postérieurs à la prise du pouvoir, dans le texte « les tâches immédiates du pouvoir du Soviet », entre autres : l’idée que la tâche essentielle est l’élévation culturelle de la classe ouvrière, ne s’accompagne pas chez lui d’une compréhension réelle des relations de travail.

Ceci montre que toute la thématique de Marx sur la puissance du fétichisme technologique, sur les forces collectives qui sont ravies à la classe ouvrière à travers le despotisme d’entreprise est parfaitement ignorée par Lénine à l’époque. En fait. Lénine a tendance à concevoir le Parti non pas comme un instrument qui permet de desserrer l’étreinte capitaliste sur la classe ouvrière et qui, en même temps, pose le problème crucial et capital de l’organisation autonome de la classe ouvrière, mais comme une expression directe de cette classe. Bien sûr les derniers textes de sa vie rendent un tout autre son de cloche, ce qui nous invite certainement à ne pas prendre à la légère la lutte contre les institutions et à ne pas perdre de vue les perspectives de l’instituant.


Source : exemplaire personnel





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consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Paris, 1971, Editions de Minuit.

[2...

[3Daniel Vidal, Essai sur l’idéologie. Le cas particulier des idéologies syndicales, Paris, 1971.

[4Les institutionnalistes seront hérissés en lisant ce passage. Pour eux, un analyseur qui cherche à être analyseur est une contradiction dans les termes, puisque la mise en crise des institutions doit sortir de l’inexprimé et du refoulé. C’est précisément ce que nous contestons.