site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

L’Europe est-elle barbare ? Jean-Claude Milner

L’Humanité

12 décembre 2003




Pour Jean-Claude Milner, l’Holocauste est la conséquence extrême d’un antisémitisme structurel remontant à 1789 et non celle de la domination capitaliste. Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, de Jean-Claude Milner, éditions Verdier, 2003, 156 pages, 12 euros. Jean-Claude Milner a donné à son dernier livre un titre quelque peu provocant, mais il n’est pas " a priori " illégitime de se demander si, sous la surface, il n’existe pas des tendances dangereuses, voire menaçantes dans les sociétés européennes en train de s’unir. Il n’est pas non plus étonnant de s’intéresser plus particulièrement à l’antisémitisme qui, il y a quelques décennies, a conduit à la catastrophe de l’Holocauste. Toutefois la lecture de ce texte ne manque de surprendre et d’irriter. L’auteur procède par assertions péremptoires en se servant de concepts qui sont des essences anhistoriques et, sur le fond, des abstractions indéterminées. La virtuosité de l’écriture cache mal la faiblesse de l’argumentation et le caractère dichotomique de la pensée. Selon Jean-Claude Milner, l’Europe issue de 1789 a un problème structurel, à savoir le problème juif. Mais il n’explique guère le pourquoi et le comment du problème. On saura seulement que la question juive, telle qu’elle est formulée par les Lumières - émancipation, mais assimilation -, appelle une solution définitive qui ne pourra reconnaître la spécificité des juifs. Par un déterminisme rétrospectif, la solution finale des nazis devient ainsi la vérité de la question juive. La contingence historique est balayée et avec elle toutes les luttes des juifs et des non-juifs autour de la question. De même est écartée toute réflexion sur le rôle des rapports sociaux dans le développement de l’antisémitisme. On aimerait rappeler ici Karkheimer et Adorno montrant, dans la Dialectique de la raison, que les juifs sont le groupe le plus menacé par la volonté d’anéantissement que produit par lui-même un ordre social faux dans les années quarante. En 1945, dit Jean-Claude Milner, les Ashkénazes ont été anéantis et il n’y a plus de problème juif. On sent bien tout ce qu’il y a d’ironie amère dans cette affirmation, boutade qui fustige les bonnes consciences satisfaites de pouvoir passer à l’ordre du jour. Cela lui permet toutefois de passer sous silence ce qu’on peut appeler la lutte autour de l’après-Auschwitz. On a beaucoup glosé sur la phrase d’Adorno : " Écrire de la poésie après Auschwitz est barbare. " Mais il faut bien comprendre le sens de cette provocation : il est barbare d’écrire de la poésie après Auschwitz si l’on ne fait pas tout pour qu’Auschwitz ne se renouvelle pas sous une forme ou sous une autre. En ce sens, l’anéantissement des juifs d’Europe (" Auschwitz ") n’est pas un événement unique qui serait à lui-même sa propre histoire. C’est au contraire le point culminant, la pointe extrême de tendances à la barbarie présentes dans les relations interindividuelles et dans les relations sociales. Ces tendances, il ne faut pas s’y méprendre, ne renvoient pas à un donné " anthropologique " (le mal dans la nature humaine), mais à la configuration capitaliste barbare des rapports sociaux qui fait des hommes la variable d’ajustement de l’accumulation du capital. Les individus sont contraints de s’affronter pour se valoriser les uns par rapport aux autres dans le cadre de la valorisation du capital. Ils sont soumis, en outre, aux effets, non maîtrisables la plupart du temps, des renversements de conjoncture. Ils sont agressés en permanence par un monde social qui passe par-dessus leurs têtes et sont, en conséquence, souvent poussés à devenir des agresseurs. C’est à partir de là que la barbarie quotidienne peut se développer et servir de support à des formes plus violentes de barbarie nourries par des projections phobiques contre l’autre et par des pulsions de mort. L’antisémitisme, le racisme sont toujours prêts à surgir, à sortir de leur état de latence, dès que des difficultés majeures se présentent à l’horizon, dès que des oppositions majeures se profilent à l’échelle internationale. De fait, les fanatismes, avec leurs cortèges d’excommunications et de massacres, se multiplient depuis le 11 septembre 2001. Après beaucoup d’autre, Jean-Claude Milner constate une recrudescence de l’antisémitisme depuis le début du XXIe siècle, mais comme il refuse l’analyse qu’on vient de faire, il ne veut y voir qu’un antijudaïsme tourné contre l’existence d’Israël. Pour lui, les Israéliens forment une masse compacte, dans laquelle il ne veut pas voir de différenciations sociales et politiques. La politique de colonisation d’Ariel Sharon n’est jamais mentionnée, et critiquer le gouvernement israélien c’est tout simplement tomber dans l’antijudaïsme et s’aligner sur ceux qui veulent détruire, rayer de la carte l’État d’Israël. Il en découle que les antisémites les plus dangereux à présent, ce ne sont pas les gens de l’extrême droite, les négationnistes, mais bien les progressistes, ceux qui veulent que le régime d’occupation cesse en Palestine. Jean- Claude Milner en veut pour preuve les débordements antisémites à Durban en 2001 et lors de manifestations de protestation contre les menées de l’armée israélienne en Cisjordanie. Il oublie de dire que la majorité des " progressistes " condamnent très clairement ces agissements. Le fait qu’il existe un racisme anti-Arabes en Israël et dans une grande partie du monde occidental ne semble pas le gêner outre mesure. Aussi n’est-il guère étonnant qu’il ose écrire ces mots méprisants sur les Palestiniens : " Le paradigme palestinien, c’est de multiplier les morts sans défense, faire parade du sous-armement, choisir les tactiques de la défaite, programmer l’inorganisation matérielle et morale de ses propres populations et, en fin de compte, boucler la boucle et la réamorcer en faisant de la violence la plus aveugle le témoignage de ce qu’on est le plus faible. " Faut-il le rappeler, cette apologie du droit du plus fort est aujourd’hui contredite, bien au-delà de la gauche israélienne, par des militaires de haut rang, voire par des hommes de droite. À l’évidence, Jean-Claude Milner ne veut pas voir ce qu’il y a d’inhumain à s’accommoder de ces massacres réciproques. À la fin de son livre, l’auteur croit pouvoir porter une estocade décisive au " progressisme " en appelant à son secours Gershom Scholem et Walter Benjamin, mais il le fait en jouant sur l’équivoque. En effet, Gershom Scholem fut un des premiers à montrer que l’assimilation des juifs était une illusion qui pouvait conduire à la catastrophe. Son sionisme, pourtant, n’a jamais été celui du Grand Israël : comme Martin Buber, il a toujours voulu trouver un terrain d’entente avec les Palestiniens. Walter Benjamin, pour sa part, s’est intéressé de près au projet sioniste, sans jamais s’y rallier. Ce que Benjamin a retenu de ses échanges avec Gershom Scholem, c’est qu’il fallait s’intéresser de très près au messianisme juif pour en tirer un messianisme profane qui permette de sortir de la continuité catastrophique de l’histoire. L’alliance entre la théologie et le matérialisme historique dont il parle dans les thèses sur le concept d’histoire est une façon de mettre en question le dogmatisme du progrès propre à la deuxième et à la troisième Internationale et de donner des fondements plus solides à une politique d’émancipation de l’humanité.

Jean-Marie Vincent





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)