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Les forçats du flux tendu

L’Humanité

5 avril 2004


La Chaîne invisible. Travailler aujourd’hui. Flux tendus et servitudes (?) volontaires, par Jean-Pierre Durand, Éditions du Seuil, 2004, 24 euros.



Jean-Pierre Durand, professeur de sociologie à Évry, présente de façon synthétique l’évolution des rapports de travail depuis les années quatre-vingt du siècle dernier. Il la place sous le signe de ce qu’il appelle l’implication contrainte dans le contexte d’un appareil productif de plus en plus flexible. L’activité de travail est de moins en moins soumise à des contraintes disciplinaires directes, mais de plus en plus à la contrainte matérielle de la combinatoire productive, c’est-à-dire de l’ensemble d’une production dont l’intégration est réticulaire (en réseaux) et qui procède par flux tendus (produire juste à temps en quantité et qualité déterminées conformément aux demandes variables du marché). La production est en permanence une production sous-tension qui exige un engagement soutenu des travailleurs, poussés par les contraintes techniques à lutter eux-mêmes contre les temps morts. Pour faire face aux aléas du flux tendu, notamment aux incidents qui perturbent le processus de production, les ouvriers (ou les opérateurs) doivent devenir polyvalents, donc faire preuve de multiples compétences et de capacités d’initiative.

L’organisation du travail se transforme par suite considérablement. Le manager (ou management) se fait apparemment moins autoritaire en concédant plus d’autonomie aux travailleurs. Il s’agit d’une autonomie octroyée et sans surveillance, mais que peuvent permettre certains espaces d’autonomie conquise. Le travail en équipe (team) relève en partie de l’auto-organisation, même si les chefs d’équipe ont un rôle non négligeable pour les promotions, la distribution dans les postes de travail et les rythmes de la production. Les contraintes du client-roi, en réalité des marchés mondialisés et de la financiarisation, se transmettent aux travailleurs comme des contraintes objectives auxquelles ils ne peuvent s’opposer et qu’ils doivent en conséquence intérioriser dans leurs pratiques de travail. La servitude volontaire apparaît ainsi comme le complément de l’implication contrainte : les travailleurs doivent se produire eux-mêmes comme performants et créatifs en adaptant leur subjectivité et leur intelligence aux rôles qui leur sont dévolus dans les processus productifs à flux tendus. En un mot, ils doivent concilier les exigences contradictoires, se réaliser dans le déni de soi, faire preuve de maîtrise des techniques nouvelles dans le travail et accepter que les techniques véhiculent les impératifs du capital.

La flexibilisation du travail a également d’autres aspects, non moins redoutables, la fragmentation et la différenciation entre les entreprises et à l’intérieur des entreprises. Il y a un coeur et une périphérie des systèmes productifs (des entreprises et leurs multiples sous-traitants par exemple). À partir du coeur, il y a centrifugation incessante vers la périphérie par la précarisation, le chômage, etc. L’accès au coeur comme le maintien dans le coeur se gagnent en se conformant aux exigences de la marche anonyme de la valorisation du capital. À la fragmentation productive correspond par conséquent une fragmentation du salariat, qui ajoute ses efforts à ceux de l’implication contrainte et de la servitude volontaire pour rendre l’activité syndicale et les différentes formes de l’action collective très difficiles.

Jean-Pierre Durand tire de tout cela des conclusions prudentes sur les modalités d’un renouveau possible, apparition de mouvements sociaux, interrogations dans les syndicats sur d’éventuelles interventions dans les problèmes de gestion, etc. On peut toutefois regretter que l’auteur n’ait pas exploré la piste de la dépendance des entreprises par rapport à leur environnement institutionnel et social. Aucune entreprise, en effet, ne peut fonctionner sans de multiples prestations venant par mille canaux de son extérieur (transports, communications, flux d’informations, apports de la recherche scientifique, systèmes de formation, etc.) et le patronat essaye évidemment de faire oublier cette dépendance et déclare que l’entreprise est le noyau et le centre de la société, mais il n’y a aucune raison de se plier à son idéologie dans ce domaine.

Jean-Marie Vincent





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(1934-2004)