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Après Sangatte

L’Humanité

15 avril 2003




L’originalité du livre de Smaïn Laacher [1] consiste, et ce n’est pas un mince mérite, à donner la parole aux migrants eux-mêmes et plus précisément à ces migrants qu’on ne voulait pas voir, ceux du centre de Sangatte, aujourd’hui fermé.

Smaïn Laacher a procédé à une véritable enquête entre septembre 2001 et avril 2002 qui lui permet de balayer un certain nombre d’idées reçues. Cette immigration qui vient de loin, Irak, Afghanistan, n’est pas, comme on le dit trop souvent, une immigration essentiellement économique (acquérir un meilleur niveau de vie), c’est une immigration qui, en fait, est largement déterminée par la violence et l’arbitraire qui règnent dans cette partie du monde. Reprenant une expression de Jean Amery, forgée à partir de l’expérience concentrationnaire, Smaïn Laacher écrit que beaucoup de migrants sont profondément perturbés dans leurs habitudes de vie et dans leur façon d’exister. Il ne faudrait toutefois pas croire qu’on est en présence d’une sorte de désespérance propre à des individualités en échec ou encore de malaises singuliers. La décision d’émigration est rarement une décision solitaire, c’est la plupart du temps une aventure que l’on doit replacer dans son contexte social, en fonction d’un projet familial financé par tous. Le migrant, porteur des espoirs de son entourage, se doit de réussir coûte que coûte. Il est d’ailleurs sélectionné soigneusement en raison de ses capacités d’initiative et d’adaptation. L’enquête montre effectivement que beaucoup de ces migrants ont un niveau culturel au-dessus de la moyenne.

Sangatte avant sa fermeture était un espace de délibération où les imaginaires du voyage pouvaient se confronter, l’auteur indique que c’est souvent à Sangatte que se prend la décision définitive d’aller en Grande-Bretagne comme but ultime du voyage pour une partie des migrants. C’est qu’en effet Sangatte était aussi un lieu de dessaisissement de soi parce qu’on ne pouvait pas y trouver d’espace de vie autonome, de véritable quant à soi. Smaïn Laacher relève à ce propos que les conditions d’accueil pour les demandeurs d’asile sont bien meilleures en Grande-Bretagne. Cela met en question la posture répressive de l’État français qui ferme les yeux et les oreilles pour ne rien savoir et s’oppose à tout débat digne de ce nom sur " les sans-papiers " et leur régularisation. Comme le dit Smaïn Laacher, c’est une attitude insensée et irresponsable. Si l’on prend la dimension des flux migratoires dans toute leur gravité, on voit bien que les traiter ou plus exactement prétendre les traiter par les seules méthodes policières révèle un refus d’aborder au fond les problèmes des relations Nord-Sud, de la croissance des inégalités sociales, des guerres dans le cadre de la mondialisation capitaliste. Le livre de Smaïn Laacher donne à réfléchir.





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Jean-Marie
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(1934-2004)




[1Smaïn Laacher, Après Sangatte... nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, La Dispute 2002, 10 euros.