site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Le théoricisme et sa rectification

Contre Althusser

10/18, p. 215-259, 1974




Enfin Althusser vint ! C’est ce que beaucoup ont pensé lorsque parurent il y a huit ans Pour Marx et Lire le Capital. Grâce à lui, les marxistes n’étaient, semble-t-il, plus réduits à faire un choix impossible entre le subjectivisme sartrien, le dogmatisme des staliniens les plus attardés, ou encore entre l’éclectisme de Garaudy et le ressassement des thèmes lukasciens d’il y a 40 ans. Sans doute le cri de soulagement, la rapide conversion de beaucoup n’étaient ils pas exempts d’arrière-pensées plus ou moins avouables. Althusser partant d’une réflexion épistémologique approfondie fort éloignée du « Diamat » des Soviétiques permettait sinon de se réconcilier complètement, du moins de dialoguer avec les courants les plus en vues de la pensée philosophique et scientifique en train de se développer en France. En suivant plus ou moins fidèlement les traces d’Althusser on pouvait sans fausse honte, trouver de l’intérêt à la psychanalyse de Lacan, au structuralisme de Lévi-Strauss, à l’épistémologie de Bachelard et de Canguilhem, aux courants philosophiques les plus modernes influencés par Nietzsche et Heidegger. En rompant radicalement avec les ontologies du sujet prédominantes après 1945, Althusser indiquait comment être au diapason avec un monde intellectuel fatigué des refrains sur l’humanisme, fasciné par les prouesses et les retombées de la technique et lassé par une métaphysique occidentale à bout de souffle. Signe des temps, la Nouvelle Critique et la Pensée s’ouvraient rapidement aux disciples du Maître, afin de faire peau neuve.

Toutefois, il serait faux de ramener la vogue extraordinaire de l’althussérisme à ces seuls phénomènes d’adaptation aux hantises du milieu intellectuel et universitaire. Althusser, militant du PCF, donnait aussi des réponses à des questions que se posaient les nouvelles générations de marxistes qui n’avaient connu ni la période de la résistance, ni celle de la guerre froide, mais se trouvaient confrontées à la crise du monde post-stalinien de l’Est et à un monde capitaliste âprement assuré de sa pérennité. La principale de ces questions, d’ailleurs rien moins qu’angoissante était : Comment le marxisme et le mouvement communiste international en sont-ils arrivés à cet état de dégradation ? En 65, il y a un an, que Khrouchtchev a été renversé, deux ans que la polémique entre les PC chinois et soviétique est devenue publique, un an que les Etats-Unis ont mené leurs premières attaques contre le Vietnam du Nord. Dans la désarmante préface de « Pour Marx » les réponses tiennent en deux idées : « le gauchisme » (où Bogdanov voisine avec Lyssenko, Korsch, Lukacs et Staline) et le « vide théorique » dont sont responsables le dogmatisme et les traditions idéalistes ou positivistes. Althusser d’ailleurs nous spécifie bien que le problème qu’il affronte n’est pas directement politique — il n’a que des éloges pour le sens politique de PC – mais d’ordre philosophique et théorique. Il s’agit pour lui de restituer le marxisme dans son intégrité, de le constituer enfin en philosophie autonome pour établir la pratique théorique sur des fondements solides. Implicitement les crimes et les fautes de Staline pour employer le vocabulaire d’Althusser, les échecs et les reculs du mouvement ouvrier international plus généralement sont attribués à un déficit de la philosophie et de la théorie. Le gauchisme et le dogmatisme et surtout le système implacable de Staline sont attribués à des déviations par rapport à une norme théorique ébauchée par Marx, mais qu’il faut aujourd’hui dégager des rebuts et des déchets qui l’ont recouverte depuis longtemps pour lui donner toute sa portée. La voie qu’Althusser propose est donc unilatéralement théorique, la transformation de la philosophie en théorie de la production des connaissances, son utilisation comme soubassement de la science de l’histoire devant suffire — sans référence directe aux pratiques sociales éclatées du mouvement ouvrier — à redonner une impulsion décisive à la pensée révolutionnaire. En d’autres termes, un autre discours ou une autre pratique réflexive – la rupture philosophique avec l’empirisme, le subjectivisme, le positivisme et toutes les formes de l’idéalisme — sont porteurs par eux-mêmes de la scientificité du marxisme et de son originalité radicale par rapport à la pensée bourgeoise. Sans doute Althusser prend-il garde de ne pas tomber dans le piège du « matérialisme dialectique » à la soviétique se donnant pour une conception générale du monde, positive et achevée, puisque la philosophie du moins en 1965 se présente chez lui comme une grille d’interprétation encore ouverte à l’interrogation. Mais dans la mesure où tout se passe comme si cette réflexion philosophique était auto-suffisante, la nouvelle théorie scientifique à laquelle elle doit tracer des perspectives, reste suspendue dans l’air raréfié d’un langage scientifique détaché et coupé de l’évolution des rapports sociaux de production. La science marxiste en ce sens n’est pas autre chose que la découverte d’une nouvelle problématique et d’un nouveau continent scientifique, la conséquence d’une rupture épistémologique qu’on peut, il est vrai, mettre en relation avec la lutte des classes, mais qui trouve en elle-même ou plus exactement dans ses conséquences et ses développements scientifiques son critère de validité. La science est la science parce qu’elle est la science, tel semble être le sens des comparaisons qu’Althusser fait dans Lire le Capital entre les découvertes de Marx et les découvertes des chimistes de la fin du XVIIIe siècle. La pratique théorique se justifie ainsi elle-même et son résultat, le concret de pensée, entretient, par là, des rapports non définissables avec la réalité objective ou les autres niveaux de la pratique.

Cette difficulté qu’Althusser n’affronte jamais de façon approfondie en suscite évidemment beaucoup d’autres. Si la science créée et développée par Marx n’est pas la science située de la société capitaliste, c’est-à-dire la dissolution théorique tournée vers la pratique des formes intellectuelles objectives qui dominent la pratique des groupes et des individus de cette société, en un mot si elle n’est pas au premier chef élaboration critique des instruments nécessaires pour détruire - sous l’action des luttes de classes - les différents fétichismes produits par un monde à l’envers (subjectivations des rapports matériels - objectivation des rapports sociaux dit le Capital - alors on n’est pas loin d’être exposé à tous les dangers d’un vagabondage épistémologique (gratuité des « coupures » ou des ruptures). Althusser entend produire des effets de connaissance ou effets scientifiques en écartant les questions trompeuses sur le sens originaire et la terre natale de la connaissance, ou encore sur les médiations infinies entre la connaissance et la réalité, mais en cherchant à éviter cette impasse il se dirige tout droit vers une autre : celle qui méconnaît la présence au sein de la pensée bourgeoise, de ses relations catégoriales et de son appareil d’appropriation du réel de traces sans cesse renouvelées des oppositions caractéristiques des rapports sociaux et du métabolisme entre la société et la matérialité. La pensée en ce sens, qu’elle prenne la forme de la philosophie ou de la théorie scientifique ne peut prétendre à la complétude, même lorsqu’elle s’affirme sur le mode de la fermeture et du système. Dans le livre I du Capital la métamorphose des formes, forme valeur, forme monnaie et forme travail, se présente de prime abord comme un processus hégélien qui réduit la contradiction à l’unité, l’hétérogène à l’homogène, mais derrière ce processus « naturel » s’en dessine un autre qui à chaque pas oppose, lui, la contradiction à l’unité, l’hétérogène irréductible à l’homogénéité relative, par exemple le procès matériel de production au procès de valorisation ou la monnaie à la marchandise. C’est à partir de cette présence des oppositions que Marx dégage la nouvelle science de la société capitaliste, non pas essentiellement comme un corpus de connaissances positives, mais comme une conceptualisation critique qui passe au crible les connaissances présentes et passées, situe les rapports entre théorie et pratique et détermine les conditions de la production scientifique. Sur cette base et sans sacrifier au critère pragmatiste de la vérification par le succès, Marx est en mesure de discriminer le vrai et le faux, le scientifique et l’idéologique. Althusser au contraire ne peut dépasser le stade d’une comparaison des mérites respectifs des champs épistémologiques et des problématiques scientifiques (l’économie politique classique et Marx), ce qui le contraint à penser les rapports entre théorie et pratique dans les termes trop génériques et abstraits d’une théorie intemporelle des niveaux et des structures de la pratique (économique, politique et idéologique, technique et scientifique). La pratique théorique ainsi conçue s’articule bien sûr, sur les autres pratiques, mais sans que cette articulation soit explicitée dans son fonctionnement, sans que l’on saisisse les raisons de la continuité ou de la discontinuité qu’elle doit affronter lorsqu’elle tente de définir les rapports de l’économique et de l’idéologique, et du politique. La virtuosité althussérienne se tire apparemment de ce mauvais pas en recourant à des considérations savantes sur les décalages, les déséquilibres et les décentrements qui marquent ces rapports, ou en établissant des distinctions subtiles à propos de la dominance et la détermination en dernière instance. Dans l’article sur la « dialectique matérialiste » Althusser nous dit ainsi qu’il existe un principe d’unité, celui du tout complexe à dominante ou structure de domination, mais en dehors de cette affirmation de principe, il ne nous livre que des constatations vagues sur l’invariance de la structure dans la circularité des conditionnements.

Les références à la révolution d’octobre 1917 et à ses multiples conditionnements, à la surdétermination des contradictions, à leur réflexion sur les pratiques dans des conjonctures données ne peuvent tromper : la détermination en dernière instance par l’économique (combinaison des rapports et des forces de production) reste un mystère qu’il ne peut lever que verbalement par un discours sur l’universalité et la spécificité de la contradiction ou par des tours de passe-passe sur les contradictions principales et secondaires, empruntés à Mao Tsé-toung.

Althusser, il est vrai, entrevoit quelquefois une autre orientation. Il note justement dans l’article déjà cité [1] :

C’est parce que les conditions d’existence naturelles ou historiques ne sont jamais pour Hegel la contingence, qu’elles ne déterminent en rien la Totalité spirituelle de la société : l’absence des conditions (au sens non empirique, non contingent) va nécessairement de pair chez Hegel avec l’absence de structure réelle du tout, avec l’absence d’une structure à dominante.

C’est pourquoi on serait en droit d’attendre qu’il s’interroge sur les rapports entre la pensée et l’être — ne nous dit-il pas qu’il rejette le monisme. En d’autres termes, on aimerait qu’il s’interroge sur les rapports entre l’activité humaine et la matérialité auquelle elle est confrontée. Malheureusement ses prémisses - le postulat d’une théorie générale de la production des connaissances - l’empêchent - précisément de questionner la notion de production. Les développements qu’il consacre à la discontinuité qualitative de la production théorique (généralité I travaillée, généralité II qui travaille, généralité III produit du travail) ne fait que codifier les caractéristiques formelles, transhistorique de toute pratique intellectuelle, en polémique contre ceux qui privilégient l’une ou l’autre de ces caractéristiques (des empiristes à Hegel). Il se retrouve ainsi sur le terrain bien connu, celui des affirmations anthropologiques complétées par une conceptualisation abstraite sur la production en général, toutes choses que Marx s’est évertué à dénoncer à longueur d’ouvrages. C’est dire qu’il est frappé de cécité devant une découverte fondamentale du marxisme : la spécification de la production capitaliste comme production de valeurs, la spécification de l’activité des hommes comme travail abstrait, productif de valeur ou à l’opposé comme non-travail avec tout ce que cela implique pour les pratiques, entre autres pour la pratique théorique. Pour Marx l’activité transformatrice de la matière dans la société capitaliste (qu’elle soit sociale ou naturelle) ne répond que secondairement au schéma de l’adaptation des moyens ou des instruments de travail à des fins concrètes, elles sont fondamentalement une activité valorisante qui est à elle-même sa propre fin. Plus exactement la production des biens matériels se dédouble en une production simultanée de valeur d’usage et de valeur dans laquelle le second terme est primaire, tout comme la production théorique se dédouble en une production simultanée de connaissances et des formes-signes qui est avant tout déploiement du sens, circulation et circularité des significations. De ce fait les relations entre les hommes et leurs conditions naturelles d’existence — le métabolisme bio-social – de même que les rapports sociaux de production ou les relations inter-subjectives, qui viennent se greffer dessus, sont refoulés à l’arrière-plan comme simples supports de processus de production et de distribution des valeurs. C’est ce qui permet à Marx de parler de « renversement » des rapports dans un monde la tête en bas où le travail concret devient la forme de manifestation de son contraire, le travail humain abstrait, où le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme des valeurs des produits du travail. Mais qu’on ne se méprenne pas, Marx ne veut pas dire par là que le Sujet s’aliène dans l’Objet ou que l’on se met à la place de l’autre, il met seulement en lumière la coexistence contradictoire des formes (qui régissent les relations sociales) avec les contenus qui constituent la matière de ces relations. Pour cela, il n’y a pas besoin de recourir à un terreau originaire ou de nier l’inégalité des origines chère à Althusser, il lui suffit de développer la vie apparemment autarcique des formes comme un procès qui renvoie sans cesse à ses présuppositions matérielles. Le mode d’exposition ou « darstellung » du Capital n’a pas d’autre sens. Il est, pour reprendre les termes employés par Marx dans la postface de la deuxième édition allemande du Capital, la réflexion de la vie de la matière dans sa reproduction idéale, c’est-à-dire la manifestation de l’incomplétude du processus déductif qui semble engendrer les formes ou encore la manifestation d’un dédoublement permanent sous les apparences tangibles de l’autodétermination de la valeur (le capital productif de capital). De cette façon Marx peut distinguer un niveau phénoménal de la réalité - celui de la métamorphose des formes - qui entretient des relations fonctionnelles avec un autre niveau de la réalité où se détermine l’inversion forme-contenu comme conséquence d’un mode particulier d’appropriation des moyens de production et des produits du travail. Il ne s’agit donc pas d’une distinction entre le dedans et le dehors qui serait réduction de l’inessentiel à l’essentiel mais de la mise en évidence d’une dichotomie fondamentale du réel de la société capitaliste : les rapports sociaux de production s’agencent de telle façon que leur manifestation est en même temps leur dissimulation, que leur produit (la circulation des marchandises et du capital) se présente comme production, voire comme la forme achevée de toute production. Tout cela donne une place centrale à la théorie du fétichisme, avec tout ce que cela implique. Mais c’est précisément ce qu’Althusser refuse, en parlant à ce propos de concepts purements indicatifs. Dans un passage très significatif de Lire le Capital il écrit [2] :

L’équivoque de ces concepts est en effet évidente, l’essence renvoie en effet au phénomène, mais en même temps en sourdine, à l’inessentiel, le phénomène renvoie en effet à l’essence, dont il peut être la manifestation et l’expression, mais il renvoie en même temps, et en sourdine, à ce qui apparaît à un sujet empirique, à la perception, donc à l’affection empirique d’un sujet empirique possible. Il est tout simple alors d’accumuler dans la réalité elle-même ces déterminations équivoques et de localiser dans le réel même une distinction qui n’a pourtant de sens qu’en fonction d’une distinction entre le réel et sa connaissance. Marx à la recherche d’un concept pour penser la singulière réalité de l’efficace d’une structure sur ses éléments a souvent versé dans l’usage, à vrai dire à peu près inévitable, du couple classique de l’essence et du phénomène, en assumant par force et non pas par vertu, ses ambiguïtés, et en transformant dans la réalité sous la forme de « l’intérieur et de l’extérieur » du réel et du mouvement du réel et du mouvement apparent de l’essence intime et des déterminations concrètes, phénoménales, perçues et manipulées par des sujets, la différence épistémologique entre la connaissance d’une réalité et cette réalité elle-même.

Ce qu’il reproche donc à Marx c’est de transgresser les frontières du concept et de la réalité, de mesurer à l’aune des sujets empiriques — dont le statut est effectivement équivoque — « le renversement », le « fétichisme » et les principaux instruments critiques dont il s’est doté. Il soupçonne en quelque sorte le Capital de déterminer du dehors, pour une structure non économique l’objet économique ou plus exactement de ne pas véritablement penser la cause dans ses effets. Or, même si l’on accepte la délimitation althussérienne entre l’économie politique classique et le marxisme, l’affirmation apparaît gratuite, Marx ne quitte jamais le domaine des relations de production et des relations sociales à l’environnement « naturel », pas plus qu’il ne s’aventure par mégarde sur le terrain aplati, faussement homogénéisé d’une anthropologie économique. Il rend compte de façon rigoureuse de son objet (la critique du mode de production capitaliste) et de la continuité-discontinuité de l’espace économique. Et à moins de récuser tous les couples opposés, valeur d’usage /valeur d’échange, travail concret/travail abstrait, production de marchandises/production de biens, on ne peut sérieusement soutenir que les notions de renversement, de fétichisme sont extra-économiques. La personnification des choses et la réification des relations sociales ne sont effectivement que la manifestation de ces oppositions irréductibles nées de relations de production, donc d’une configuration des rapports sociaux. C’est Althusser par contre qui tombe dans des difficultés graves. Comme il n’a pas de fil d’Ariane pour le conduire des structures aux effets ou des effets aux structures, pour définir par exemple les rapports infrastructure et superstructure, il ne lui reste plus qu’à décrire sa perplexité et à décréter qu’il tient la solution. Il ne peut évidemment accepter la causalité transitive, puisque la structure a des effets qui la contredisent et qu’il ne peut penser dans sa problématique cette manifestation dissimulation renvoyant à une double organisation, composition - opposition de la réalité. Il lui faut donc recourir à l’expédient de la « causalité métonymique » qu’il définit de la façon suivante [3] :

Je crois qu’entendu comme le concept de l’efficace d’une cause absente, ce concept convient admirablement pour désigner l’absence en personne de la structure dans les effets considérés dans la perspective rasante de leur existence. Mais il faut insister sur l’autre aspect du phénomène qui est celui de la présence, de l’immanence de la cause dans ses effets, autrement dit l’existence de la structure dans ses effets.

Nous avons encore une fois une description qui se donne pour la résolution du problème. Althusser récuse à juste titre la pseudo-théorie de l’interaction qu’Engels opposait aux partisans du déterminisme économique ou de l’idéalisme, mais lui-même s’engage sur une voie parallèle. L’intériorité de la structure à ses effets est simplement postulée, elle n’est pas démontrée, ce qui permet toutes les jongleries avec la présence ou l’absence de la structure, la correspondance ou la non-correspondance des différents niveaux de la pratique. Quoiqu’il en ait Althusser, rejoint par là les courants marxistes qu’il abhorre le plus : économisme, néo hégélianisme, etc. En effet la structure dont il nous parle n’est pas ou n’est plus le tout complexe à dominante qu’il nous a fait espérer, mais un principe d’explication qui s’accommode de tout et de rien, c’est-à-dire une formule magique. En ce sens et malgré tous ses efforts pour tenir compte des exigences d’une épistémologie scientifique, Althusser ne fait aucun progrès notable par rapport aux explications souvent naïves des marxistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il sacrifie lui aussi à un « Dieu caché » et cela au nom de la lutte contre la théologie et la téléologie. Pourtant Marx a lui-même donné des indications précieuses sur la façon de concevoir la détermination en dernière instance ou l’articulation des différents niveaux de la pratique dans la société capitaliste. Le premier niveau, celui des rapports de production (de la production matérielle et de la production des marchandises), ne peut être confondu avec celui trop étroit du procès de travail ou des relations techniques entretenues par les hommes avec leur environnement, il s’exprime bien plus dans les relations que ces mêmes hommes ont avec leur propre activité (par l’intermédiaire de l’appropriation des moyens de production) avec les résultats de cette activité (distribution, consommation) ainsi qu’avec les conditions générales de cette activité (rapports au donné naturel biologique, etc.). Le caractère relationnel de l’économique n’a, bien sûr, rien d’évident, d’immédiatement donné. Comme le remarquera Marx au début du Capital, « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation des marchandises ». Autrement dit ces relations se donnent pour ou se présentent comme des qualités « naturelles », ou des propriétés : la valeur (valeur d’échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d’usage) est une propriété de l’homme. Il a fallu et il faut encore une révolution théorique permanente pour ne pas se perdre à ce monde des évidences et c’est bien cela qui explique toute la pesanteur de l’économique, tout son retentissement sur les autres niveaux de la pratique. A partir du « « naturel » de l’économie, il est en effet impossible de fonder les pratiques non économiques sur une connaissance adéquate des relations de production, la valeur des choses condition de la richesse de l’homme ou mieux encore la vie foisonnante des formes comme garantie et preuve de la puissance de l’homme servant de soubassement aux activités sociales, apparemment les plus éloignées du « matérialisme sordide » de l’économie. L’homme abstrait de la société capitaliste — c’est-à-dire l’homme abstrait de ses conditions ou de ses présuppositions relationnelles - s’élève ainsi au-dessus de l’accumulation des marchandises comme accumulation de choses pour affirmer sa propre idéalité, c’est-à-dire son contrôle sur le monde qui l’entoure. Mais ce faisant il reste prisonnier et avec lui les hommes concrets des rapports sous-jacents qu’il ne pénètre ni ne maîtrise. Son idéalité assume, comme résultat et comme expression, le contenu non explicité des rapports de production. Aussi les formes qui font violence au contenu, c’est-à-dire les différentes modulations de la forme valeur, se reproduisent-elles comme par un mouvement naturel à tous les niveaux. Les relations juridiques, politiques, libidinales se fétichisent, deviennent des propriétés « naturelles » (de l’organisation sociale, de la sexualité, etc.), que l’on utilise, mais auxquelles on se soumet puisqu’elles sont naturelles. Il y a donc au-delà de l’inversion qui caractérise les rapports de production, un effet de redoublement de ce renversement forme-contenu dans l’idéalisme de la pratique et de la pensée bourgeoise qui, d’un côté néantise en esprit ces rapports réifiés, et d’un autre côté lui donne une vie fantasmagorique en essayant de se réconcilier avec eux.

C’est cette analyse - et non la postulation de la présence de la structure dans ces effets qui — autorise Marx à parler d’un tout dialectiquement articulé. La configuration des rapports de production explique la nature de la fragmentation des pratiques (de l’économique au théorique) tout comme leur éloignement réciproque. En même temps elle permet de penser leur continuité sans qu’il soit question un seul instant de réduire le politique à l’économique ou un autre niveau à l’autre. L’économique est déterminant en dernière instance parce qu’il donne naissance à la vie apparemment autonome des formes et qu’il trace par là des limites précises à toute pratique, et non parce qu’il serait le destin d’on ne sait quel « homo faber » confronté à la rareté. C’est bien pourquoi Marx dans son exposition du Capital renoue avec la dialectique hégélienne, instrument par excellence de l’autodéveloppement d’une totalité en l’occurence instrument de l’auto-développement de la marchandise en capital (le plan primitif prévoyait d’aller jusqu’à l’État). Que cet usage de la dialectique ne soit pas purement métaphorique, Marx nous en prévient à plusieurs reprises. Il écrit dans le chapitre sur la marchandise : « Il s’agit de faire maintenant ce que l’économie bourgeoise n’a jamais essayé ; il s’agit de fournir la genèse de la forme monnaie, c’est-à-dire de développer l’expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu’à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps sera résolue et disparaîtra l’origine de la monnaie ». Il n’est donc pas étonnant qu’il fasse souvent usage d’une terminologie hégélienne ; extrêmes opposés, transition, unité des contraires etc., puisqu’il est question d’un procès comparable à celui d’un concept. Toutefois et pour ainsi dire à chaque pas il nous rappelle que cet autodéveloppement n’a qu’une autonomie dérivée, seconde, et qu’il faut par suite, jouer simultanément sur un autre tableau. L’autodéveloppement comme processus apparemment déductif renvoie, comme il le dit, à l’essence, ou en d’autres termes la métamorphose des formes renvoie à sa loi de mouvement. De cette façon il dégage deux niveaux de la causalité, un niveau où se déploient circulairement les contradictions du monde phénoménal des rapports sociaux réifiés et un niveau qu’on pourrait appeler celui de la causalité substantielle s’il n’était de nature relationnelle et qui renvoie sans cesse le premier à ses propres limites. Marx dévoile ainsi que le mouvement de totalisation qui va de la valeur interchangeable des choses à la richesse des hommes et sur laquelle s’édifie la totalisation des totalisations, celle qu’opère l’esprit à partir des formes signes et des formes logiques, n’est qu’un moment de la réalité découpée et tronçonnée, de la totalité sociale brisée dans sa continuité et dans son extension par l’inversion des pratiques dans les rapports de production. On comprend alors pourquoi il peut dire que sa dialectique — qui en est pourtant le contraire — doit tant à Hegel. La totalisation hégélienne est celle du monde la tête en bas, ses catégories permettent de le penser rigoureusement, de la saisir dans ses liaisons intimes [4], mais naturellement en n’oubliant pas que la solidité du processus est celle de la réification. En ce sens, la dialectique matérialiste épouse étroitement la dialectique hégélienne, elle la suit pour ainsi dire à la trace — de l’agitation des choses et de l’inquiétude des hommes jusqu’à la réconciliation dans l’Esprit. Non pour en partager les certitudes, mais pour les détruire au fur et à mesure qu’elles s’affirment. Elle reconnaît la dialectique de la négativité et le mouvement de l’« Aufhebung » comme un de ces moments, mais comme un moment de l’abstraction réelle — les catégories de l’économie bourgeoise comme formes intellectuelles objectives, comme pratique économique cristallisée et comme fondement des autres pratiques - qui doit être ramené à ses présuppositions c’est-à-dire à ses conditions de production. Là, où Hegel discerne dans le système de l’atomistique constitué par la société civile une retombée-aliénation de l’activité productrice de formes de l’homo faber - condition toutefois de sa marche à l’État et à la réconciliation - Marx montre au contraire qu’il y a un monde d’oppositions irréductibles que les contradictions hégéliennes ne font que recouvrir sans les atteindre vraiment. Le concret auquel on parvient en suivant ce chemin n’est pas l’universel concret hégélien, mais un concret de pensée qui s’éloigne de l’abstraction réelle en se faisant la synthèse de multiples déterminations — apparentes et masquées — mais aussi en saisissant sa dépendance par rapport à l’activité subversive, négatrice de l’inversion des rapports sociaux. Si l’on veut, le concret de pensée se distancie du réel — niveau de la métamorphose des formes objectives — pour mieux s’en rapprocher — niveau des présuppositions — pour mieux prendre conscience de l’inefficacité de la production autonomisée de la pensée. La dialectique matérialiste ne peut donc être qu’une dialectique révolutionnaire, puisqu’elle ne peut se contenter de la critique intellectuelle du monde des formes objectives — ce qu’à sa manière Hegel fait parfaitement mais doit aboutir à une critique pratique, destructrice des formes objectives (non naturelles) de la société capitaliste.

Tout ceci est, on s’en doute, décisif quand on aborde le problème de l’idéologie. Selon l’esprit de la dialectique matérialiste, il ne peut évidemment y avoir de théorie transhistorique de l’idéologie en général, à moins de tomber dans le piège de considérations générales sur l’idéologie dans toutes les sociétés, comparables aux considérations de l’économie politique sur la production en général. La question à laquelle on est confronté est située très précisément, on pourrait presque dire qualitativement. Elle concerne le rapport des consciences, du vécu des groupes et des individus au monde des formes fétichisées de la société capitaliste, et non le rapport au monde des formes sociales en général, sur lequel on ne peut produire qu’un discours vide (de l’absence des différences spécifiques) et trop plein (des catégories du monde dans lequel nous vivons). C’est pourtant ce discours qu’Althusser tente de construire pour ne pas être obligé de recourir à la matrice du fétichisme (concept « énigmatique » à ses yeux). Pour cela, il lui faut bien sûr récuser la théorie de l’idéologie que Marx a produite dans les Grundrisse, dans le Capital et dans les Théories sur la plus-value, particulièrement dans son affrontement avec l’économie politique classique et ses épigones. Selon lui Marx, ou bien n’a parlé de l’idéologie qu’en termes de pure illusion (l’Idéologie allemande), ou bien n’en a pour ainsi dire pas parlé (le Capital). Il peut donc, sans obstacles majeurs, compléter sa théorie générale de la production des connaissances, par une théorie omnihistorique de la structure et du fonctionnement de l’idéologie. Écoutons-le plutôt :

Si éternel veut dire, non pas transcendant à toute histoire (temporelle), mais omniprésent, transhistorique, donc immuable en sa forme dans toute l’étendue de l’histoire, je reprendrai mot pour mot l’expression de Freud et j’écrirai : l’idéologie est éternelle, tout comme l’inconscient. Et j’ajouterai que ce rapprochement me paraît théoriquement justifié par le fait que l’éternité de l’inconscient n’est pas sans rapport avec l’éternité de l’idéologie en général.

Pour lui, cette nature transhistorique de l’idéologie se manifeste par le fait qu’on ne peut la concevoir comme une représentation aliénée ou imaginaire, puisqu’elle est le rapport vécu des hommes à leur monde, et de ce fait profondément ancrée à la réalité. En aucun cas elle ne peut être considérée comme une aberration passagère, par exemple une fausse conscience qu’on rapporterait aux phénomènes de l’aliénation, elle est bien plus un rapport imaginaire et réel à la fois des individus à leurs conditions d’existence. Elle est, nous dit Althusser, du ressort d’un véritable inconscient social en même temps que du domaine des pratiques matérielles. En tant que système de représentations de masse incarnée dans des appareils et des pratiques (actes rituels), elle est un relais pour placer les agents dans la production sociale. A la limite, on serait tenté de dire qu’elle est cette fameuse présence-absence de la structure dans ses effets ou de la totalité sociale dans une de ses structures régionales, ce qui permet d’écarter élégamment le problème de la conscience/inconscience des hommes. Althusser nous y invite d’ailleurs en décrétant que l’idéologie interpelle les individus en sujets, ou plus précisément qu’elle a pour fonction de constituer les individus concrets en sujets afin qu’ils se soumettent librement aux ordres du Sujet, Père, Dieu et qu’ils acceptent leur assujettissement. En d’autres termes, et sans doute sans en prendre conscience lui-même, Althusser nous présente une théorie de l’idéologie qui coïncide presque terme pour terme avec celle de Parsons et des sociologues de son école. Il n’y manque même pas la référence aux problèmes de l’adaptation et de la déviance qu’on retrouve chez lui dans les passages sur les « bons » et les « mauvais » sujets de l’interpellation (les guillemets périodiques qu’il emploie ne changent rien à l’affaire, Parsons non plus n’est pas pour les connotations morales !). Les seules différences notables que l’on puisse trouver entre le théoricien de l’interpellation et celui du fonctionnalisme est que le second a un appareil conceptuel beaucoup plus élaboré et raffiné que le premier. Là où Althusser n’a pour ainsi dire qu’à nous proposer que son interpellation et ses appareils idéologiques d’Etat, Parsons avance ses « patterns variables », ses impératifs fonctionnels, sa catégorisation des valeurs et des normes, son articulation fonctionnelle du système social en sous-systèmes.

Il est vrai qu’Althusser maintient, semble-t-il, un lien avec la théorie marxienne de l’idéologie en qualifiant le rapport des hommes à leurs conditions d’existence d’imaginaire, mais comme il le dirait lui-même, le concept est bien énigmatique. Ou bien l’idéologie constitue les sujets concrets (vocabulaire d’Althusser) au sens fort du terme — les individus n’étant que des supports abstraits sans véritable consistance — et il n’y a pas de sens à dire que le rapport est imaginaire. Ou bien le rapport est effectivement imaginaire, et il faut admettre que l’un des termes du rapport au moins est d’un statut plus ou moins irréel. Si c’est le cas des sujets concrets, point n’est besoin alors de poser le problème de l’idéologie (on ne lie point des relations avec les fantômes). Si c’est le cas des conditions d’existence, on peut se demander pourquoi est nécessaire de postuler une théorie matérialiste de l’idéologie. Dans les deux cas, on est dans une impasse.

Par contre si, au lieu de poser a priori que l’idéologie est éternelle et assigne leurs places aux sujets, on s’interroge sur le vécu spécifique des hommes de la société capitaliste, et plus précisément sur le rapport déterminé qu’ils entretiennent avec leurs conditions d’existence, on peut, en suivant Marx, s’apercevoir que ce rapport est de façon primaire un rapport réel, mais partiel et tronqué des individus aux formes objectives qui les environnent. Plus précisément les hommes, les individus de la société capitaliste ne vivent sur le mode de la conscience qu’une partie seulement de leurs conditions d’existence (le procès de valorisation, la circulation et la production du capital). Les autres conditions d’existence ne se rappellent à eux que de façon latente, intermittente, ou allusive — éléments de trouble dans un bel arrangement des comme des choses ---- parce qu’elles sont comme enfouies sous la superficie, sous le mouvement autonome des choses sociales. C’est bien pourquoi, si Marx parle dans le Capital de voile mystique, de fantasmagorie, il prend bien garde de ne pas faire de l’idéologie un pur monde de l’erreur ou de l’illusion au sens où il l’entendait dans les Manuscrits de 1844. L’idéologie, comme il la pense dans son oeuvre de maturité, n’est pas à proprement parler la manifestation d’une fausse conscience, mais un moment unilatéralement autonomisé des rapports vécus en fonction des cristallisations objectives des pratiques. Quand les hommes disent échanger des équivalents sur le marché capitaliste, ils échangent bien des équivalents, mais ils ne saisissent qu’une partie des processus qu’ils mettent en branle par leur propre activité. En conséquence, ils sont plus dirigés qu’ils ne dirigent et, par leur activisme, ils ne font que renforcer l’effet d’occultation des rapports sociaux de production qu’entraîne l’inversion. Leur lien social, ou si l’on veut la trame de leurs relations, leur devient extérieure : ils communiquent et ils déploient leurs activités par l’intermédiaire du marché et plus généralement par l’intermédiaire des échanges de valeur. C’est cela qui les constitue en sujets concrets et non une aliénation des sujets en tant que collection d’entités individuelles. C’est cela qui interdit de penser la société capitaliste comme un réseau primaire de relations individuelles ou comme un système d’interaction pour employer le langage des sociologues. Les individus vivent leur rapport au monde comme un rapport d’instrumentalité (de « Zuhandenheit » dirait Heidegger), de relation directe aux objets et à l’environnement alors qu’ils sont actionnés par des choses sociales ou des formes objectives. Tout le mystère de leur puissance - impuissance, de leur inconscience - conscience gît là. La pratique consciente - en réalité la capacité de mise en rapport d’éléments hétérogènes et de négation des différences que développe l’esprit humain — s’applique, non au monde des relations techniques, naturelles, ou immédiatement sociales mais à un monde sensible - suprasensible, fait de pratiques, substitut de l’environnement premier. Certes, ni l’environnement social, ni les conditions bio-sociales de l’activité ne disparaissent, mais la conscience des hommes ne les touche que par le truchement d’un travail des consciences isolées sur un matériau de pratiques autonomisées et opaques. La conscience devient en ce sens la condition de l’inconscience et du refoulement. Althusser, qui ne veut pas en convenir, parce qu’il soupçonne à tort chez Marx une contamination hégélienne, est, lui, obligé de recourir à un coup de force idéaliste pour déterminer l’efficace de ces pratiques non pénétrées. Dans sa théorisation, l’idéologie crée les sujets, ce qui revient à édifier sans le dire une théorie de l’inculcation par la violence symbolique où l’on retrouve la vie mystérieuse de la structure et de ses effets. Dans le post scriptum à son article sur les appareils idéologiques d’Etat où l’idéologie en tant que pratique s’est vue traduite et exprimée dans ces fameux appareils d’État, sans doute gêné par les implications de ce type de conceptualisation, il rajoute de façon parfaitement eclectique la lutte des classes, mais sans que l’on puisse vraiment déceler comment ce point de vue de classe vient s’articuler avec l’interpellation en sujets concrets ou avec l’éternité de l’idéologie. Il écrit sur le ton de l’évidence [5] :

Car, s’il est vrai que les AIE représentent la forme dans laquelle l’idéologie de la classe dominante doit nécessairement se réaliser, et la forme à laquelle l’idéologie de la classe dominée doit nécessairement se mesurer et s’affronter, les idéologies ne « naissent » pas dans les AIE, mais des classes sociales prises dans la lutte des classes : de leurs conditions d’existence, de leurs pratiques, de leurs expériences de lutte.

Or, si l’on comprend ce que parler veut dire, cette introduction des idéologies comme modulations particulières de l’idéologie nous renvoie en fait aux pratiques quotidiennes marquées au sceau des volitions et des réactions élémentaires des groupes et des individus, perceptibles à la surface de la vie sociale, c’est-à-dire à une interprétation des pratiques relevant d’une psychologie sociale behaviouriste qu’Althusser affecte de mépriser, mais dont il fait ainsi le fondement des affrontements de classe. S’il en était autrement, il faudrait admettre que les pratiques de classe (plus précisément celles de la classe exploitée) dépassent l’idéologie, ce qui est parfaitement contradictoire avec l’idée althussérienne qu’il n’est de pratique que par et sous l’idéologie. Il faut s’y faire : le monde de l’idéologie est un monde clos, quelles que soient par ailleurs ses oppositions et les glissements qui l’affectent. Il subsistera en tout état de cause dans la société sans classe.

Ce n’est toutefois pas le dernier mot d’Althusser. Il nous rappelle à plusieurs reprises qu’il est un discours sans sujet, celui de la science qui permet d’échapper au cercle vicieux de l’idéologie et même de la transformer en instrument d’action réfléchi sur l’histoire. L’idéologie, autrement dit, se transforme en son contraire grâce à la théorie de l’histoire qui produit la connaissance des lois de transformation des modes de production et plus précisément du mode de production capitaliste.

Dans la perspective adoptée, et pour parvenir à une théorie satisfaisante, il faut bien sûr écarter d’emblée les références aux pratiques immédiates, aux hommes concrets ainsi qu’à l’unité présumée des individus à travers les étages de l’articulation sociale (sur des instances entre elles). Le mode de production ne peut être qu’un procès de production sans sujets, ni fins, c’est-à-dire un ensemble de structures en interaction. Nous n’avons à faire, nous dit E. Balibar en fidèle disciple, qu’à des formes différentes de l’individualité historique ou encore à des supports de fonctions en rapport avec les structures. Il ne peut donc être question de bâtir les catégories du matérialisme historique sur une pseudo-saisie empiriste de la spécificité des pratiques ou encore sur une historicisation de la philosophie (sa réalisation dans la société par l’intermédiaire des sujets). Il faut au contraire rechercher une théorie transhistorique des modes de production qui s’exprime dans une conceptualisation des variations de structures homologues dans leurs formes, mais variables dans leurs combinaisons. C’est ce qu’à la suite d’Althusser, E. Balibar a tenté en étudiant le procès de travail — fondement de la détermination en dernière instance — comme une combinaison de trois éléments (1. le travailleur, 2. les moyens de production, 3. le non-travailleur qui s’approprie le sur-travail) et de deux relations (1. la relation de propriété, 2. la relation d’appropriationréelle), appelés invariants de l’analyse des formes. Toutefois il prend bien soin de nous avertir qu’il ne s’agit pas là d’une combinatoire au sens structuraliste du terme, c’est-à-dire d’une simple variation de la place des facteurs, puisqu’en fonction de la place qu’ils occupent dans la combinaison, ceux-ci changent de nature et de contenu concret. Le travailleur « libre » de la société capitaliste n’est effectivement pas un compagnon délivré des contraintes de la corporation médiévale, il est à proprement parler un autre type d’agent de la production. Mais limiter ainsi cette analyse transhistorique à la comparaison de formes différentielles (de l’individualité ou de la production) non superposables les unes aux autres, c’est reconnaître qu’on procède par analogies en partant d’un principe d’organisation — en partie emprunté à la société capitaliste — qu’on impose avec plus ou moins de bonheur à d’autres modes de production, au risque de retransposer ensuite dans l’étude du capitalisme le contenu de formes qui lui sont antérieures. La théorie qu’on voulait rigoureuse de l’histoire devient en fait indécidable et finit par se résumer à une philosophie des modes de production dont on ne voit pas quel progrès elle représente par rapport aux différentes philosophies de l’Histoire d’inspiration marxiste. Encore une fois, on est dans le domaine des considérations générales sur la production.

Mais ce premier avatar n’est pas le seul. Dans sa volonté de ne pas sacrifier à l’idée d’un continuum social — totalité expressive — ou encore à une conception unifiée de la production et des productions non économiques (unifiées par la pratique, bien entendu), Balibar disjoint dans la reproduction sociale la production - reproduction des « choses » (indices des rapports sociaux) et la production - reproduction des rapports sociaux proprement dits. Il introduit ainsi un dualisme qui lui permet certes de refuser, au profit d’une ouverture sur les autres instances, les vues par trop simplificatrices situant la reproduction sociale dans la seule immédiateté de la production, mais qui le conduit en même temps à détacher la reproduction sociale de son assise fondamentale : la production, simultanément à la production matérielle de valeurs d’usage, de marchandises et de capital en tant que relations médiées par des choses. La base sur laquelle l’édifice est construit est par conséquent bien étroite, privée qu’elle est de toute référence explicite au métabolisme bio-social entre les hommes et la nature. A la limite, on peut même se demander ce que signifie encore la notion de pratique, voire de production. Suivons, en effet, le raisonnement de Balibar. Pour lui, le concept de fétichisme est au fond irrecevable parce qu’il est fondé sur l’idée que la nécessité contraignante des rapports de production est simplement l’oeuvre de l’activité antérieure qui lègue nécessairement à la suivante des conditions de production déterminées et qu’il ne fait que répéter sous une autre forme les conceptions de l’aliénation — projection de l’activité humaine. La reproduction sociale ne relève donc pas d’une continuité temporelle linéaire du précédent et du suivant, mais bien d’une production des individus-sujets par les rapports sociaux, en un mot de la permanence d’une structure et de son espace où il n’est pas de place pour les rapports des individus à la marchandise-fétiche. La démonstration serait irréfutable, si la thèse du fétichisme reposait bien sur une telle argumentation. Or une lecture tant soit peu attentive des Grundrisse et du Capital convainc facilement du contraire. Marx ne définit pas les rapports nécessaires qu’entretiennent les hommes entre eux par les seuls effets des rapports antérieurs. Selon lui, les antécédents de la production sont même intégrés par le capital comme autant d’éléments qui sont indispensables à son mouvement d’accumulation élargie : le passé ou le précédent n’est à ce niveau qu’une matière première travaillée et retravaillée sans fin. Une constatation analogue vaut pour les individus dont le capital fait ses fonctionnaires ou des facteurs de production comparables à la terre (propriété foncière). Le capital agit en ce sens comme une sorte de sujet du procès social qui plie à ses exigences les différentes conditions de sa propre existence : il est sujet comme la marchandise est sujet. Mais tout ceci est évidemment le fait non d’un Sujet-démiurge, mais d’un Sujet-substitut, d’un quasi-sujet en lieu et place de ses propres présuppositions (production matérielle, individus, antécédents). En d’autres termes, la production des sujets concrets par le rapport social qu’est le capital ne peut écarter la question de la production de ce rapport social (à moins d’en rester aux propriétés mystérieuses de la structure). Comme nous l’avons déjà vu précédemment, si Marx ne se laisse pas prendre au piège d’une interaction ou d’une intersubjectivité conçues comme créatrices de la société, pour autant il ne va pas jusqu’à nier l’existence d’un problème des rapports sociaux. Il sait très bien que la structure sans les rapports sociaux et sans les supports (humains et matériels) de ces rapports n’a pas de sens. Toute la difficulté consiste pour lui à dévider l’écheveau complexe de ces relations qui se nouent entre elles, de la production consciente qui s’insère dans des rapports de production inconscients, etc. Ce qu’il s’efforce de démontrer, c’est que le monde des formes objectives n’est pas détachable des rapports sociaux et que, de leur côté, ces derniers sont en relation de continuité-discontinuité avec les individus. Au bout du compte, Marx nous invite à retrouver dans les individus les divisions ou les fractures décelées dans la société. S’il affirme, lui aussi, que l’unité du sujet est une conception idéologique, ce n’est pas pour disperser l’individu aux quatre vents des structures régionales du tout à dominante, mais afin de mettre en lumière l’impossibilité pour le sujet unitaire de l’ère bourgeoise de maîtriser à partir de sa téléologie de l’action, de la pseudo-transcendance de son ego, les contradictions qui le traversent de part en part. L’individu est aussi bien isolat social, masque de caractère, personnalité abstraite que maillon du rapport social, relation concrête (bien que la plupart du temps inconsciente) à ses présuppositions bio-sociales et réalité supra-fonctionnelle. En un mot, Marx se garde bien d’accepter les conceptions qui font des hommes un matériau purement malléable de l’entité Société. Il renvoie sans cesse à la matérialité des rapports, non comme à un donné anthropologique indiscutable (position aprioriste des Manuscrits de 1844), mais comme à un résultat de l’élaboration théorique sous le fouet des contradictions ou comme à une élucidation des présuppositions et des relations apparemment simples. Il peut ainsi penser les rapports sociaux et les relations des supports à ces rapports en termes de contradictions-oppositions irréductibles.

La société capitaliste dans cette perspective ne peut être conçue que comme une suite de séparations ; séparation entre les individus et leurs liens sociaux, séparation entre les travailleurs et les moyens de production, séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel, séparation entre la vie sociale et la sphère d’organisation de cette même vie sociale qu’est l’Etat et « last but not least » séparation entre les forces productives (humaines) et les rapports de production. C’est dire que le procès social autant qu’un procès abstrait d’unification des facteurs les plus divers est un procès concret de dissociation ou de négation spécifique de la socialité et de la naturalité. Balibar (comme Althusser) adopte évidemment un point de vue tout à fait opposé. Ayant séparé la reproduction sociale de ses présuppositions matérielles, il ne peut la concevoir que comme la détermination nécessaire du mouvement de la production par la permanence de la structure. De cette façon, toute idée de contradiction est effacée à ce niveau et le passage du mode de production capitaliste au mode de production communiste devient une sorte de quadrature du cercle. Il l’avoue lui-même en écrivant [6] :

Toute production sociale est soumise à des rapports sociaux structurels. L’intelligence du pas sage ou de la « transition » d’un mode de production à un autre ne peut donc jamais apparaître comme un hiatus irrationnel entre deux « périodes » qui sont soumises au fonctionnement d’une structure, c’est à-dire qui ont leur concept spécifié. La transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir.

La solution qu’il propose, les formes de passage comme mode de production particulier, ne fait que repousser le problème sans le résoudre. Pour s’en convaincre il suffit de se reporter à l’analyse qu’il fait de la dynamique du capitalisme sur un plan strictement économique. Après avoir examiné les manifestations de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il conclut qu’elles ne sont pas à proprement parler l’expression de contradictions (antagonistes), mais l’expression d’effets opposés ou inverses (contradictions partielles). Dans son esprit, il n’y a donc pas lieu d’affirmer que la structure de l’économie est contradictoire ou encore que la cause est divisée en elle-même. Le résultat, nous dit-il, est toujours un certain équilibre, même quand cet équilibre est atteint par l’intermédiaire d’une crise. Les limites du mode de production lui sont intérieures et n’indiquent pas les voies de son dépassement. Il ne reste plus alors qu’à fuir vers les modes de correspondance des différents niveaux de la structure, c’est-à-dire vers les possibilités de modification de l’efficace d’une relation par le mode d’efficace d’une autre. En d’autres termes la transition se dessine à partir du moment où il y a un décalage entre la structure économique et la structure politique (formes du droit et de l’Etat), lorsqu’il y a « non-correspondance » entre ces deux niveaux structurels. Balibar écrit [7] :

En période de transition, il y a « non-corres pondance » parce que le mode d’intervention de la pratique politique, au lieu de conserver les limites et de produire ses effets sous leur détermination, les déplace et les transforme. Il n’y a donc pas une forme générale de la correspondance des niveaux, mais une variation de formes qui dépendent du degré d’autonomie d’une instance par rapport à une autre (et à l’instance économique) et du mode de leur intervention réciproque.

A partir de ce moment, il faut bien sûr déterminer comment ces décalages peuvent se produire, l’appel à l’activisme politique (serait-il surdéterminé par la pratique théorique) étant insuffisant à produire ces décalages ou non-correspondances par ses seules vertus. Balibar croit sortir de l’impasse en expliquant que les décalages ne sont que le reflet de la coexistence de deux ou plusieurs modes de production, mais il laisse de côté plusieurs questions essentielles. La première en est évidemment de savoir comment on passe de la dominance d’un mode de production à un autre à l’intérieur d’une même formation sociale. La deuxième est de savoir comment un mode de production de transition vers le socialisme peut se développer au sein du mode de production capitaliste ; et question dans la question, est-il licite de postuler que le mode de production capitaliste est comparable à cet égard avec le mode de production féodal ? De quelque côté qu’on se tourne, la transformation de la structure reste un mystère.

Mais, pourra-t-on faire remarquer, la théorie althussérienne de la structure trouve son complément dans une théorie de la conjoncture comme lieu nodal de la condensation des contradictions et comme point de fusion des inégalités et des déplacements des différences pratiques. La lutte des classes, un moment mise entre parenthèses pour les besoins de la démonstration, ferait ainsi sa réapparition. L’argumentation n’est pourtant pas très convaincante, puisque — dans les termes posés — seule la structure peut produire la conjoncture et lui fixer ses limites : les pratiques, distinctes les unes par rapports aux autres, restent enfermées dans des instances dont les articulations n’ont rien à voir avec la coexistence d’un même présent. En effet, on ne peut interpréter autrement les thèses d’Althusser sur l’historicisme qui, en même temps qu’elles condamnent toute idée de relation immédiate entre le théorique et le réel, entre la conception du monde et l’histoire ou encore entre la science et la conscience, nient la possibilité de faire coïncider le présent des différentes instances dans le temps commun de la contemporanéité. Pour parvenir à une telle théorisation, nous dit Althusser, il faut procéder à une véritable réduction des niveaux les uns aux autres, c’est-à-dire à une série de glissements conceptuels qui gomment les différences. Tout cela culminerait, en définitive, dans l’identification de la pratique théorique à la pratique historique, elle même unité des pratiques économique et politique. On serait alors dans la logique du savoir absolu, dans la « coupe d’essence » qui prétend saisir la continuité temporelle du tout dans la simultanéité du présent. Mais c’est justement ce que l’on peut contester. La contemporanéité qu’appelle la pratique révolutionnaire n’est pas la présence à soi de la structure — le matérialisme historique comme conscience de la société capitaliste (Lukacs) — mais bien le moment négatif de l’ébranlement des structures sous le coup des contradictions. Il y a bien des temporalités différentielles, des distorsions irréductibles dans la reproduction capitaliste qui expliquent la non-simultanéité des histoires vécues par les individus et les classes, mais la présence permanente du refoulé social vient sans cesse troubler ce différentiel des niveaux et des pratiques. Au niveau économique, les forces productives, matérielles et humaines apparaissent bien en première approximation comme un aspect des rapports de production, voire comme un rapport de production au sens fort (thèse de Balibar), étant donnée leur subordination au système des machines, c’est-à dire au système d’accumulation et de commandement du capital. La symbiose sociale entre les hommes et la nature se manifeste à ce stade comme une relation entre le système des machines (forces productives matérielles) et la nature, utilisant les forces productives humaines comme un intermédiaire pour mettre en branle d’incessants échanges matériels. Mais derrière ce rapport qui n’est autre qu’une modalité particulière du métabolisme hommes-nature, spécifique à la société capitaliste, s’en dévoile un autre — support indispensable du premier — où les relations de production cristallisées déterminent un système technologique (combinaison d’hommes et de machines), intermédiaire du rapport social à la nature. C’est bien pourquoi tout l’effort de Marx dans le Capital consistera à montrer que les relations entre forces productives et rapports de production ne peuvent être saisies par un simple examen des combinaisons du procès de travail comme dans les Manuscrits de 1844, mais bien par un examen de procès-verbaux combinés dans lesquels la forme de la relation à l’environnement bio-social (l’appropriation privée des moyens de production) s’oppose à la socialisation croissante de son contenu (la multiplication des connexions entre les hommes et leur milieu). C’est bien pourquoi il analysera les relations de la classe ouvrière au monde de la production, non plus en termes d’aliénation du producteur (l’« Entausserung » hégélienne), mais en termes de dépossession toujours renouvelée, c’est-à-dire de cession au capital des puissances collectives et intellectuelles de la production sous la contrainte des rapports de production. La classe ouvrière par là est située précisément dans son opposition à la puissance étrangère de la production — valorisation — dont elle est pourtant le principal agent, en même temps que dans sa condition de travailleur collectif de plus en plus socialisé par la marche en avant de l’économie (la coopération dans les flux matériels de la production). Au-delà de tout postulat sur la négativité, elle peut donc apparaître véritablement comme le porteur concret de la révolte des forces productives contre les rapports de production, comme la présence du contradictoire dans l’économique (le capital ne peut se débarrasser de la classe ouvrière) ou plus exactement comme sa négation déterminée. Le capital doit réduire la force à l’état de facteur de production, en même temps il lui faut la développer indéfiniment comme concentré de connexions sociales pour se mettre lui-même en valeur. La phrase de Marx sur le capital qui est à lui-même sa propre limite prend ainsi tout son sens : le capital comme rapport social contient en lui-même son contraire, la classe ouvrière comme rapport social antagoniste (matérialité contre matérialité). Il est alors clair que les autres niveaux de la pratique ne peuvent pas ne pas ressentir les effets du contradictoire de l’économique. Le juridico-politique, s’il redouble et sanctionne l’inversion qui constitue l’économique en instaurant le fétichisme de l’intérêt général, doit tout aussi bien se manifester comme traitement constamment réajusté des affrontements de classe et des déséquilibres qui menacent l’ordre social. Quant au niveau idéologique, loin d’être fermé sur lui-même comme le laisse entendre Althusser et de ne posséder qu’une souplesse tactique et « politique », il est le lieu de confrontations véritablement anarchiques, où la construction du sens se mesure sans trêve à la floraison du non-sens, où la domination culturelle doit, sans fin, se rétablir contre les poussées venant d’en bas. Sans doute cette danse folle donne t-elle l’impression d’être un « perpetuum mobile », un cercle de cercles, où le nouveau ne fait que reproduire le déjà vu ou le déjà vécu sous d’autres formes, mais, et c’est cela qui est décisif, des ruptures majeures peuvent et doivent se produire (la naissance du marxisme), parce que le vécu des individus (et des groupes) au-delà des relations apparemment exclusives aux formes objectives fétichisées est aussi relation négative, sur le mode de la béance, du vide ou du manque, à ses présuppositions sociales, et surtout parce que la classe ouvrière dans le mouvement qu’elle esquisse pour dépasser l’atomisation produite par le processus de valorisation, s’affirme comme principe hétérogène d’organisation sociale. C’est ce qu’avait bien compris Gramsci, lorsqu’il invitait, dans l’« Ordine nuovo » [8] à s’intéresser de très près à ce qu’il appelait l’histoire souterraine de la classe ouvrière.

Qu’en niant la possibilité de la contemporanéité, c’est-à-dire la possibilité de briser les frontières et les temporalités autonomisées des structures régionales, Althusser s’interdise de comprendre la pratique révolutionnaire, il suffit pour s’en persuader de se référer à ce qu’il dit sur l’Etat et la politique. Toute son analyse part de la distinction classique entre le pouvoir d’État et l’appareil d’Etat que Lénine en son temps avait utilisée pour mettre en lumière au-delà de la machine bureaucratique (l’appareil d’État) la cristallisation au-dessus des masses d’une sphère de l’organisation politique (le pouvoir d’État). En cela, ce dernier ne faisait que prolonger les analyses de Marx pour qui une forme État et des formes juridico-politiques s’élevaient au-dessus du processus de valorisation (production de marchandises, échanges d’équivalents) comme la garantie et la sanction nécessaires de ces rapports pseudo égalitaires. En cela Marx (et après lui Lénine) ne faisait que déduire l’État comme il avait déduit les autres formes objectives. Mais, Althusser pour ne pas tomber dans le piège du fétichisme se garde bien de suivre ces indications. Le Pouvoir d’Etat devient chez lui une essence assez mystérieuse, la manifestation de la force sociale des classes (en fait, de la classe dominante), ce qui lui permet de donner à l’État un caractère intemporel, quasi éternel et de concentrer toute l’attention sur sa matérialisation, l’appareil d’État, avec ses modalités répressives et idéologiques. La pratique politique révolutionnaire est par là même strictement prédéterminée : elle n’est qu’une lutte politique pour substituer un nouvel appareil d’Etat au vieil appareil d’Etat, sans qu’on ait au fond à s’interroger outre mesure sur ses composantes. Autrement dit, tout ce qui fait la nouveauté radicale du marxisme aux yeux de Lénine, la destruction du pouvoir d’État — la destruction de la forme État — en tant que pouvoir séparé de la masse des travailleurs s’efface (ce qui est évidemment une façon originale de traiter le problème du dépérissement de l’État). Sans même paraître le soupçonner, Althusser rejoint ici l’homme qui fut la cible principale de Lénine dans l’État et la révolution, le Karl Kautsky qui croyait à la pérennité de l’État et de la bureaucratie, tout en affirmant son orthodoxie. L’horizon du communisme recule à l’infini.

Tous les longs développements sur l’objet du Capital et sur la rupture épistémologique fondamentale, représentée par l’oeuvre du Marx de la maturité, aboutissent par conséquent à un résultat singulièrement décevant, au fond de nature tautologique : les structures sont les structures et ne sort pas qui veut de leurs limites. Néanmoins, il faut bien voir que ce résultat a une importance décisive dans la théorisation althussérienne, puisqu’il donne la possibilité de fonder les privilèges de la philosophie comme théorie générale de la production des connaissances (le matérialisme dialectique). Dans un passage de Pour Marx, dont le vocabulaire est, on ne peut plus, significatif, Althusser écrit [9] :

La « théorie » importe à sa propre pratique, directement. Mais le rapport d’une « théorie » à sa pratique, dans la mesure où il est en cause, intéresse aussi, à la condition d’être réfléchi et énoncé, la Théorie générale elle-même (la dialectique), où est exprimée théoriquement l’essence de la pratique en général, et à travers elle l’essence des transformations, du « devenir » des choses en général.

On ne peut dire en termes plus clairs que c’est la Théorie qui introduit la mobilité dans l’ordre des choses et transforme par sa poussée initiale les structures en même temps que les pratiques. Hegel n’est pas si loin qui identifiait la pensée au vouloir universel et voulait faire sortir la Théorie de son rôle contemplatif. On n’est pas si éloigné non plus du jeune Marx qui contre Kant voulait réconcilier la raison pure et la raison pratique. Et que les sceptiques ne viennent pas se récrier en opposant à cette convergence, qui n’est paradoxale qu’en apparence, les nombreux textes où Althusser critique toute conception qui ferait du rapport théorie pratique un rapport modèle de l’action-application. Ni Hegel, ni le jeune Marx n’avaient une idée aussi simpliste de ce rapport : il s’agissait pour eux de dissoudre l’objectivité produite par l’Entäusserung ou l’Entfremdung. Bien entendu Althusser ne les suit pas complètement sur cette voie, mais il affirme on ne peut plus nettement que l’efficace du théorique est de changer la structure des pratiques. On ne peut, en effet, donner d’autre signification aux passages étonnants du Pour Marx sur la pratique politique de Lénine où l’on voit se dessiner le « moment actuel » de la conjoncture comme moment du déchiffrement de la structure et de production de connaissance, dans l’oubli à peu près complet des questions de stratégie et de tactique [10]. La question essentielle pour Althusser semble être de faire passer les concepts de l’état « pratique » à la dignité du théorique par un processus de purification et d’épuration qui n’est pas sans analogie avec le passage de la Réflexion à la Raison chez Hegel. On s’explique alors pourquoi il met tant d’acharnement à placer le théorique et le scientifique en dehors des superstructures, c’est-à-dire en dehors de la structure. Sans ce privilège d’exterritorialité de la théorie, sans cette localisation dans un au-delà de la structure, toute relation de subordination de l’action à la pensée disparaîtrait.

Encore une fois, on ne doit pas se laisser tromper par les variations savantes sur la rupture et la coupure épistémologiques. Althusser nous ouvre tout bonnement les portes d’un temple du savoir discrètement absolu, et sous les traits du tout complexe à dominante nous invite à restaurer le culte de la bonne vieille métaphysique. En lieu et place d’une pensée des contradictions matérielles (finitude de la pensée), il nous propose une pensée mystique sur la contradiction, tout cela pour avoir refusé d’admettre la nature critique du théorique dans la conception marxiste et pour avoir ignoré qu’il y avait à dissoudre un fétichisme dudit théorique comme forme objective de socialisation de la pensée. Pour lui, la théorie en tant qu’auto-production des connaissances est affectée d’un signe positif, elle a un caractère affirmatif de par sa vertu de rupture avec l’idéologie du vécu et de par sa qualité de clarification conceptuelle. Comme nous l’apprend Ia préface à Lire le Capital, elle est lecture de l’invisible dans le visible, c’est-à-dire révolution de la théorie ancienne par un déplacement de problématique induit lui-même par la mise au jour de ses interdits et de son refoulé. Pris de quelques scrupules, Il reconnaît, il est vrai, que ce changement de terrain est bien le résultat de conditions spécifiques mais comme il rejette dans un même mouvement toute référence à un changement de « point de vue » (assimilé au mythe idéaliste de la décision de l’esprit et non rapporté à l’irruption du social contradictoire), on est bien forcé de comprendre qu’il s’agit d’une lecture inexpliquée (et peut-être inexplicable), bien qu’inspirée de l’« inaudible et illisible notation des effets d’une structure de structures [11] ». A vrai dire, on a l’impression de troquer le sujet transcendental contre l’inconscient transcendental, sans rien gagner au change. La lecture symptomale se révèle, par suite, bien aveugle quand on lui met sous le nez le lisible de Marx. Par peur de se laisser prendre dans les filets de la pensée anthropologique, Jacques Rancière s’évertue ainsi, dans les passages qu’il consacre au concept de critique chez Marx, à ne pas voir la signification de l’inversion. Pour lui elle n’est qu’un rapport entre la forme phénoménale et la détermination scientifique ou encore entre la connexion des choses au niveau de la perception et la connexion interne au niveau de la constitution. Sans gêne apparente, il écrit, après avoir déjà condamné la contradiction séparation d’une unité originaire [12] :

La contradiction ne consiste pas non plus en ce que le travail concret se renverse en néant ou le ceci concret en universel abstrait. L’union contradictoire du travail concret et du travail abstrait n’est pas déterminée par une dialectique qui serait inhérente à l’un des deux termes. Elle exprime la forme particulière que prennent dans un monde de production déterminée les caractéristiques générales du travail.

C’est dire que pour Rancière le sensible-suprasensible ou abstrait général des formes (valeur, travail, marchandise) n’est pas la manifestation de l’imbrication d’un rapport social double des hommes et des choses, mais un simple espace de représentation (indice de la structure et perception). Il ne peut donc concevoir le théorique (au sens marxiste) comme un moment de la réversion de l’inversion, c’est-à-dire comme le dégagement d’une pensée prétendument totalisatrice, en réalité empêtrée dans les contradictions, de ses cristallisations fétichisées grâce à une réorientation vers la double stratification de la réalité. Il ne saisit pas que le travail théorique doit être destructeur d’obstacles matériels-immatériels qui ne sont pas seulement de la pensée face aux choses, mais de la pensée comme rapport social qui passe à travers les choses pour s’y déposer. Pour emprunter son langage à Heidegger, c’est donc bien toutes les notions traditionnelles de la métaphysique occidentale qu’il faut mettre en question entre autres, celle de théorie de la connaissance, celle de pouvoir théorique (liée à la conception abusivement téléologique de l’action sociale), pour les replacer dans les processus d’hypostatisation réelle (le sensible supra-sensible des catégories de l’économie et de la société bourgeoises). Toutefois, qu’on y fasse attention ! Cette destruction des abstractions réelles qui rappelle ici aussi la destruction phénoménologique que Heidegger voulait voir se réaliser, n’a rien d’une ouverture aux dimensions de l’oublié, de l’interdit, du latent ou du pas encore. La destruction des hypostases de l’abstrait général ne peut pas être essentiellement dissipation des illusions de la conscience de soi dans son rapport au monde, elle doit être avant tout bataille pour l’établissement d’autres rapports entre la pensée et l’empirie, c’est-à-dire d’autres rapports de communication entre les hommes (à la place des échanges de valeurs) et d’autres rapports aux conditions de l’activité sociale. La science - en termes marxistes — ne relève pas seulement de la communauté d’interprétation sémiotique des scientifiques (Peirce) et des déplacements de position qui peuvent s’y produire, mais bien de l’ensemble plus vaste constitué par les classes qui s’affrontent. Il n’y a pas de science de la société capitaliste sans insertion dans la lutte des classes, il n’y a pas de science qui se suffise à elle-même. Le travail scientifique est en fait à la fois destruction théorique et pratique révolutionnaire, critique rigoureuse des catégories-hypostases réelles, et partie prenante de la réversion matérielle de l’inversion. C’est seulement à cette condition qu’on a le droit de parler d’une pratique théorique susceptible de dépasser le logocentrisme de l’interprétation du monde et de la « réalisation » de cette interprétation. La pratique théorique d’Althusser qui s’effarouche à l’idée de laisser glisser le théorique dans l’historique ne peut évidemment produire de tels effets critiques en ramenant au contraire l’historique au théorico-logique. Elle ne fait elle aussi qu’interpréter en produisant des « connaissances » et réaliser en passant de la structure à la conjoncture. La spécificité du lien entre le logique et l’historique, entre le théorique et le social, entre la forme et le contenu comme relations d’inversion - substitution, d’opposition - disjonction, fonctionnelles et dysfonctionnelles à la fois, lui échappent en conséquence totalement. Il ne lui reste plus alors qu’à succomber au fétichisme en introduisant une séparation conceptuelle stricte entre théorie de l’histoire et dialectique matérialiste, entre matérialisme historique et matérialisme dialectique pour, bien sûr, fonder le premier sur le second. La philosophie (matérialisme dialectique) fonde la science de l’histoire (matérialisme historique) qui fonde à son tour la pratique : le Verbe se fait chair comme dans l’Évangile.

A la suite d’Althusser, beaucoup en postulant la toute-puissance de la théorie ont ressenti une véritable ivresse. C’est l’époque où les disciples citaient volontiers la phrase de Lénine : « Le marxisme est tout-puissant, parce qu’il est vrai. » Elle avait l’avantage de clore toute discussion avant même qu’elle soit commencée et de fournir à bon compte à ceux qui la proféraient la garantie qu’ils se trouvaient sur le bon chemin. Il semblait alors simple de retrouver la vigueur révolutionnaire ; il suffisait de pourchasser le révisionnisme ou plus exactement de l’exorciser en se basant sur une nouvelle exégèse des textes sacrés. Mais cette rage interprétative qui pouvait effectivement mettre en lumière certaines déviations théoriques répandues dans le PCF et à sa périphérie, était en réalité impuissante devant les poussées que subissait le milieu étudiant et intellectuel dans le cadre général de la lutte des classes. La théorie aveugle sur les conditions de son propre travail ne pouvait en effet qu’enregistrer les transformations de la pratique et de l’idéologie sans les maîtriser ; théorie reflet, elle était exposée à une irruption sauvage de la politique, c’est-à-dire à une série de glissements, d’adaptations pragmatiques, préparant pour certains de ses partisans sa propre dissolution. Que l’on songe, à cet égard, à l’évolution qui, de l’UEC à la Gauche prolétarienne, en passant par l’UJCML, fut le lot de nombreux althussériens.

Althusser lui-même dut se rendre compte que la philosophie ne pouvait être réduite à une théorie générale — trop générale — de la production des connaissances, mais qu’il fallait faire entrer en ligne de compte la lutte des classes. Dès 1967, il fait la critique de son propre théoricisme et aujourd’hui il définit la philosophie marxiste « comme lutte de classe dans la théorie », c’est-à-dire lui donne une dimension politique. Dans la Réponse à John Lewis certains passages font entendre un son apparemment très nouveau [13] :

En disant : « la coupure épistémologique » est première et elle est en même temps « coupure » philosophique, j’énonçais donc deux erreurs. Car, dans le cas de Marx, c’est la révolution philosophique qui est première — et cette révolution n’est pas une « coupure ». La simple terminologie théorique a ici son importance : si l’on peut légitimement conserver le terme de « coupure » pour désigner le commencement de la science de l’histoire, l’effet repérable de son irruption dans la culture, ce point de non retour, il n’est pas possible d’employer le même terme de « coupure » pour la philosophie. Dans l’histoire de la philosophie, comme en de très longs épisodes de la lutte de classe, on ne peut parler vraiment de point de non-retour, on parlera donc de « révolution » philosophique (au sens fort dans le cas de Marx). Cette expression est plus juste : car, pour évoquer ici encore les expériences et les résonances de la lutte de classe, nous savons tous qu’une révolution est toujours exposée à des attaques, à des reculs et retours, et jusqu’au risque de la contre révolution.

Cette autocritique, toutefois, laisse planer nombre d’équivoques quant à la nature de la philosophie ou de la nouvelle pratique de la philosophie, dont se réclame Althusser. La philosophie nous confie-t-il, n’a pas d’objet, au sens où une science a un objet, elle n’a pas non plus d’histoire (au sens de l’histoire d’une science), elle est au contraire la politique dans la théorie. Fort bien, mais comment la politique ou la lutte des classes viennent-elles à la théorie ? Sur ce point Althusser reste très évasif, ce qui lui permet de faire de la théorie marxiste une sorte de juge de paix qui tranche dans un combat perpétuellement renaissant entre l’idéalisme et le matérialisme. Sans doute, la philosophie ainsi comprise reçoit-elle son aliment de la lutte des classes, mais elle la transcende en fournissant elle-même les règles d’interprétation de cette réalité politique. De cette manière, Althusser peut tout en disant le contraire, soustraire la production des connaissances au conditionnement des rapports de production. Malgré de nombreuses références au rôle des écoles philosophiques dans la lutte des classes, il peut prétendre qu’il existe une philosophie à la limite — le matérialisme dialectique — suscitée par la lutte des classes, mais sacrée sans prétention forme supérieure de la lutte des classes, lutte de classe en dernière instance par rapport à une matérialité brute des affrontements de classe. Le statut de la lutte des classes et de la politique est ainsi particulièrement ambigu : il s’agit d’une sorte de référent matériel de la théorie — la lutte des classes est le moteur de l’histoire - qui ne sort guère d’une indifférenciation commode. Il y a les masses qui s’agitent et puis la théorie qui décide du sens de cette agitation ou plus précisément décide de la façon dont elle fait intervenir le deus ex machina de la lutte des classes et de la politique dans ses démêlés avec les factions concurrentes sur le front idéologique. La radicalisation théorique qu’évoque maintenant Althusser reste donc à mi-chemin : le logico-théorique refuse de soumettre ses catégories à l’épreuve de l’historico-social, bien qu’il se veuille manifestation d’un point de vue de classe et se propose de lier intimement le travail scientifique et le mouvement prolétarien. L’articulation du théorique et du politique sous le primat de la lutte des classes reste de ce fait indéterminée et insaisissable, avec tout ce que cela comporte d’empirisme et de dogmatique dans le domaine de l’analyse politique et des perspectives offertes au mouvement révolutionnaire.

Depuis 1968 essentiellement, Althusser veut parler de politique, mais le réexamen auquel il procède apparaît dans ce cadre forcément limité. Sa nouvelle pratique de la philosophie ne lui permet pas de remettre en question radicalement la théorisation de la IIIe Internationale stalinienne, et sa propre redécouverte du mouvement de masse à travers mai-juin 1968 ou le printemps tchécoslovaque ne l’aiguille pas vers une nouvelle compréhension du parti révolutionnaire et de l’auto-organisation de la classe ouvrière, de leur relation dialectique et de leur complémentarité. Bien qu’il ambitionne de faire une critique de gauche de l’involution de la révolution d’Octobre, il n’est pas capable d’aller au-delà d’une dénonciation du stalinisme comme déviation « économiste » — ce qui n’est pas faux, mais laisse totalement de côté la question des rapports de la ligne stalinienne avec la lutte des classes à l’échelle internationale et soviétique. Quelle est la nature de l’État soviétique actuel ? Quelles sont les fonctions réellement assumées par les partis communistes dans les pays capitalistes ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre seulement par des références à la permanence de déviations héritées de la IIe Internationale ou par la dénonciation de la surestimation des forces productives chez les principaux dirigeants soviétiques après la mort de Lénine. Apparemment, pour Althusser, il n’y a pas eu de contre-révolution stalinienne, marquée par les trois épisodes fondamentaux de la défaite de l’opposition de gauche en URSS, de l’expropriation du prolétariat et de la paysannerie lors des premiers plans quinquennaux et des épurations de masse des années 1934-1939. Apparemment les partis communistes restent pour lui des partis communistes et ne sont pas passés définitivement du côté de l’ordre bourgeois (même si leur insertion dans l’ordre capitaliste s’exprime à travers leurs liens privilégiés avec la bureaucratie soviétique). Sans doute admet-il que dans le mouvement communiste international et en URSS se font sentir des influences ennemies (provenant de l’ennemi de classe capitaliste), mais comme il pense le problème en termes de « déviation », il peut limiter le travail de redressement au renouvellement idéologique dans les structures anciennes. C’est ce qui explique la fascination qu’exercent sur lui les positions maoïstes : on extirpe les dangers de la « voie capitaliste » en réclamant les appareils idéologiques et en dépoussiérant les esprits sans succomber aux pièges de l’« économisme ». On évite ainsi d’avoir à affronter le poids objectif du vieux monde, sa matérialité réelle, l’entrelacement des relations de production à l’échelle mondiale, la subordination organisationnelle de la classe ouvrière aux différentes bureaucraties réformistes et en conséquence aux rapports de pouvoirs internationaux. D’une part on attend le jaillissement des masses, d’autre part on s’apprête à leur mettre un carcan qu’il s’appelle la pensée de Mao ou la ligne de masse bien comprise. Le primat de la politique se dévoile ici comme le primat d’une politique paternaliste : celle d’un état-major qui au-delà des questions de stratégie et de tactique, dit ce qu’il faut faire et ne pas faire (voir l’état-major de la Révolution culturelle). Il serait naturellement prématuré d’affirmer qu’Althusser est fixé pour toujours sur de telles positions, mais on peut avancer que s’il ne révise pas sa conception philosophique de la politique - reflet déformé et déformant de la division sociale du travail — pour faire enfin de cette dernière une force de subversion matérielle qui bouleverse tous les niveaux de la pratique, il ne dépassera pas sa tentative actuelle de réforme intellectuelle d’un stalinisme en crise. Il reconnaît aujourd’hui que le trotskisme a une théorie, mais il est encore loin de se rendre compte que son mérite principal est d’avoir maintenu, contre tous les obstacles, le travail pour la construction d’un parti révolutionnaire qui soit une force matérielle susceptible de briser les conditionnements qui s’opposent à l’auto-organisation des travailleurs dans leurs conseils. Le théoricisme est rectifié, il n’est pas vraiment corrigé.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Voir Pour Marx, Paris 1965, p. 214. Nous citons désormais Pour Marx sous le sigle PM et Lire le Capital Paris 1965 sous le sigle LC tomes I et II.

[2LC II, pp. 173,74.

[3Voir LC II, p. 171.

[4Voir le reproche que faisait déjà Benedetto Croce aux marxistes, celui de recourir à un « deus absconditus » ou à un principe d’explication invérifiable, dans son livre Materialismo storico ed economia marxista.

[5Voir revue La Pensée, n° 151, p. 38.

[6Voir LC II, p. 277.

[7Voir LC II, p. 322.

[8En 1919.

[9Voir PM, pp. 169A170.

[10Voir PM, pp. 178-83.

[11Voir LC I, p. 16.

[12Voir LC I, p. 142.

[13Réponse à John Lewis, Maspero, Paris 1973, p. 60.