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Culture de gouvernement

L’Humanité

6 mai 2002




L’échec du gouvernement de la gauche plurielle était inscrit dans ses premiers pas. Lionel Jospin, qui avait mené campagne tambour battant contre le traité d’Amsterdam en 1997, s’y est rallié du jour au lendemain en renonçant par-là à lutter sérieusement contre l’Europe capitaliste et la mondialisation néolibérale. Sous l’influence de son ministre de l’Économie et des Finances, Dominique Strauss-Kahn, il a manifestement cru qu’une adaptation souple aux processus d’internationalisation économique en cours lui permettrait d’éviter des réactions trop vives des marchés financiers. Il a pensé qu’il aurait ainsi une certaine marge de manouvre sur le plan intérieur pour mener une politique contre le chômage.
Tout cela s’est traduit par une politique qui prétendait jouer habilement sur deux registres. D’un côté, on privatisait massivement et à toute allure pour se conformer aux orientations néolibérales dominantes en Europe ; de l’autre côté, on mettait au point les lois sur les trente-cinq heures, on créait les emplois-jeunes. Les résultats de ces politiques sociales se sont révélés toutefois assez vite décevants. Le patronat, à l’offensive, a vidé les 35 heures d’une partie de leur contenu en imposant dans beaucoup d’entreprises l’annulation. Il a mené en outre une offensive de grande envergure pour précariser le travail et rendre caducs des pans entiers du droit du travail. Malgré la croissance retrouvée et la baisse du chômage, les firmes multinationales ont pu, dans ce contexte procéder à des licenciements collectifs massifs sans trouver de la part du gouvernement une réponse à la hauteur.
Derrière des apparences de régime de croisière, le gouvernement Jospin a perdu peu à peu ses assises chez une grande partie des salariés qui se sentent en déshérence. Des couches entières se voient méprisées, humiliées, reléguées dans les soutes de la société, alors que les profiteurs de la mondialisation s’affichent avec insolence et arrogance. Au-delà de leurs souffrances quotidiennes, ce qui a profondément atteint ces couches, c’est que dans un monde très médiatique, elles devenaient invisibles, qu’on leur refusait toute reconnaissance. Beaucoup d’entre elles ont été entraînées dans une spirale régressive ; agressées par la vie, elles sont en conséquence tentées d’agresser plus faibles qu’elles : les immigrés, les jeunes, etc. De telles réactions se font d’autant plus fortes que les incertitudes du lendemain sèment la peur, l’angoisse et un irrépressible sentiment d’insécurité. La montée de la petite délinquance peut ainsi devenir un abcès de fixation, facilement exploitable par les démagogues de droite et d’extrême droite.
Le gouvernement de la gauche plurielle a reçu un premier avertissement lors des élections municipales de 2001. Mais, manifestement, il a été ignoré par la force hégémonique dans la gauche plurielle, le Parti socialiste. Il a continué au contraire à se prévaloir de son bilan sans s’apercevoir du gouffre qui s’ouvrait sous ses pieds. Il se refusait également à voir les transformations de l’État qu’il avait lui-même contribué à mettre en ouvre, transformations qui ont fait de l’État national français un État national cosmopolite, de plus en plus fonctionnel par rapport à la mondialisation néolibérale. Il retransmet dans différents domaines - éducation, structuration des administrations publiques, fiscalité, etc. - les pressions venues du marché mondial et des différentes institutions en restructuration des rapports sérieux en apportant sa contribution à la flexibilisation du travail, par les politiques dites de sécurité dans les quartiers sensibles, par les stigmatisations judiciaires et pénales de certaines populations. Cet activisme, qui se pare des couleurs de la nécessité, se veut en même temps porteur de politiques de modernisation et de réformes pour mieux profiter de la mondialisation. L’État national cosmopolite ne peut effectivement rester immobile.
Dans un tel cadre, la gestion gouvernementale tranquille est impossible. Il faut ou bien se plier aux mouvements internationaux de la valorisation du capital ou bien les contrer avec tous les moyens dont on dispose sans craindre d’affronter des crises. De ce point de vue, il est clair qu’il faut se débarrasser de ce que certains appellent la " culture de gouvernement " qui rend aveugle à la réalité des processus. La culture politique dont on a besoin à l’heure de la mondialisation néolibérale est une culture de la rupture. Il ne s’agit pas de prêcher la rupture immédiate avec le capitalisme, mais de s’habituer à jouer sur les déséquilibres sociaux et politiques pour affaiblir le capital et se donner plus d’espaces de mobilisation. On peut, certes, crier à l’irresponsabilité, mais l’irresponsabilité la plus grande n’est-elle pas de rester les bras croisés en attendant passivement de nouvelles catastrophes ? Le moindre recul des puissants de ce monde peut redonner de l’espoir à ceux qui n’en ont plus et leur faire voir le monde autrement.

Jean-Marie Vincent. Politologue. Professeur à l’université Paris-VIII.





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(1934-2004)