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Nouveaux regards sur l’héritage critique d’Adorno

L’Humanité

10 juin 2003


"’École de Francfort : la théorie critique entre philosophie et sociologie", sous la direction de Miguel Abensour et Géraldine Muhlmann, nø 17-18 de la revue Tumultes, éd. Kimé, 2002. 35 euros.

Où en est la Théorie critique ? Sous la direction d’Emmanuel Renault et Yves Sintomer, éd. La Découverte, coll. " Recherches ", 2003. 280 pages, 31 euros.



L’École dite de Francfort semble bénéficier en France d’un regain d’intérêt.

Quand on fait référence à la Théorie critique de l’École de Francfort, beaucoup sont tentés de hausser les épaules en se disant que, sous la houlette de ses fondateurs Max Horkheimer et Theodor Adorno, évoluait une sorte de secte ésotérique, enfoncée dans un pessimisme abyssal. On est en général moins réservé sur Jürgen Habermas, théoricien de l’agir communicationnel et représentant de ce qui serait la deuxième École de Francfort. Deux publications récentes viennent déranger ces vues simplistes.
La première, " L’École de Francfort : la théorie critique entre philosophie et sociologie ", réagit avec vigueur contre les vues réductrices qui nient l’actualité d’Horkheimer et Adorno. Les articles consacrés en majorité aux diverses facettes de la pensée d’Adorno - philosophe, théoricien de l’art et de l’échec de la culture bourgeoise, sociologue - s’efforcent de démontrer qu’il n’était pas un penseur en retrait de la vie en société. Et qu’on peut encore le confronter avec des pensées qui ont marqué le XXe siècle, comme celle d’Hannah Arendt. Heureuse initiative, le recueil contient plusieurs traductions inédites de cet auteur et d’Horkheimer. L’un d’eux, intitulé " Résignation ", qui montre précisément qu’Adorno n’était pas résigné et n’avait pas fait sa paix avec la société capitaliste.

La deuxième publication, Où en est la Théorie critique ?, se veut plus synthétique et tente même une sorte de bilan des deux écoles de Francfort. Dans leur introduction, les deux coordinateurs Emmanuel Renault et Yves Sintomer avancent ainsi qu’à partir de la Dialectique de la raison, écrite pendant la seconde guerre mondiale, Horkheimer et Adorno abandonnent le programme initial de 1931 et les recherches matérialistes interdisciplinaires (notamment sociologie et psychologie sociale). Ils discernent dans les travaux de Jürgen Habermas sur les sciences sociales, synthèse des grandes sociologies occidentales sous l’égide du paradigme de la raison communicationnelle, une sorte de reprise de la Théorie critique. Cependant, les coordinateurs du projet ne semblent pas totalement convaincus de cet héritage sans testament, et disent mieux retrouver la tradition francfortoise dans les écrits d’Axel Honneth - d’abord disciple, puis critique de Habermas. En ce sens, ils sont soutenus par des articles assez durs de Gérard Raulet et de Nancy Fraser, celle-ci reprochant en particulier à Habermas de ne pas aborder dans sa théorisation de l’espace public le problème de ceux qui en sont exclus. Il faudrait aussi mentionner l’article de Jean-François Kervégan sur les faiblesses des théories du droit et de l’État d’Habermas (et de son vieil adversaire Niklas Luhmann).

Axel Honneth, qui participe lui-même à l’ouvrage, montre effectivement que les relations discursives ou communicationnelles sont profondément perturbées dans la société actuelle par des pathologies sociales de grande ampleur. Au-delà même des problèmes d’inégalités matérielles (revenus, conditions de vie), les couches défavorisées souffrent de n’être pas reconnues et d’être humiliées. Leurs luttes, en conséquence, sont des luttes pour la reconnaissance et contre les injustices qui les déprécient socialement, autant que des luttes pour de meilleures conditions d’existence. En fait, la violence symbolique est omniprésente et structure en profondeur les formes de domination, ce qui invalide partiellement la thématique d’Habermas sur la force normative de l’idéal discursif au fondement de la transformation sociale. La violence qui s’exerce sur les opprimés doit être vaincue pour que puisse s’ouvrir une perspective d’émancipation.

Axel Honneth, à partir de ce développement, pense donner une troisième version de la Théorie critique qui dépasse les apories des deux premières et ouvre de nouvelles voies aux sciences sociales. On peut néanmoins se demander s’il n’occulte pas, ce faisant, certaines élaborations de la première Théorie critique, après la seconde guerre mondiale, notamment l’intérêt renouvelé d’Adorno pour Marx et la critique de l’économie politique. Il suffit de lire un certain nombre de ses analyses et développements sociologiques pour se rendre compte que la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise joue un rôle central dans sa conception de la société capitaliste. Adorno a influencé tout un courant de réflexion sur l’ouvre de Marx désireux de prolonger la critique de l’économie politique par un travail systématique sur Le Capital et les oeuvres de la maturité. Une postérité qui reste largement à découvrir.

Jean-Marie Vincent





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(1934-2004)