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La souffrance morale en bas

L’Humanité

23 octobre 2003




Pour Numa Murard, l’érosion du sens de l’action collective et de la solidarité est un des effets de la dévalorisation de l’individu par le capital.

La Morale de la question sociale, ou la culpabilité des victimes, de Numa Murard, La Dispute, 2003, 20 euros.

Le livre de Numa Murard, la Morale de la question sociale, est un travail de sociologie qui sort de l’ordinaire. Il traite en effet de problèmes qui sont ignorés ou peu traités par les sociologues : les attitudes morales des gens d’en bas, des humiliés, des opprimés et des exploités. À partir de matériaux empiriques, Numa Murard montre que les individus des secteurs les plus démunis de la société sont affectés, en raison même de leurs échecs dans la vie, de forts sentiments de culpabilité pour ce qui leur advient. On peut, certes, trouver aussi des réactions de révolte contre les coups du sort et les injustices qu’ils doivent subir, dans ces mêmes couches, mais ce qui prédomine chez eux, c’est une certaine forme de désespérance ou de résignation morne. Les défavorisés qui sont en permanence soumis à des processus de dépréciation, ont, en fait, tendance à se dévaloriser eux-mêmes dans une sorte de ressassement permanent.

Numa Murard ne cherche pas à présenter ces comportements comme liés à la nature humaine, comme quelque chose d’intemporel. Bien au contraire, il les replace dans le contexte du délitement de l’État social et de l’affaiblissement des liens de solidarité sociale qui en résultent. L’individualisme, dont on parle tant aujourd’hui, trouve là une de ses sources. Il est pour une large part un individualisme de perplexité, divisé entre des tendances contradictoires, le repli sur soi-même et des tentatives pour construire des liens sociaux. Les relations entre les individus sont en conséquence difficiles, comme le sont les relations entre les générations et les sexes. La flexibilité du travail et les aléas des trajectoires sociales ont des incidences très différenciées suivant les âges et les sexes. Pour Numa Murard, il faut prendre tout cela en compte, si l’on veut s’engager véritablement dans la voie d’une transformation sociale. Pour bien voir ce qu’il y a à faire, il faut que les défavorisés cessent de se voir comme coupables de ce qui leur arrive, qu’ils cessent de se sentir responsables des souffrances qui constituent une bonne partie de leur vécu. Des individus enfermés dans des culpabilités récurrentes ne peuvent en effet développer le sens de l’action collective, ni non plus concevoir la nécessaire prédominance de continuités sociales sur les discontinuités.

Cette argumentation de Numa Murard est convaincante dans tout ce qu’elle affirme, mais on peut se demander si elle ne laisse pas beaucoup de questions dans l’ombre. La culpabilité morale dont parle Numa Murard n’est pas uniquement une question de morale et d’auto-dépréciation des individus, elle renvoie aussi aux mouvements de l’économie, aux mouvements de la valorisation capitaliste, qui n’est pas seulement valorisation des capitaux, car elle valorise et dévalorise en même temps les individus, en les classant suivant leur place sur les marchés et suivant les capacités et dispositions à répondre aux impératifs du capital. Les individus de la société capitaliste sont en fait contraints d’entrer dans des relations de concurrence et d’affrontements. Leur vécu est en grande partie tissé d’agressions supportées et de réactions agressives contre les autres. Ceux d’en bas sont constamment ballottés, secoués par cette dynamique sociale qui leur fait violence et les rend violents contre eux-mêmes et les autres. Ils se débattent comme ils peuvent, mais en l’absence d’actions collectives, leur expérience la plus fréquente est l’impuissance à desserrer l’étau qui les étouffe. Cette impuissance est d’autant plus fortement ressentie que la construction par les média d’un monde social fragmenté et éclaté, mais naturalisé, brouille les pistes et les situations et par conséquent la visibilité de ce qui se passe pour beaucoup. La culpabilité morale, en ce sens, relève, au-delà des subjectivités, de ce qu’Adorno (souvent cité par Numa Murard) appelle un ensemble social culpabilisant, une machinerie qui refoule et déprécie les aspirations des individus à une vie autre, tout en cherchant à ravir leur dignité. C’est une dimension de la lutte des classes qu’il faut découvrir pour lui permettre de sortir des seules préoccupations " économistes ".

Jean-Marie Vincent





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(1934-2004)