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Esthétique. Avec des mots contre les mots

L’Humanité

26 mars 2004


Pour Adorno, la crise de l’art, aliéné au marché de la communication, fait l’annonce prémonitoire qu’une autre vie est possible.

Mots de l’étranger et autres essais. Note sur la littérature II, par Theodor W. Adorno, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, 294 pages, 26 euros.



Adorno a beaucoup écrit sur la littérature sous la forme d’essais généralement courts, mais dont certains ont une grande portée, par exemple l’essai sur " fin de partie " de Samuel Beckett. C’est pourquoi il faut se féliciter que soient enfin publiés en français les essais qui ne l’avaient pas encore été. Ces travaux, brillants et complexes ne doivent pas être lus comme de la critique littéraire au sens habituel du terme, ils veulent au contraire porter témoignage de la crise de la critique littéraire qui renvoie à ce qu’Adorno appelle la neutralisation de la culture. La parole poétique, la création littéraire sont submergées par la parole communicationnelle. C’est-à-dire par les communications sans profondeur mais omniprésentes du monde la marchandisation. Les significations véhiculées dans la communication sont contraires à l’expression artistique parce qu’elles ne font que refléter une réalité empirique aliénée, où les hommes sont enfermés dans une sorte de social monadologique (chacun pour soi).
Pour Adorno, il y a indéniablement crise de l’oeuvre, parce qu’il y a dégradation du langage, travaillé par la recherche d’une intelligibilité calculatrice d’échanges dominés par l’abstraction marchande. Pour arriver à se dégager d’une cohérence trompeuse, il faut par conséquent déplacer les évidences du langage et ne pas avoir peur d’utiliser des mots qui dépaysent et dérangent. Les mots étrangers ou d’origine étrangère peuvent permettre de lutter contre les rigidités langagières et provoquer de véritables chocs ouvrant de nouvelles voies à l’expression. Des perturbations du langage ordinaire que préconise Adorno ne doivent toutefois pas être interprétées comme un éloge inconditionnel de l’hermétisme. Il tient beaucoup à ce qu’il appelle le contenu ou la teneur de vérité, c’est-à-dire à la mise en question de la vie qui ne se vit pas dans la société capitaliste. L’oeuvre d’art en crise doit être en même temps prémonition qu’une autre vie est possible.
Cette lutte contre la réalité empirique aliénée doit être permanente, car elle ne peut se satisfaire de répéter des formes atteintes à un moment donné et qui pouvaient avoir à ce moment-là une portée subversive. Le renouvellement des formes est donc indispensable pour ne pas se laisser aller à des formulations routières, à des formes technicisées et sclérosées qui ne reflètent plus que des avant-gardes mortes. Cela ne veut pourtant pas dire que le nouveau, la découverte de ce qui ne se laisse pas absorber par la réalité aliénée immédiate, soit suffisant pour sortir du présent captif, il y faut aussi pour que l’espérance surgisse, le retour de l’oubli, la vigueur de l’espérance fondée sur la fidélité à l’enfance et à l’aspiration au bonheur. L’art qui se bat contre sa propre extinction dans l’univers marchand capitaliste, ne peut cependant tomber dans l’illusion lyrique, dans la recherche de l’harmonieux, d’une harmonie à venir. Comme le dit Adorno, l’art n’a pas d’issue à proposer, il met du désordre là où il y a un ordre meurtrier. On a souvent reproché son négativisme à Adorno, on en a fait un esthète retiré dans sa tour d’ivoire, or, la lecture des Notes sur la littérature n’incline pas à prendre ce reproche au sérieux. En effet, pour lui, les oeuvres d’art qu’elles soient littéraires, musicales ou plastiques portent des coups sévères à la culture dominante que cette dernière se présente sous sa forme élitiste ou sous sa forme médiatique, chaque fois qu’elles démontrent les mensonges de l’existant, chaque fois qu’elles en soulignent le caractère insupportable. Elles disent au fond que tout n’a pas été dit et que tout ne peut pas être réduit à ce qui agrée au capital et contribue à la valorisation marchande. Il ne pourra y avoir de fin de l’histoire aussi longtemps que des oeuvres d’art seront insoumission.

Jean-Marie Vincent





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(1934-2004)