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Comment se référer à Marx

Rencontres-débats Espaces Marx

16 mars 2000


Conférence prononcée à l’Université de Paris VIII, en mars 2000, dans le cadre du cycle « Marx contemporain », en partenariat avec l’association Espaces Marx.

Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



Est-il encore possible de se référer à Marx de nos jours avec quelque profit intellectuel ? La réponse paraît évidente : à l’époque de la mondialisation, le Marx de la critique du capitalisme est plus que jamais d’actualité. La vitalité du capitalisme le mène en une course folle vers des inégalités sociales croissantes et des destructions de plus en plus inquiétantes de l’environnement. Mais suffit-il de retourner à Marx comme on passe à l’ordre du jour ? Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la mort de Marx et on ne peut faire comme s’il n’y avait pas eu les horreurs et le naufrage du « socialisme réel » qui ont quand même quelque chose à voir avec le ou les marxismes historiques. Il faut donc relire Marx en laissant tomber les vieilles lunettes marxistes. Cela ne veut certainement pas dire qu’il faille procéder à une relecture purement théorique, de facture universitaire, de l’œuvre marxienne : on n’interroge pas Marx comme on interroge un penseur classique ou un faiseur de systèmes, on l’interroge parce que comme lui on conçoit le projet théorico-pratique de transformer la société.
Au préalable, il faut se demander quels écueils sont à éviter et quelles interprétations il faut passer au crible de la critique. Marx a placé sont immense effort intellectuel sous l’égide de la critique l’économie politique. Si l’on veut bien y réfléchir, cela veut dire qu’il ne peut être question pour lui de reprendre les catégories de l’économie telles quelles, sans les déplacer vers un autre champ théorique et sémantique que celui de l’économie classique. Le concept central de la critique marxienne de l’économie politique, la valeur, ne se situe pas dans le prolongement (amélioration) de la théorie ricardienne de la valeur, il en est plutôt l’opposé ou le contraire. Alors que Ricardo fait une théorie de la valeur-travail comme théorie de la mesure de valeur par le temps de travail, Marx dit que la valeur est une forme sociale complexe, la forme valeur des produits du travail. La substance valeur et sa mesure en temps de travail sont en fait conditionnés par la production et la reproduction sociales de la forme valeur grâce à un certain nombre d’opérations socialement déterminées. Les activités de production sont formalisées comme absorption de la force de travail (détachée des travailleurs) par la puissance abstraite du capital. Ce dernier s’incorpore les travaux concrets des salariés pour faire du travail abstrait une sorte de matière première sociale qui lui permet de se reproduire de façon élargie. Les caractéristiques immédiates des activités de production lui importent peu. Ce qu’il veut, c’est se subordonner l’énergie vitale et l’intelligence des salariés (aspect qualitatif de l’exploitation).
Comme on le voit, le temps de travail dont parle Marx n’est pas un temps de travail immédiatement donné, il s’agit d’un temps traité par les machineries du capital, fragmenté, estampillé et c’est seulement en tant que tel qu’il peut devenir instrument de mesure, mais d’une mesure qui ne va pas de soi et qui n’est pas naturelle. En effet, la mesure par le temps de travail présuppose toute une série de conditions réunies, notamment la forme monétaire des échanges économiques et de la rémunération de la force de travail : il n’y a pas de comptabilité en heures de travail, il y a une comptabilité du travail, du temps de travail normalisé, exproprié et de ses incidences sur la productivité du capital. Le temps de travail est jugé, soupesé à l’aune de la production de valeurs et de la reproduction du rapport social de production, la productivité physique en valeurs d’usage étant tout à fait secondaire à ce niveau. La théorie marxienne est donc bien aux antipodes de celle des classiques pour qui la valeur travail est une mise en relation des activités humaines avec l’environnement technique. Pour les ricardiens d’hier comme pour les néo-ricardiens d’aujourd’hui le travail est constitué de séquences d’actions qui disposent d’instruments et de moyens plus ou moins perfectionnés. Pour Marx, au contraire, le travail est un rapport social complexe qui se traduit par l’intégration des travailleurs dans les dispositifs du capital pour la production de valeurs.
Cela implique notamment qu’il ne peut y avoir de rapport de travail capitaliste au sens plein du terme si la dépense de force de travail ne trouve pas sa forme monétaire, si elle ne s’exprime dans la monnaie incarnation sociale du travail humain en général, comme dit Marx dans Le Capital. C’est grâce à cela que le travail abstrait devient effectivement quantifiable et se représente lui-même comme divisible, simple ou complote, mais interchangeable dans l’argent. De cette façon les travailleurs sont happés par la monétarisation des relations sociales et la force de travail entre dans la circulation universelle des marchandises (et marchés du travail). La monnaie en ce sens symbolise bien l’extériorité des rapports sociaux, leur caractère de puissances étrangères pesant sur les individus et les groupes. Au premier chef, les rapports sociaux sont en effet des rapports entre des choses ou plus précisément des rapports entre des formes de pensées chosifiées (bien que produites socialement). Il n’y a pas de continuité entre les hommes et les rapports sociaux, parce que ces derniers ne sont pas les prolongements des premiers. On pourrait même dire que ce sont les rapports sociaux qui façonnent les hommes en les dissociant, en leur imposant de se soumettre aux mouvements de la valorisation. C’est dire qu’en aucun cas la monnaie ne peut être réduite à ce qu’en disent les économistes, un moyen de coordination d’une multiplicité de projets individuels.
C’est par conséquent un contresens que de voir en Marx un chantre du travail. La critique de l’économie politique a en effet son épicentre dans la critique du rapport social de travail qui est à l’origine d’un monde sens dessus dessous où les abstractions du travail mort dominent ce qui est vivant. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur ce contresens, il n’est pas dû seulement à des erreurs individuelles de lecture et à la difficulté de certains développements du Livre I du Capital. Il participe d’erreurs d’interprétations collectives et d’obstacles épistémologiques inscrits dans les relations sociales elles-mêmes. Le mouvement ouvrier du XIXe siècle est convaincu que les travailleurs salariés sont les producteurs des richesses de la société et que c’est à partir des capacités qu’ils développent dans la production qu’on pourra reconstruire la société. On voit en général dans les capitalistes, non des fonctionnaires du « capital » comme dit Marx, c’est-à-dire des agents de machineries sociales abstraites, mais des parasites dont on devrait pouvoir se passer facilement. Tout cela s’appuie sur une conception rudimentaire de l’exploitation (on ne verse pas au travailleur l’intégralité de ce qu’il produit) qui ne permet pas de saisir la complexité du rapport social de production et la portée de la critique de l’économie politique.
Ces représentations plus ou moins spontanées, critiquées par Marx dans ses gloses marginales sur le programme de Gotha (1875) ont engendré un véritable culte du travail dans de nombreux secteurs du mouvement ouvrier. Elles ont aussi largement influencé les milieux intellectuels et plus particulièrement ceux qui se sentaient proches des partis socialistes et ont contribué à répandre le marxisme dans ses différentes versions. La conséquence la plus négative de cet état de choses est que l’entreprise de l’économie politique s’est pratiquement arrêtée pour céder la place à différentes formes d’économie marxiste qui se mettaient en concurrence avec les économies non marxistes. Sur cette pente, les formes de pensée objectivées, ces choses suprasensibles qui s’emparent du sensible sont devenues du positif, quelque chose de l’ordre du naturel. Il faudra attendre 1923 pour que soit redécouverte (au moins partiellement) l’importance des passages du Capital sur le fétichisme de la marchandise dans le livre de Lukàcs Histoire et conscience de classe. Encore faut-il remarquer que la théorie du fétichisme n’aura qu’une existence marginale parmi les intellectuels se réclamant du marxisme.
C’est pourquoi on peut affirmer sans risque de se tromper que la révolution théorique commencée par Marx est restée inaboutie, et cela parce que ses effets sur les processus sociaux de production des connaissances sont restés limités. Dans ses écrits de la maturité Marx montre que la critique de l’économie politique est aussi une critique des modes de pensée qui fonctionnent à partir des représentations des agents de la vie économique et des représentations que l’on développe dans la vie quotidienne. La marchandise et ses sortilèges produisent un monde fantasmagorique où les individus se représentent dans les mouvements de la valorisation comme puissants ou impuissants, valorisés ou dévalorisés, comme des sujets partagés entre une sorte d’ivresse de liberté et une soumission résignée, entre l’activisme et la passivité. Ils sont ballottés en permanence, mais toujours en quête de stabilité comme des changements, de repères solides comme de chimères. Ils subjectivisent en termes de mérite ou de défaut les occurrences objectives auxquelles ils sont confrontés, et ils objectivisent en termes de chance, de succès ou d’insuccès leurs façons de se débattre dans la compétition déterminée par les mouvements du capital. C’est cette danse incessante qui fait des processus cognitifs des processus sous influence, appelés à virer de bord dès qu’il y a des changements de conjoncture sous les injonctions et les impératifs du capital. Il y a, bien sûr, des secteurs relativement stables et cumulatifs dans la production des connaissances, les sciences, où les changements de paradigmes paraissent autodéterminés. Mais cela ne fait que masquer la réalité circulaire des principaux processus cognitifs, produire de l’innovation à partir de la répétition, de la différence à partir du même, reproduire de façon élargie les connaissances utiles au capital (managériales, marketing), refouler, déprécier les savoirs qui contredisent la logique capitaliste.
Les marxistes, dans leur travail théorique, sont en général partis de l’idée qu’il n’y avait pas à mettre en œuvre de renversement copernicien dans la production de connaissances sur la société. Il y avait simplement à utiliser autrement des outils de connaissance déjà accessibles afin de montrer que le capitalisme, historiquement situé, pouvait être dépassé. Ils ne se sont donc guère intéressés à la thématique marxienne du monde inversé ou renversé qui exige que la conceptualisation ne se réduise pas à une mise en forme des représentations ou à un assemblage d’observations. Or, c’est très précisément ce que Marx remet en question. Pour lui l’empire (ou si l’on veut la réalité empirique) ne fournit pas un socle solide pour la production des connaissances. Comme Hegel, il pense que les représentations, les perceptions, tout ce qui reflète les formes phénoménales, n’est rien d’immédiat. Derrière ce qui se donne pour immédiat, il y a des médiations, des modes de perception et de penser déterminés par les abstractions réelles du capital qui s’instillent dans la vie matérielle et les échanges quotidiens des individus, dans leur sensibilité et leurs affects. C’est le capital qui est l’esprit du monde, le vrai sujet à la place des hommes et qui fait précisément que le monde actuel est sans tête, décérébré et entraîné dans une course folle.
Pour produire une intelligibilité de ce monde décérébré, la pratique théorique que postule Marx est une critique des modes de travail théoriques qui ne veulent pas ou ne peuvent pas prendre en charge le règne du capital et de la valorisation. La pratique théorique marxienne ne reconnaît pas la division intellectuelle du travail, soit comme cloisonnement des disciplines, soit comme privilèges attribués à certains types de formation. Surtout, la pratique théorique doit se faire analyse des rapports sociaux de connaissance en tant que rapports inégalitaires du point de vue de l’accès aux instruments de production des connaissances, du point de vue de l’insertion dans les processus d’apprentissage, mais aussi en tant qu’ils sont des rapports d’occultation d’une grande partie de la réalité sociale et en tant qu’ils sont des rapports de stigmatisation et de dévalorisation d’une grande partie de la société. Les objectifs à suivre sont d’une part de déstabiliser les processus cognitifs dominants, d’autre part de produire de nouvelles connaissances tournées vers le changement de la société. On peut dire, à cet que Marx a partiellement réussi ce programme. Son œuvre a sérieusement perturbé et perturbe toujours les tenants de la pensée dominante et ceux qui ne renoncent pas à transformer la société peuvent toujours se tourner vers lui avec lui.
C’est beaucoup moins vrai de ceux qui ont voulu être ses continuateurs parce qu’ils n’ont pas fait de critique des pratiques sociales de connaissance et ont, d’une certaine façon, banalisé la critique de l’économie politique. Beaucoup d’entre eux ont ramené l’affrontement avec le capital à un affrontement entre des forces productives en croissance constante et des rapports de production de plus en plus dépassés, introduisant une sorte de finalisme dans les développements économiques et sociaux. Certains ont voulu croire que les grandes entreprises capitalistes avec leurs méthodes d’organisation très élaborées augmentaient la cohésion des collectifs de travailleurs et les préparaient à assumer la direction de la société. Ce faisant, ils oubliaient les analyses de Marx sur la subsomption réelle des travailleurs sous le commandement du capital à travers la technologie, leur dépossession des puissances sociales et intellectuelles de la production. D’autres encore se sont sentis autorisés à penser que les luttes revendicatives et les luttes politiques dans le cadre parlementaire finiraient par user l’hégémonie de la bourgeoisie sur les institutions. Dans tous ces cas de figure, le socialisme apparaît comme le point d’aboutissement, sinon inéluctable, du moins hautement probable, de processus organiquement à l’œuvre dans la société contemporaine.

Ce finalisme ouvert ou larvé, cet aveuglement devant les capacités du capitalisme à se redéployer, à renouveler ses dispositifs et à mener des guerres sociales dans ce but, ont finalement coûté très cher au mouvement ouvrier. Ils ont facilité dans ses rangs un optimisme infondé et l’ont mal préparé aux batailles du XXe siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale des crises révolutionnaires ont certes secoué l’Europe et, à la faveur de cet ébranlement, les bolcheviks ont pu prendre le pouvoir en Russie en grande partie grâce au génie stratégique de Lénine. Mais cela n’a pas permis une percée vers une société autre, radicalement différente de l’ordre social capitaliste. Le nouveau pouvoir soviétique n’avait pas de vues élaborées sur la société à construire, il a donc improvisé à partir de sa culture politique et économique et des données de conjonctures très mouvantes. Ces improvisations sont presque toujours allées dans le sens d’une surestimation des vertus révolutionnaires (création de la Tcheka en 1918), d’un refus du pluralisme politique, et d’un paternalisme à connotations tayloriennes dans la construction de l’économie. Indéniablement le régime soviétique qui présentait une certaine forme d’altérité par rapport au capitalisme a obligé ce dernier à se réformer (acceptation de politiques sociales, surtout après la Seconde Guerre mondiale). Toutefois il n’a jamais pu contester vraiment la dominance du capital à l’échelle internationale, ni non plus faire la preuve que sa dynamique socio-économique ou ses productions culturelles pouvaient être supérieures à celles du capitalisme avancé. Dans sa phase stalinienne il a en outre semé beaucoup de germes de désorientation et de démoralisation dans le mouvement ouvrier. Sur ce point il suffit de renvoyer à la politique catastrophique de dénonciation de la social-démocratie comme principal agent de fascisation à la veille de la prise du pouvoir par Hitler et à l’épisode cynique du pacte germano-soviétique.
En apparence la victoire sur le nazisme due en grande partie à l’Union soviétique a effacé tout cela. En profondeur il n’en est rien, le communisme d’obédience soviétique en forte expansion numérique songe surtout à aménager l’existant soit en édifiant de pseudo démocraties populaires en Europe de l’Est, soit en recherchant la participation gouvernementale en Europe de l’Ouest. Les analyses du capitalisme que proposent les manuels soviétiques mêlent le catastrophisme (crise générale du capitalisme, paupérisation absolue de la classe ouvrière) et des vues sur l’intervention de l’Etat qui rappellent irrésistiblement les théories keynésiennes. Il est vrai que les partis communistes occidentaux (de France, mais surtout de Grande- Bretagne et d’Italie) développent pour leur part des théorisations plus subtiles et mieux élaborées. Elles ne rompent toutefois pas avec l’idée d’une discipline économique positive en compétition avec les écoles économiques dominantes (notamment avec les théories de la croissance). La critique de l’économie politique est superbement ignorée dans ce quelle a de plus essentiel, elle n’est plus guère qu’une appellation conservée parce quelle a été employée par Marx. C’est seulement à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix qu’on voit réapparaître en Allemagne et en France, aux franges du mouvement étudiant, le thème de la critique de l’économie politique.
Cette réduction économiste de la critique marxienne a pour pendant inévitable la recherche d’une improbable philosophie marxiste. Ce qui n’entre pas dans la théorie économique et dans une théorie générale des modes de production doit bien trouver sa place quelque part. Dans ce cadre la solution stalinienne du matérialisme dialectique comme « conception scientifique du monde » avec ses lois universelles de la dialectique est un oxymoron qui ne peut satisfaire grand monde. Les intellectuels communistes ou se réclamant du marxisme cherchent en général une issue en renouant contact avec des courants philosophiques contemporains. C’est comme cela qu’on voit apparaître des philosophies marxistes proches de l’hégélianisme, de la phénoménologie, de l’existentialisme, etc. Elles n’évitent pas, pour la plupart, l’éclectisme et la tentation de se constituer en philosophie générale ; en discours philosophique à prétentions universalistes donnant une explication de l’homme et du monde. A l’opposé, Marx fait une critique de la conscience philosophique comme dépendante d’un procès social de production des connaissances quelle ne peut pas analyser parce quelle reste philosophie persuadée des privilèges de la pensée pure, désintéressée. Marx n’entend pas par là proscrire la réflexion philosophique, il entend simplement (mais ce simplement est tout un programme) la mettre à l’épreuve de la critique de l’économie politique qui permet de découvrir les contraintes que font peser les dispositifs du capital sur les modes de penser.
Il n’y a pas, en réalité, chez Marx de dualité, de partition entre une science économique et une pratique théorique pour la réalisation de la philosophie, il y a une convergence d’efforts théoriques pour déstabiliser un univers symbolique, celui de la valorisation qui se valorise et pour élucider les conditions d’actions collectives libérées et de façons de penser la société affranchies des abstractions réelles. Il ne faut naturellement pas en conclure que Marx ait toujours vu avec netteté la voie à suivre : les hésitations chez lui sont nombreuses ainsi que les obscurités et les contradictions. En témoigne Le capital, ce monument inachevé, où les brouillons (des Grundrisse aux versions manuscrites des Livres II et III) l’emportent de très loin sur la version achevée, mais plusieurs fois remaniée, du Livre I. L’œuvre de Marx ne Elit pas système, elle est essentiellement exploratoire à partir de quelques principes d’analyse forts (par exemple le renversement d’un monde la tête en bas) qui ne donnent pas de solutions à l’avance aux interrogations qu’ils font naître. Etant donnée l’immensité du travail à accomplir, dans bien des domaines, Marx se contente d’aperçus suggestifs, renvoyant à plus tard ou à d’autres des développements plus élaborés. En conséquence, la théorisation est souvent plus implicite qu’explicite, trop allusive pour être bien comprise. A de nombreuses reprises Marx s’intéresse à la rationalité capitaliste qui est à l’origine de beaucoup d’irrationalités, sans jamais la nommer expressément. On pourrait croire qu’il s’agit d’un discours très général, trop général. Il n’en est rien, car Marx décortique les discours de la rationalité comme des discours du calcul économique pour la valorisation, comme le discours de l’adaptation des moyens aux fins dominées par le capital. Il montre simultanément que l’ascèse hégélienne qui conduit du système des besoins et de l’atomistique (la société civile bourgeoise) vers la communauté politique laisse en réalité les choses en l’état (y compris sur le plan conceptuel).
Les limites de la rationalité capitaliste, son caractère unilatéral, son étroite relation, sa complicité avec la subsomption réelle sous le commandement des machineries du capital excluent qu’on puisse la confondre, soit avec une rationalité instrumentale intemporelle (une pure phraséologie pour employer le langage des logiciens), soit avec une rationalité des échanges symboliques et matériels (il ne faut pas l’oublier, les échanges de la société capitaliste sont placés sous l’égide de la marchandise universelle l’argent). C’est en fait une rationalité destructrice, puisqu’elle réduit les hommes dans l’essentiel de leurs activités au rôle de supports de la valorisation qui doivent s’affronter en permanence. Elle produit et reproduit de la violence quelle renvoie à la nature humaine plutôt qu’à la violence du capital. Par là, elle interdit de comprendre la société et le monde. Elle est la rationalité irrationnelle qui subordonne l’usage de la raison à la domination des abstractions réelles. Encore une fois il n’y a chez Marx que quelques indications, mais elles font basculer la compréhension de ce que l’on a sous les yeux. Le renversement cognitif de Marx permet de quitter du connu trop connu pour aller vers l’inconnu, vers de nouveaux champs de connaissance. C’est pourquoi il est absurde de l’accuser de sacrifier à un paradigme de la production en lui opposant un paradigme de la communication comme le fait Habermas. Le seul paradigme que l’on peut trouver chez lui (si l’on retient ce langage), c’est celui de l’émancipation sociale à réaliser contre les abstractions réelles.
Est-ce à dire que Marx est au-dessus de toute critique et que son œuvre n’appelle pas certaines corrections ou rectifications ? Certainement pas. Comme on le sait le dernier chapitre du Capital sur les classes sociales est inachevé, interrompu. On peut considérer que cela est tout à fait symptomatique d’une sous-détermination de la catégorie alors quelle est très chargée symboliquement. On fait facilement du prolétariat ou de la classe ouvrière un sujet collectif rédempteur de la société (voir le Lukàcs d’Histoire et conscience de classe). Marx lui-même dans ses œuvres de jeunesse a développé une conception messianique, millénariste de la classe ouvrière. Il n’en est plus de même dans les écrits de la maturité, où le concept central est celui de la résistance ouvrière à l’exploitation et à l’oppression, résistance inéluctable en raison de la soif inextinguible du capital pour la plus-value. Mais Marx ne dit jamais de façon claire comment cette résistance multiforme peut être le levier, l’instrument pour aboutir à l’émancipation sociale. Il ne dit pas non plus quels processus cognitifs doivent être mis en branle, quels nouveaux liens sociaux doivent être construits contre les agencements et les dispositifs du capital pour transformer les pratiques collectives et les échanges sociaux. Aussi bien n’éclaire-t-il pas les conditions qui doivent être réunies pour que la résistance des travailleurs salariés cesse d’être un élément parmi d’autres de la dynamique de reproduction du capital et pour que les luttes ne se limitent pas à la défense de la force de travail comme partie variable du capital.
Comme on le sait, Marx, dans un plan original du Capital avait projeté d’écrire un livre sur l’Etat. Il y a renoncé par la suite pour se contenter des trois livres que l’on connaît. Cela ne veut naturelle ment pas dire que Marx ne s’est pas intéressé à la politique. Il suffit de penser à ses nombreux articles de correspondant de presse et à de grands textes comme Le 18 Brumaire ou La guerre civile en France pour s’en convaincre. Mais ces écrits si brillants soient-ils ne fournissent pas une théorie de la politique qu’on pourrait replacer dans l’ensemble théorique de la critique de l’économie politique. Ils n’expliquent pas en particulier l’articulation entre économie et politique sous la dominance des abstractions réelles de la valorisation. La politique se présente souvent comme intervention sur l’économie (régulation des marchés, législation du travail, édification d’infrastructures, gestion de systèmes de formation, etc.). On peut constater également que sans l’existence et le fonctionnement d’administrations publiques efficientes l’économie ne pourrait pas fonctionner. C’est pourquoi on pourrait être tenté d’attribuer à la politique la capacité de transformer l’économie. Mais ce serait se bercer d’illusions que de croire à une sorte de toute-puissance de la politique. La politique en effet n’est pas indépendante de la répartition et de la circulation inégalitaires des pouvoirs dans la société. Elle est surtout entre les mains de ceux qui, avant même d’entrer en politique, disposent déjà des moyens de la politique et exercent différentes formes de tutelle sur certaines couches de la société (à travers le salariat par exemple). L’espace public comme espace de confrontations et de débats est en fait structuré de façon hiérarchique et tend par là même à reproduire les inégalités devant la politique et, bien entendu, devant le monde des institutions étatiques et para-étatiques. Les capacités instituantes des couches supérieures de la société sont bien plus grandes que les capacités des exploités et des opprimés. Par voie de conséquence, l’Etat et ses différents dispositifs verrouillent et sanctionnent au sommet la répartition et la circulation des pouvoirs dans les rapports sociaux.
De plus, les effets des inégalités sociales devant la politique sont encore renforcés par la puissance anonyme et omniprésente des abstractions réelles en mouvement qui créent l’événement et produisent des conjonctures par-dessus la tête des acteurs. La politique se voit dicter une partie des thèmes et problèmes quelle doit traiter et la puissance publique qui a besoin des moyens financiers fournis par l’économie (fiscalité) se voit imposer des limites étroites à son champ d’action. L’Etat qui va trop loin dans ses interventions dans les rapports sociaux de production est vite soumis à de fortes pressions (spéculation sur la monnaie par exemple) et en général les choses rentrent vite dans l’ordre. Il doit souvent faire des cadeaux à l’économie (aides et subventions diverses), mais on lui demande d’être parcimonieux dans les gratifications matérielles et symboliques qu’il accorde aux couches populaires : la force de travail doit rester une force de travail soumise aux lois de l’accumulation. La politique telle quelle est pratiquée dans les sociétés capitalistes ne supprime sans doute pas les conflits, mais elle les met sous contrainte. L’institutionnalisation de la politique est aussi sa bureaucratisation, l’organisation d’une concurrence oligopolistique entre grandes organisations qui acceptent de limiter les enjeux de leurs affrontements. Dans un tel cadre, les joutes politiques prennent souvent la forme de mises en scène, de représentations destinées aux représentés pour qu’ils adhèrent à une politique qui a peu à leur donner. Les exploités et les opprimés sont enveloppés dans des formes politiques qui ne leur permettent guère de s’exprimer et encore moins de faire de la politique autrement. Lors de phases de crise, des germes d’une nouvelle politique peuvent apparaître (pendant la Commune de Paris, ou la révolution russe de 1917 plus près de l’époque présente), la percée n’est toutefois pas suffisamment forte, faute d’avoir été préparée, pour mettre fin à la circularité des rapports et des échanges politiques et créer les conditions de pratiques politiques totalement renouvelées.
On a beaucoup de raisons de croire que Marx s’est posé ce type de questions. Elles affleurent dans les commentaires sur la Commune de Paris et sur le programme de Gotha, dans les hésitations sur les voies de la prise de pouvoir, dans les remarques critiques faites sur les pratiques des « marxistes » (Liebknecht, Bebel) de la social-démocratie allemande. En revanche, on ne trouve nulle part de réflexions véritablement élaborées sur ces thèmes, sinon des mots à l’emporte-pièce, des notions qui restent métaphoriques. Quand Marx oppose à ce qu’il appelle la dictature de la bourgeoisie la dictature du prolétariat, on sent bien qu’il veut trouver le moyen d’enrayer la circularité de la politique bourgeoise en brisant ses rigidités. Même s’il prend la précaution de dire que cette dictature ne peut être que démocratique, on voit bien qu’il laisse la porte ouverte à bien des interprétations et à bien des glissements vers le totalitarisme. Dans le même ordre d’esprit, on peut constater que Marx souligne souvent les insuffisances de la représentation politique. Cela ne le conduit pas pour autant à théoriser les transformations nécessaires de la relation de représentation (rapports entre représentés et représentants, nature des confrontations et des échanges politiques) à propos de cette thématique il se contente de remarques concrètes sur la révocabilité des élus, sur des assemblées proches de leurs mandants, etc., qui ne manquent pas d’intérêt, mais ne vont pas au fond du problème. La perspective du dépérissement de l’Etat reste par là même floue et incertaine. On ne sait si l’Etat qui s’est séparé de la société doit réintégrer celle-ci, c’est- à-dire laisser une place à une sorte d’auto-organisation du social ou si au contraire une politique refondée doit permettre la débureaucratisation et la désétatisation des institutions et des interventions publiques. On peut penser que Marx est resté jusqu’au bout convaincu de l’importance de la politique et qu’il n’était guère tenté par l’idée engelsienne d’administration des choses (reprise à Saint-Simon), mais il s’est parfois exprimé de façon ambiguë sur ces problèmes et à ce niveau aussi il a laissé la porte ouverte à des interprétations douteuses et dangereuses.
Dans l’œuvre de Marx, les problèmes irrésolus ne sont donc pas secondaires ou mineurs. Ils sont même au cœur des interrogations que l’on doit se poser après le naufrage du « socialisme réel ». Non seulement Marx ne peut donner de réponses sur ces sujets, mais il n’est pas certain non plus qu’il puisse aider à formuler les problématiques nécessaires. Il a révolutionné la pensée en montrant qu’on pouvait faire de la théorie en quittant l’ombre des grandes machineries du capital. En ce sens, on ne peut le réduire à l’état de relique historique, à l’état de penseur d’un capitalisme qui appartient au passé, car il a ouvert des voies que l’on peut toujours emprunter pour essayer d’aller plus loin. Son actualité est au fond paradoxale, elle est à la fois brûlante et inactualisable : brûlante dans la mesure où le capitalisme est plus que jamais le capitalisme, inactualisable dans la mesure où des instruments théoriques et politiques restent à forger pour agir efficacement contre le capital. C’est bien cela la leçon qu’il faut retenir.


Source : exemplaire personnel d’Un autre Marx, p. 237-249
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Texte paru également dans Marx contemporain, Ed. Syllepse, 2003.





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