site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La puissance idolâtrée

L’Humanité

18 avril 2003




Tout l’intérêt du dernier livre de Robert Kagan est de condenser les thèses des faucons américains prêchant une quatrième guerre mondiale.

Le livre de Robert Kagan [1], membre de la Fondation Carnegie, sous-titré " Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial ", est un méchant livre, le livre d’un faucon néoconservateur indûment encensé par un de ses complices comme digne de Raymond Aron. Sans avoir une prédilection particulière pour Raymond Aron, on reste proprement pantois devant une telle d’outrecuidance. La pensée de Robert Kagan ne fait pas dans la nuance, elle travaille au marteau-pilon et ne dédaigne pas non plus le bulldozer. On est loin des analyses souvent subtiles de Raymond Aron sur la politique internationale, par exemple sur les États-Unis comme république impériale. Mais la pensée fruste de Robert Kagan est, ô combien, significative des conceptions de l’administration Bush. Les choses du monde sont d’une simplicité limpide. Dans son introduction, Robert Kagan écrit sans fausse honte : " Face à des adversaires réels ou potentiels, les Américains sont plus favorables à la coercition qu’à la persuasion et préfèrent les sanctions punitives aux incitations à une meilleure conduite, le bâton à la carotte. "
Si l’on se demande comment on s’arroge le droit à exprimer ouvertement une philosophie aussi arrogante, la réponse est confondante dans sa fatuité et sa brutalité : le nationalisme américain est universaliste, car il se préoccupe du sort du monde entier, ce qui sous-entend que les autres grandes nations, en particulier celles d’Europe occidentale, ne sont que des nations particularistes. La preuve en est que les Européens et leurs États ont renoncé à la puissance matérielle, notamment militaire, et sont en conséquence incapables d’intervenir contre les forces du mal qui prolifèrent à l’échelle internationale. Il n’est point besoin de s’interroger outre mesure sur ces forces du mal, il suffit de savoir qu’elles sont désignées en tant que telles par l’hyper puissance universaliste. Le monde peut aussi être divisé entre bons, méchants et tièdes - qu’on méprise comme des lâches. La toute-puissance militaire doit évidemment être complétée par une véritable toute-puissance symbolique. Les gouvernants américains doivent être les seuls à pouvoir dire le monde grâce à la puissance des médias à leur disposition.
Il faut en quelque sorte avoir la capacité de changer le statut de la réalité, de dire noir ce qui est blanc et vice versa. Il s’agit aussi de renvoyer les inégalités sociales, les souffrances, la misère de la majorité de l’humanité dans les limbes du fantomatique, voire du fantasmatique. Par contre les révoltes, les contestations, les luttes contre la mondialisation capitaliste sont potentiellement du terrorisme, puisque le terrorisme est ce qui vient déranger l’ordre du bien, la démocratie du marché. La lutte actuelle contre l’axe du mal, bien entendu, prolonge celle qui a été menée contre l’Union soviétique et ses satellites. On est dans le domaine de l’épopée toujours recommencée depuis 1917 et du récit religieux des exploits de la nation américaine. L’administration Bush, dans cette continuité, ne peut commettre d’agression, puisqu’elle ne peut, par définition, être dans son tort. Comme le dit si bien Robert Kagan : " A présent, il y a tout lieu de penser que le 11 septembre, dont les historiens à venir feront sans doute la conséquence inévitable de la présence américaine dans le monde musulman, conduira les Américains à s’installer pour longtemps dans le golfe Persique et en Asie centrale et débouchera peut-être sur une occupation à long terme de l’un des plus grands pays arabes. " D’autres faucons disent carrément que les États-Unis commencent une quatrième guerre mondiale (la troisième a été la guerre froide) qui pourrait durer des décennies.
C’est une guerre politique prolongée qu’il faudra mener contre ce néo-impérialisme meurtrier et vorace.

Jean-Marie Vincent





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse, Éditions Plon, 2003, 14 euros.