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Les atteintes au droit de grève (France)

Revue internationale du socialisme

n° I-1, p. 83-85, janvier février 1964




Jusqu’à la fin de la IVe République la France a pratiquement vécu sans réglementation du droit de grève. Seuls quelques arrêts du Conseil d’Etat (tribunal administratif) avaient introduit des restrictions pour les fonctionnaires (en particulier pour les fonctionnaires des corps répressifs). Le gouvernement ne pouvait agir qu’en ayant recours à la réquisition, instrument délicat à manier et très dangereux dans un climat politique instable. Dans la mesure où ils voulaient conserver de bons rapports avec les syndicats, les partis de centre et du centre gauche (le M.R.P. et la S.F.I.O.) pouvaient en effet difficilement risquer de heurter Force Ouvrière et la C.F.T.C. (centrale chrétienne), très puissantes chez les fonctionnaires. Aussi, à de rares exceptions près, les gouvernements de la IVe République laissèrent-ils les syndicats libres d’organiser les grèves à leur guise.

Avec la Ve République, alors qu’il devenait pour les partis moins nécessaire de s’appuyer sur les syndicats, l’opposition s’aggravait entre le pouvoir d’Etat et l’autonomie syndicale. De Gaulle n’avait jamais caché son antipathie pour la liberté d’expression et d’activité du mouvement ouvrier, et encore récemment avait souligné la nécessité de dépasser "le petit jeu parlementaire et syndical”. Peu après la présentation au Parlement de la proposition de loi limitant le droit de grève, Debré rappelait ainsi les principes du régime :

" L’idée serait la suivante : réserve faite des services où le principe même de la grève ne peut être admis, et qui conserveraient leurs règles propres, il serait entendu que seule la grève annoncée avec préavis serait licite. Toute autre : grève surprise, grève tournante, grève larvée, serait illicite et sanctionnée. Pendant le temps du préavis, et même une fois la grève commencée, le Gouvernement, et lui seul, aurait un droit dont il pourrait, selon les circonstances, faire ou ne pas faire usage : ce droit serait celui d’évoquer la cause du conflit devant une commission d’examen. Il ne peut s’agir d’arbitrage, système difficile en tout état de cause, et impossible quand la puissance publique est en cause. La composition de cette commission, prévue à l’avance, devrait assurer une appréciation objective. Si le Gouvernement ne saisit pas la commission, la grève est licite dès la fin du délai de préavis. Au contraire, le fait de saisir la commission imposerait aussitôt une suspension du droit de grève pendant quatre à six semaines. Les conclusions de la commission seraient publiées. Le Gouvernement devrait alors, sans délai, faire connaître sa décision : après quoi la grève, si les personnels maintenaient leur position, serait licite”. [1]

C’est là un aspect du régime gaulliste qui ne s’était pas manifesté dès l’abord (et cependant depuis 1959 jusqu’à aujourd’hui, de Gaulle a fait appel à l’arme de la réquisition non moins de 14 fois).

Les premiers gouvernements gaullistes n’eurent pas à faire face à de grands mouvements sociaux, et souvent la simple menace de la réquisition suffisait à faire avorter des mouvements revendicatifs. C’est seulement après la fin de la guerre d’Algérie, lorsqu’il devint évident que les travailleurs des services publics allaient commencer des actions revendicatives soutenues, que le problème de la réglementation du droit de grève fut de nouveau dans l’air. Le gouvernement savait fort bien que le bas niveau des rémunérations du secteur public par rapport au secteur privé suscitait un très fort mécontentement, générateur d’explosions, mais en même temps il ne voulait pas faire de grandes concessions pour ne pas mettre en danger toute sa politique économique et financière. Il ne lui restait donc qu’une politique possible, celle des concessions mineures, et de la réglementation pour émousser l’arme de la grève.

C’est dans ce contexte qu’intervient la grande grève des mineurs de l’hiver 1963. Elle démontra de nouveau que l’emploi de la réquisition n’était pas facile. Pour rendre effective la réquisition il aurait fallu envoyer contre les 180.000 mineurs des forces policières considérables et s’engager dans une sorte de petite guerre civile. Malgré sa popularité le pouvoir recula devant une telle épreuve de force et se contenta d’attendre des circonstances plus favorables à un compromis qui ne soit pas trop coûteux. Mais après un tel avertissement, les stratèges gouvernementaux craignant la contagion s’attachèrent de plus belle à l’élaboration d’une réglementation du droit de grève. Celle-ci, adoptée au début de l’Eté 1963 répondait à plusieurs préoccupations :
1) ne pas heurter de front l’opinion populaire en s’attaquant directement au droit de grève ;
2) rendre les grèves plus difficiles en créant des obstacles sérieux à leur déclenchement ;
3) donner aux autorités un avantage tactique sur les directions syndicales.

Pour cela elle édicte que dans les services publics toutes les grèves surprise ou tournantes sont interdites et que toute grève doit être annoncée avec un préavis de cinq jours. Le gouvernement dispose ainsi d’un délai qui peut paraître court, mais qui lui permet de prévoir des solutions de remplacement. Par exemple en cas de grève des transports il peut préparer l’intervention de personnel militaire etc.

Cette atteinte peut paraître mineure à première vue. Elle ne l’est pas en fait, car elle oblige les syndicats, sous peine de poursuites judiciaires, à s’engager dans des grèves de grande ampleur pour compenser la suppression de l’effet de surprise face à un adversaire prévenu. Or il faut bien constater que les syndicats français craignent à l’heure actuelle les épreuves de force aux résultats aléatoires. Le secteur le plus combatif du mouvement syndical, le secteur public, entre donc dans une période d’incertitude, dont il ne pourra sortir qu’en portant la lutte à un niveau supérieur.

Pour le moment le gouvernement ne poussera pas plus loin son offensive, car il espère toujours pouvoir compléter la règlementation par une auto-discipline syndicale dans le cadre d’une politique nationale des revenus (programmation des augmentations de salaire). Il est à prévoir cependant qu’en cas d’échec il tendra à introduire une forme ou une autre d’arbitrage obligatoire.

JEAN-MARIE VINCENT


Source : exemplaire personnel





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Vincent
(1934-2004)




[1Michel Debré, Au Service de la Nation, Paris, 1963, p. 262.