site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Le marxisme et les contradictions du « socialisme réellement existant »

Les Interprétations du stalinisme

PUF, p. 291-310, mai 1983


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



Aujourd’hui, on ne trouve plus guère de commentateurs pour voir dans l’URSS et les démocraties populaires les pays du « socialisme triomphant » ou des « lendemains qui chantent ». Quand Georges Marchais parle de bilan globalement positif des pays de l’Est, il est implicite dans son raisonnement que les ombres au tableau sont très importantes et ne sont pas simplement des petites taches sur un visage par ailleurs serein et sans grimaces. Dans les déclarations du Parti communiste sur les sociétés de l’Est, les atteintes à la démocratie et aux libertés qu’on y énumère avec prudence n’apparaissent pas du tout secondaires. Leonid Brejnev lui-même qui vante les avantages du « socialisme développé » de l’URSS se garde bien de lui attribuer sans précaution toutes les vertus d’une société de liberté et d’abondance.

Il semblerait donc que le temps soit venu de jeter un regard froid sur la réalité du « socialisme réellement existant » [1] pour en faire, selon le voeu de Rudolf Bahro, l’anatomie et pour saisir les lois de son mouvement. Or, force est de constater qu’une telle entreprise se révèle singulièrement épineuse et que les tentations de la dénonciation a priori et de l’excommunication (pour raison d’indignation morale) se glissent entre l’interprète et l’objet à étudier. On est, de surcroît, confronté au fait que les pays de l’Est, loin d’être des réalités marginales dans le monde d’aujourd’hui, représentent des éléments décisifs de son évolution possible. L’URSS n’est pas une puissance parmi d’autres, elle est selon toute vraisemblance la première puissance militaire du monde, et à travers le mouvement communiste international, elle dispose de points d’appui bien au-delà de sa sphère d’influence directe. En d’autres termes, on ne peut s’interroger sur le monde de demain, sans s’interroger sur l’Union soviétique et ce que recèle sa dynamique sociale et politique. Le monde occidental encore si sûr de lui, il y a quelques décennies, découvre avec des grincements de dents que ce qui se passe en Pologne ou en URSS a autant, si ce n’est plus d’importance pour l’avenir que les passations de pouvoir entre présidents des Etats-Unis. L’URSS et les pays de l’Est ne sont plus vus sur la toile de fond d’un monde rassurant, mais au contraire sur la toile de fond d’un monde plein de menaces imprévues et de changements d’orientation déroutants. C’est dire que si les légendes anticommunistes les plus archaïques n’ont plus guère cours aujourd’hui, il y a dans beaucoup de théorisations sur le « socialisme réellement existant » la volonté inavouée de se débarrasser par une sorte de magie incantatoire de l’existence gênante et obsédante de ce qui ne devrait pas être. On ne cherche plus seulement à faire des pays de l’Est des repoussoirs, on tend à les dépeindre comme des ensembles socialement et politiquement aberrants, comme des cauchemars cristallisés.

De ce point de vue, il est significatif de voir comment sont reçus et perçus les dissidents venus des pays de l’Est. Ce ne sont pas leurs thèses les plus différenciées ou les plus originales sur les sociétés non capitalistes qui sont le plus volontiers commentées et utilisées, ce sont au contraire leurs vues les plus sommaires et les plus péremptoires, c’est-à-dire les plus discutables, qui sont systématiquement montées en épingle. Dans l’oeuvre riche et multiple qu’est L’archipel du Goulag par exemple, on relève surtout la continuité qu’établit l’auteur entre la période stalinienne et la période du début du système soviétique. On cherche ainsi à oublier les discontinuités, pourtant non négligeables, qui marquent l’histoire des pays de l’Est depuis octobre 1917. Le goulag du temps de Lénine ne joue pas un rôle aussi décisif socialement (qualitativement et, bien sûr, quantitativement) que celui de la période de Staline. La répression policière et le terrorisme idéologique varient également, et de façon notable, dans le temps et dans l’espace. Ils n’ont pas la même portée à Moscou, à Berlin-Est ou à Budapest, ils n’ont pas exactement les mêmes déterminations politiques en 1937 et en 1981. On peut sans doute récuser les explications qui n’en sont pas et renvoient au fortuit, à l’accidentel (le phénomène stalinien comme réalité spatio-temporelle chez J. Elleinstein), en cherchant les lois des variations observées. Encore faut-il pour cela ne pas tomber dans le piège de la surestimation de l’idéologie, c’est-à-dire en faire la matrice essentielle, voire unique, des mouvements phénoménaux de la société. L’idéologie des pays de l’Est aujourd’hui a, certes, toujours des rapports évidents avec le corpus théorique et politique de Marx comme avec celui de Lénine, mais il est impossible d’ignorer les modifications considérables qu’elle a connues depuis une soixantaine d’années. On ne se trompera guère en avançant même que les successions de constructions idéologiques ont été particulièrement nombreuses et qu’elles ont épuisé leurs effets de mobilisation (ou d’intimidation) avec une assez grande rapidité. Les thèmes du rattrapage et du dépassement économiques de l’Occident, de la construction en grand du communisme, ont aujourd’hui cédé la place au thème tout à fait terre à terre du « socialisme réellement existant ». Il est, en ce sens, difficile d’affirmer que la réalité idéologique prime la réalité tout court, ou de dire, même sous une forme atténuée, que l’irréalisme idéologique entrave à chaque instant la dynamique sociale. En revanche, on sera beaucoup plus près de la vérité en écrivant que le « marxisme-leninisme » s’est modelé et se modèle largement en fonction des besoins de la couche dominante. Les références rituelles, la terminologie consacrée se remplissent de contenus variables au fil des ans, au point d’ailleurs qu’on peut être tenté de dénier toute pertinence à la « réalité idéologique » et à n’y voir qu’un ensemble de hochets à l’efficacité douteuse. A l’évidence, ces oscillations entre la conception d’une idéologie toute puissante et celle d’une idéologie qui serait pure dérision mettent l’accent sur la faiblesse de ce type d’argumentations, l’absence d’une analyse globale et articulée de la relation sociale (susceptible, entre autres de déterminer la place et le poids de l’idéologie).

On se heurte à des problèmes analogues, lorsqu’on se tourne vers les théorisations qui ne veulent analyser la dynamique du « socialisme réellement existant » que sous l’angle quasi exclusif de la force et de la coercition, de la force brute pour la force brute comme le dit Cornelius Castoriadis dans son livre Devant la guerre [2]. Dans cette perspective, l’Etat et les formes politiques qui lui sont attachées ne sont plus saisis que comme des machines à opprimer, ou comme l’expression d’une volonté de puissance anonyme et sans objet, parce qu’elle est prête à convoiter tout objet. On est, toujours pour suivre C. Castoriadis, dans le contexte d’un « vide social-historique » complet, marqué par l’inexistence ou l’inconsistance des projets sociaux affichés ou de l’imaginaire proposé aux gouvernés. A la limite, on serait en présence d’un pouvoir qui s’alimenterait de sa propre inertie et se reproduirait de lui-même, en proliférant comme une formation cancéreuse. Les techniques du morcellement et de l’atomisation de la société qui réduisent les individus et les groupes à l’impuissance suffisent en fait à empêcher le développement de projets sociaux différents, substituables au vide ambiant. Elles permettent par conséquent au pouvoir de fonctionner unilatéralement, c’est-à-dire de nourrir ses propres appareils des efforts de la société, sans lui fournir de contrepartie notable. Il faut sans doute reconnaître que le cynisme, la corruption, la sélection par la médiocrité diminuent considérablement l’efficience du pouvoir en faisant tomber son prestige au plus bas au niveau des administrés, mais ces phénomènes sont, à tout prendre, secondaires, dans la mesure où le pouvoir peut concentrer d’énormes moyens dans la production d’instruments de destruction et trouver une sorte de légitimation en jouant un rôle de premier plan dans les relations internationales (course aux armements, expansion de la sphère d’influence, etc.). On pourrait donc conclure à la transformation du « socialisme réellement existant » en « stratocratie », c’est-à-dire en société militaire sui generis parasitant le reste de la société. Mais précisément la formulation de cette conclusion fait ressortir la fragilité de l’édifice et oblige à se poser quelques questions essentielles. Il apparaît d’abord très difficile d’admettre qu’il puisse y avoir une sorte de dualisme sociétal, stratocratie proprement dite et société civile supportant la première. Cela est vrai sur le plan économique où il est impensable qu’à la longue une économie civile stagnante puisse servir de terreau nourricier à une économie militaire en pleine expansion en lui fournissant les hommes et les ressources matérielles nécessaires. C’est également vrai sur le plan politique où l’on voit mal comment un parti de moins en moins capable de mobiliser les masses soviétiques (sauf à utiliser le chauvinisme russe) pourrait assurer les arrières de la « caste militaire » et lui garantir la paix intérieure nécessaire à la mise en oeuvre de ses projets. On peut, bien sûr, faire valoir que les mobilisations opérées par les régimes du « socialisme réellement existant », notamment lors des campagnes politiques, sont la plupart du temps rituelles et formelles, et par là même contrastent avec les mobilisations qui sont réalisées dans le domaine militaire. Mais il faut bien voir que ces mobilisations rituelles qui ne suscitent effectivement pas de véritable adhésion populaire, sont la condition des mobilisations militaires. Il n’y a pas, en ce sens, de discontinuité fondamentale entre pouvoir militaire et pouvoir politique proprement dit, encore moins des oppositions nettes entre leurs principes et leurs pratiques de fonctionnement. La gestion militaire fait appel à des méthodes de concentration des moyens, d’isolement et de secret, de mise entre parenthèses des considérations immédiates de rentabilité qui ont été éprouvées au niveau de la société soviétique tout entière depuis la période des premiers plans quinquennaux et de la collectivisation agricole forcée. En d’autres termes, l’hypertrophie du secteur militaire et l’importance croissante de sa bureaucratie doivent être expliquées dans le contexte des lois de fonctionnement du « socialisme réellement existant » et non fournir l’explication de la reproduction et de l’expansion du système. L’« explicandum » ne doit pas être pris pour l’« explicans ».

Les éléments de crise qu’on observe dans presque tous les pays de l’Est montrent d’ailleurs concrètement qu’il faut se garder de donner trop de poids à l’« idéocratie conquérante » ou à la force brute, voire même à l’idée de domination pour la domination (même s’il n’est pas question de nier qu’une logique totalitaire puisse être à l’oeuvre en URSS et dans les démocraties populaires). La première puissance militaire du monde hésite manifestement devant les conséquences d’une intervention directe en Pologne (mise en question de l’équilibre européen, risque de déstabilisation de tout le glacis est-européen, répercussions économiques, etc.) et n’arrive pas à mener à son terme l’expédition d’Afghanistan. A y regarder de plus près, l’expansion de la sphère d’influence soviétique en Afrique ou en Asie (par l’intermédiaire des Vietnamiens) n’apparaît pas non plus exempte de problèmes graves. Les régimes avec lesquels l’URSS s’allie, dans ces régions du monde, sont confrontés à de redoutables difficultés politiques et sociales (guerres civiles, déficiences économiques, etc.), et, à l’exception de celui du Cambodge, ne disposent pas du parti nécessaire à l’instauration de structures « socialistes réelles » qui soient quelque peu stables. Que ce soit en Angola, en Ethiopie ou au Yémen du Sud, l’URSS ainsi que ses alliés cubains et allemands de l’Est ne sont donc pas à l’abri de retournements diplomatiques et de changements de camp brusques. Il faut ajouter à cela que les coûts de cette politique de grande puissance sont de plus en plus lourds à porter pour des économies qui, celle de l’Allemagne de l’Est exceptée, sont stagnantes, voire en forte régression comme en Pologne. Dans le même ordre d’idée, il faut noter que les pays du « socialisme réellement existant », que mille liens relient au marché mondial, sont en train de perdre pied dans la compétition économique internationale, exacerbée depuis la crise de 1974-1975. Il semble en particulier douteux qu’ils puissent absorber facilement les nouveaux développements technologiques (informatique, électronique, robotique, etc.), ce qui laisse supposer que leur retard dans la concurrence Est-Ouest ne fera que s’accentuer. Il est, par suite, à peu près inévitable que les tensions sociales se multiplient dans le « socialisme réellement existant », étant donné l’attrait qu’exerce le mode de vie occidental, même en période de chômage, sur les masses de l’Est. On peut évidemment faire confiance aux polices politiques pour mettre hors d’état de nuire la plupart des dissidents de droite et de gauche, mais elles ne pourront mettre fin, malgré leur habileté, à cette forme de dissidence massive qui pousse la grande majorité des travailleurs à secouer l’encadrement politico-idéologique des régimes de l’Est. Si l’on tient compte de tous ces aspects non militaires des interactions entre l’Est et l’Ouest, il est à la longue peu probable que le rapport des forces ne se modifie pas au détriment de l’URSS. Cela revient à dire que la fuite en avant que représente la marche forcée des dirigeants soviétiques vers le surarmement, dans le but d’asseoir leur suprématie interne et de faire admettre un droit de regard et d’intervention dans les affaires mondiales, ne fait que reculer les échéances. La force de l’armée soviétique suffit à contenir dans certaines limites la contestation venue des démocraties populaires, elle ne peut être qu’insuffisante contre des secousses et des poussées venant d’URSS. Pour toutes ces raisons, on ne peut lire qu’avec scepticisme les affirmations aujourd’hui très fréquentes sur le caractère irrésistible ou inévitable de l’expansionnisme soviétique. La volonté de puissance de la couche dominante dans le « socialisme réellement existant » ne se heurte, en réalité, pas seulement à des rapports de force souvent défavorables, elle trouve aussi des limites très étroites dans les faibles capacités de contrôle social et de gestion des systèmes post-staliniens. La fragilité chronique des démocraties populaires laisse, à l’évidence, très mal augurer des effets d’une nouvelle vague de « soviétisation », et il est vraiment très difficile de voir dans les pays de l’Est la pointe avancée du monde actuel, la préfiguration de ce qui attend toute la planète, que l’on appelle cela capitalisme bureaucratique ou capitalisme d’Etat. Il n’y a apparemment aucune logique historique et sociale particulièrement contraignante qui conduirait au remplacement du capitalisme par le « socialisme réellement existant » en tant que mode d’organisation sociale ou mode de production supérieur.

Il reste néanmoins que la longévité, la relative capacité d’adaptation du « socialisme réellement existant » et, ce qui n’est pas secondaire, sa capacité à contenir l’influence d’un capitalisme mondialement dominant invitent à le saisir comme une formation sociale spécifique, c’est-à-dire comme une formation dans l’originalité de son modus operandi. Le point de départ doit inévitablement être une réflexion sur la nature et la portée de la rupture avec le capitalisme introduite dans la foulée de la Révolution d’Octobre. Le « socialisme réellement existant » repose en effet sur la désarticulation des rapports capitalistes consécutive au communisme de guerre et à l’abandon de la NEP en 1928-1929. Plus précisément, il correspond à un agencement nouveau des rapports entre dirigeants et dirigés, entre dominants et dominés qui ne fait que déplacer les relations de subordination et de hiérarchisation sans les bouleverser complètement. La relation sociale ne se présente plus comme une relation entre le capital et le travail, donc comme une relation d’exploitation directe de la force de travail au profit d’un capital (des moyens de production appropriés de façon privée), mais elle ne peut, pour autant, être assimilée à une véritable socialisation. Il n’y a plus de capital, mais le monopole bureaucratique sur les moyens de production impose une loi particulièrement dure à ceux qui ne sont que les exécutants. C’est toujours une minorité de la société qui décide des finalités et des modalités de la production, et la suppression de l’appropriation privée du surtravail de la société ne signifie pas que ce dernier soit utilisé et réparti de façon véritablement collective. La bureaucratie de l’Etat parti ou du parti-Etat s’arroge les fonctions de directeur et de répartiteur de la production au nom d’un prolétariat réduit à la prostration et à l’impuissance. Il y a bien eu révolution, dans la mesure où la bourgeoisie et ses alliés ont été expropriés, mais révolution inachevée et interrompue, dans la mesure où les couches exploitées et opprimées n’ont pu imposer leur hégémonie. Le bouleversement social s’est concrétisé moins par une transformation radicale des rapports sociaux que par une série d’opérations de substitution et de permutation entre couches sociales. La bureaucratie, d’abord lieutenant de la classe ouvrière, s’est substituée à cette dernière en se faisant en même temps la remplaçante de la bourgeoisie comme couche sociale dominante. Substitut du prolétariat, la bureaucratie défend avec vigilance la propriété étatique contre les tendances à la restauration de l’initiative privée de type capitaliste ; substitut de la bourgeoisie, elle enferme la classe ouvrière dans les mailles d’un salariat d’Etat qui la maintient dans une situation d’atomisation et de subordination. A proprement parler, il n’y a pas de véritable collectivisation des activités économiques, même s’il y a suppression des mécanismes de l’accumulation privée, puisque la planification ne fait qu’assigner d’en haut et sans discussion démocratique, multilatérale, les objectifs de production. Les rapports de production ne sont sans doute plus capitalistes, mais ils restent fondamentalement marqués par la séparation entre les producteurs directs et les moyens de production ainsi que par l’exclusion de l’immense majorité de la société des processus de décision. Comme l’a très bien noté Ernest Mandel [3], ces rapports de production sont hybrides, parce qu’ils ne font jouer la logique des choix ou des orientations collectifs que dans un cadre où la participation collective, quoique constamment invoquée et conjurée, est, dans les faits, systématiquement exclue. La planification autoritaire et la loi de la valeur, qui sont censées concourir harmonieusement au développement économique du socialisme, se contrarient, quant au fond, de façon permanente, dans la mesure où la planification, malgré sa prétention à tout régenter, doit concéder à contrecoeur des possibilités de jeu aux mécanismes économiques spontanés, et dans la mesure où la loi de la valeur (valoriser le travail et les moyens de production) ne peut déployer tous ses effets sans nier la planification et son autorité sur l’organisation de la production.

Les relations sociales caractéristiques du « socialisme réellement existant » ne peuvent par conséquent être analysées comme des relations radicalement nouvelles, libérant des forces productives humaines soumises jusqu’alors au règne de la production pour la production. Elles ne font au contraire que reproduire, sous des formes à peine nouvelles, le conditionnement du travail humain, sans s’attaquer véritablement à la dominance du capitalisme à l’échelle internationale et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Le « socialisme réellement existant » nie abstraitement les pouvoirs de monopole dans l’économie et la société pour les reproduire comme monopole collectif d’une minorité de la société sur les activités de la majorité. Il est par excellence un ensemble social marqué par la duplicité, c’est-à dire par le dépassement en trompe-l’oeil des limites d’une société d’accumulation et de compétition et par la retombée récurrente, et on ne peut plus réelle, dans une société de dissociation. Dans un tel cadre, la représentation que la société – par l’intermédiaire de la bureaucratie – donne d’elle-même ne peut évidemment être que tout à fait schizophrénique, écartelée entre des affirmations tout à fait contradictoires : d’un côté l’hégémonie du prolétariat, de l’autre côté la toute-puissance des cadres et du commandement. On peut, bien sûr, faire observer que la contradiction ne se situe pas entre des aspects de la réalité qui soient de même niveau ou de même statut, il y a d’une part la pesanteur difficile à secouer des rapports de hiérarchisation et de subordination, il y a d’autre part la fiction apparemment facile à déjouer du rôle dirigeant de la classe ouvrière. Mais il faut bien voir que la référence redondante au prolétariat et à son hégémonie n’est pas pure et simple tromperie, mais renvoie à des processus sociaux tout à fait tangibles par lesquels la bureaucratie se fait substitut de la classe ouvrière : sélection des éléments les plus actifs de la classe pour les faire monter dans l’appareil d’Etat ou les privilégier économiquement, expropriation organisationnelle des travailleurs pour les priver des moyens d’exister socialement, appropriation-dénaturation du marxisme pour l’empêcher de fonctionner comme théorie émancipatrice et comme autocompréhension des salariés producteurs de surtravail. Le « marxisme-leninisme » se présente ainsi comme une machine à contenir les productions de l’imaginaire social, comme un moyen de fixer des interdits dans la production symbolique. Il est naturellement incapable de supprimer les productions idéologiques spontanées des classes et des individus, mais il s’acharne à contrecarrer leur articulation en conceptions cohérentes de la société passée, présente et à venir. Il intégrera au besoin des éléments du vécu, du quotidien des masses, mais à l’état de vues éclatées, de fragments qui ne collent pas les uns avec les autres, même s’ils peuvent parfois dilater certains cadres existants au point de les faire sauter. L’idéologie « marxiste-leniniste », en ce sens, n’a pas la mobilité fébrile des idéologies du monde capitaliste qui se reproduisent dans la nouveauté pour la nouveauté, c’est-à-dire en cherchant sans cesse de nouveaux modes de valorisation ; elle se veut au contraire marche certaine, en une sorte d’avancée tranquille qui n’a plus de problèmes d’orientation ou de direction, comme s’il n’était plus question que d’un perfectionnement indéfini dans le seul renforcement des structures existantes. Le « marxisme-léninisme » qui prétend faire et maîtriser l’histoire, c’est-à-dire en déchirer le sens une fois pour toutes, la nie par cette prétention même, parce qu’il la refuse en tant qu’unité de la continuité et de la discontinuité, de la nécessité et de la contingence. Il est, pour cette raison, en perpétuel décalage par rapport aux occurrences multiples qui traversent la société, et à la pluralité de significations qu’elles recèlent pour les différentes couches sociales. Il trace des barrières, se barde de tabous contre les dangers de l’inconnu, et se trouve, à sa façon hystérique, désemparé par tout ce qui déroute son conservatisme intellectuel. Il ne s’adapte, à ce qui lui devient impossible d’excommunier, qu’à travers des crises plus ou moins graves, en effaçant lui-même avec zèle ce qu’il avait pu proclamer auparavant. Au sein du « socialisme réellement existant », la forme idéocratique dont se pare l’idéologie dominante ne doit donc pas dissimuler l’extraordinaire dégradation de son efficacité : elle représente moins des principes culturels ou des règles d’orientation intériorisés par la majorité de la société que des fétiches auxquels on doit rendre des hommages rituels, en se gardant d’agir ouvertement à leur encontre. Rien de plus frappant à ce sujet que le fétichisme du travail décrit par Pierre Naville dans son Nouveau Léviathan [4] : le travail salarié et ses mérites sont vantés et loués dans des termes qui dépassent de loin ce qui est courant dans les pays capitalistes alors que la bureaucratie elle-même tolère, voire ne peut s’empêcher de favoriser quotidiennement des comportements qui dévalorisent symboliquement le travail. La religion de l’énergie et de l’effort se conjugue avec un laisser-aller et une indifférence aux résultats du travail très généralisés, ce qui donne son cachet de dérisoire à la sacralisation d’un prolétariat soi-disant émancipé.

Dans ce contexte où l’on pourchasse les tendances déviantes et les poussées vers l’utopie concrète (les transformations déterminées de la société) la société – tout au moins sa fraction dominante – ne peut avoir beaucoup de capacités d’anticipation et de possibilités d’auto-réforme. Comme la très bien vu David Rousset dans son livre La société éclatée [5], son problème essentiel est celui de l’innovation sociale, ce qui explique en particulier que les progrès technologiques à l’Est soient dus surtout à l’imitation de l’Occident. La méfiance généralisée que suscitent les initiatives individuelles y est, bien entendu, pour beaucoup, mais il faut plus profondément incriminer le très haut développement des relations d’hétéronomie entre les classes, les groupes et les individus, relations faites de crainte et de suspicion, de soumission et de lassitude devant les obstacles à lever. La lenteur et l’hyper-prudence bureaucratiques essaiment dans tout le corps social transformant sa surorganisation en une lourde machinerie qui ne veut connaître que sa propre reproduction. L’innovation planifiée, dans le domaine technique ou dans le domaine social, ne doit absolument pas empiéter sur les situations établies, aussi grotesques que soient leurs conséquences, parce qu’il ne faut pas perturber des relations hiérarchiques de commandement et d’exécution, de domination et de subordination particulièrement délicates à manier. Il est assez frappant de voir que, dans l’URSS d’aujourd’hui, la classe dirigeante est contrainte d’adopter à l’égard de la classe ouvrière un comportement d’une extrême prudence. Il n’est plus question, comme sous Staline, de la secouer par le stakhanovisme ou par des formes de mobilisation qui dérangent en profondeur les habitudes et les liens spontanés. La classe ouvrière reste un objet de la planification, mais un objet qu’on traite avec précaution, pour ne pas bousculer à travers elle les équilibres du corps social tout entier. Selon toute vraisemblance, l’URSS, champion de la mobilité sociale dans les années 30, est devenue à l’heure actuelle, sinon un pays immobile, du moins un pays à la mobilité réduite. Cela veut dire que l’édifice social ne peut s’y renouveler que très partiellement, dans ses différentes composantes – en bas comme en haut -, et s’enferme, par suite, dans une sclérose progressive. Le mot d’ordre de l’URSS brejnevienne n’est, à l’évidence, plus la « révolution par en haut », le déplacement et la transformation des structures sociales pour instaurer un nouvel ordre socio-politique supérieur au statu quo, mais bien celui du maintien de l’état de choses existant dans ses données fondamentales comme le seul possible et souhaitable dans un monde plein de menaces et de cataclysmes.

La classe dirigeante soviétique, de ce point de vue, a une marge de manoeuvre relativement étroite. Elle n’ose plus proposer la perspective de la réalisation du communisme comme perspective crédible à court et à moyen terme. Il lui est en même temps impossible d’y renoncer complètement, sauf à dénuder son propre pouvoir aux yeux de toute la société. Il lui faut par conséquent jouer sur un double registre, celui du réalisme rassis, du fait accompli sur lequel il n’est pas à revenir et celui d’un surréalisme très particulier qui fait appel à une distance par rapport au présent à laquelle on ne croit qu’à moitié, bien qu’elle serve à réaffirmer sa propre originalité. C’est, bien sûr, ce qui a conduit certains analystes, souvent aigus, comme Soljenitsyne, à conclure qu’il suffirait au pays de se débarrasser de l’idéologie « marxiste-léniniste » superflue pour redevenir un pays ordinaire, c’est-à-dire plus ou moins proche des autres. Mais c’est aller beaucoup trop vite en besogne et oublier que, comme le montre A. Zinoviev dans Le communisme comme réalité [6], le système du « socialisme réellement existant » a depuis pas mal de temps dépassé le stade de la coercition maximale et de l’artificialité idéologique imposée. La pression policière et le poids du conformisme officiel y sont sans doute fortement majorés par rapport aux grandes démocraties occidentales, mais on peut aussi y observer différentes formes de consensus, ce qu’on pourrait appeler des consentements partiels ou cloisonnés, ajustés les uns aux autres sans recours à une opinion publique organisée, dans un climat général de médiocrité et de stagnation des échanges sociaux. Chaque couche ou fraction de classe aménage du mieux qu’elle le peut le cadre dans lequel elle évolue et s’oppose avec des trésors d’imagination et de résistance passive à ce qui pourrait empiéter sur son champ d’action protégé. On peut, bien entendu, constater que dans ce cadre, des couches sociales peuvent avoir des velléités de modernisation et des réactions anticonservatrices ; intelligentsia technique, secteur militaire de pointe, couches privilégiées de la classe ouvrière. Il reste que, pour le moment, ces velléités tournent court très vite, parce qu’elles se heurtent un peu partout à la crainte de voir la société entrer dans des mouvements incontrôlables par leur extension et leurs conséquences. Dans la société soviétique actuelle, les références rituelles au communisme prennent donc largement la valeur d’une assurance contre l’inconnu, d’une réassertion de la viabilité du « socialisme réellement existant ». Il ne s’agit plus à proprement parler d’un thème de mobilisation, de dépassement abstrait des particularismes sociaux et d’unification de la société dans la négation apparente et sublimée des conflits comme à l’époque de Staline, mais bien d’une thématique de conciliation des antagonismes sociaux, voire de gel de la dynamique des rapports de classe. C’est ce qui explique que la terreur, bien que toujours possible comme méthode de gouvernement en cas de crise ouverte, ne joue plus le même rôle dans la gérontocratie brejnevienne ; la répression beaucoup plus sélective vise moins à créer le consensus en pourchassant toute forme de non-adhésion qu’à protéger les différentes zones de consensus contre les diverses formes de dissidence, et surtout contre l’apparition d’une opinion publique globalisante et supracorporatiste. L’ordre « soviétique » à la Brejnev fait preuve d’une certaine tolérance pour tout ce qui est dysfonctionnement, espaces de liberté restreints, traduction plus ou moins fidèle à la base et dans les cellules intermédiaires des directives venues d’en haut, contrairement à ce qui se passait sous Staline, précisément, parce qu’il s’agit d’éléments qui concourent à la production du consensus.

On voit par là que la prostration relative du « socialisme réellement existant » est à cent lieues de l’activisme débridé du totalitarisme stalinien triomphant. Certaines catégories tirées des analyses maintenant classiques de Hannah Arendt [7], notamment celles qui sont censées cerner l’anti-utilitarisme de l’idéologie totalitaire, s’appliquent ainsi avec quelques difficultés au « marxisme-léninisme » brejnevien, à son pragmatisme, et à sa tendance à remplir certaines formules vides de l’idéologie officielle avec des contenus changeants. On peut objecter, il est vrai, que si le brejnevisme est effectivement un phénomène de sénescence, une sorte de stalinisme dilué, il continue à jouer sur un minimum de tension entre le réel social et l’au-delà idéologique qui le justifie. Il continuerait donc de relever d’une projection idéologique sur le sens de l’histoire qui ferait violence à la société, cette violence serait-elle en voie d’atténuation dans ses formes d’expression. Cette objection, en réalité, ne peut être retenue, car, comme on l’a déjà vu, le but – la construction du communisme – s’est lui-même considérablement modifié au cours des années pour ressembler de plus en plus à un simple perfectionnement de l’ordre existant (tendance déjà à l’oeuvre sous Khrouchtchev où le programme du communisme retient même beaucoup du capitalisme développé). La distance au réel – la notion même d’utopie ou de projection utopique devenant suspecte – n’est plus guère qu’un alibi ou plus exactement un ensemble d’idées régulatrices qui permet à des couches sociales aux intérêts non homogènes de délimiter leurs points de rencontre et d’armistice, sans qu’il y ait véritablement engagement quant à un avenir autre. Sans doute, l’idéologie en question est-elle profondément marquée par les vues de la classe dirigeante, par l’attachement de cette dernière à des relations sociales essentiellement inégalitaires, mais elle ne rend pas impossible l’adhésion plus ou moins hésitante et réservée de certaines couches de la société, pas plus que l’idéologie occidentale de la croissance douce et modérée (de nos jours) ne rend impossibles certains ralliements de couches non privilégiées. Faut-il en conclure pour autant que le « socialisme réellement existant » correspond à une sorte de « normalité » du monde d’aujourd’hui qui laisserait loin derrière elle les excès des années 30, 40 et 50 ?

Outre le fait que l’on peut s’interroger sur toute notion de « normalité » sociale, on peut et on doit revenir sur une thématique souvent négligée de Hannah Arendt qui nous rapproche du questionnement sur la relation sociale « socialiste-réelle », celle du totalitarisme comme conséquence de l’« effondrement des classes » et de l’apparition des « masses » sur la scène politico-sociale. Hannah Arendt, en employant cette terminologie rien moins qu’évidente, entend avant tout attirer l’attention sur le fait que le totalitarisme se développe là où les classes sont incapables de confronter leurs situations et leurs problèmes en termes d’intérêts formulés de façon cohérente et rationnelle, et tombent dans des comportements massifiés et irréalistes. Cela lui permet de rapprocher la situation de chômage anomique de 1929-1933 sous la république de Weimar qui conduit à l’hitlérisme et l’extraordinaire tempête sociale qui secoue la Russie de 1917 à 1921 en balayant une grande partie des structures anciennes. Mais cette analogie n’est pertinente que jusqu’à un certain point, puisqu’elle met un signe d’égalité entre une crise du système de représentation et de gestion politiques (Weimar) et une crise révolutionnaire qui met à mal l’articulation interne des classes et leurs articulations entre elles, non seulement dans la politique, mais aussi dans la production sociale. Dans le premier cas, on peut soutenir que les masses petites-bourgeoises se sont laissé fasciner par la politique-fiction du nazisme ; dans le deuxième cas, on ne doit surtout pas oublier que classes et organisations, entraînées dans une tourmente sans précédent, ont lutté pour leur survie. Hannah Arendt, qui reste dans les limites de l’analogie, ne peut ainsi saisir la differentia specifica de la situation soviétique ; la véritable désagrégation des classes urbaines, la retraite politique de la paysannerie, la recherche plus ou moins consciente par la bureaucratie du parti et de l’Etat d’une nouvelle structuration de classe (en l’absence de toute expression organisée et suivie des groupes et fractions de classe en voie de cristallisation ou de reconstitution). Elle ne peut, en raison de cela, concevoir que le totalitarisme stalinien, beaucoup plus que l’affirmation d’un appareil bureaucratique voué à une utopie-fiction, soit la mise en oeuvre de nouvelles relations sociales à partir d’une atonie systématiquement entretenue, puis amplifiée du corps social presque tout entier.

Les purges et les épurations apparemment démesurées des années 30, de fait, ne relèvent pas purement de la terreur pour la terreur, de la volonté du pouvoir de ne plus laisser subsister que son propre vouloir, mais d’une tentative pour empêcher les mémoires collectives ou les solidarités anciennes de groupe d’entraver l’établissement d’une société régulée d’en haut et qui prétend instaurer une rationalité contraignante du sommet à la base. La période sanglante qui va de la collectivisation forcée aux derniers grands procès est comme l’acte de naissance d’une nouvelle classe dirigeante, un déchaînement de forces destructrices pour imposer l’existence d’une couche dominante pénétrant par effraction dans l’équilibre des forces au niveau russe et international. Cela explique que, par la suite, l’URSS ait pu se passer de ce paroxysme répressif et ait pu démanteler une partie du système stalinien (restructuration de la police et des appareils répressifs sous Khrouchtchev) donnant ainsi naissance à des espoirs illusoires de réforme progressive de la société soviétique (lorsque les nouvelles relations de classe sont apparues tant soit peu consolidées). Il faut bien voir, en effet, que l’extraordinaire développement des interventions totalitaires pendant toute une période a masqué une réalité essentielle ; la destruction de toute dialectique véritable des échanges politiques, qui a entraîné un étiolement et une sclérose générale des échanges sociaux. Plus que dans l’idéologie, c’est dans cette involution fondamentale qu’il faut chercher l’origine de la stagnation du « socialisme réellement existant » (et des phénomènes de régression du mouvement ouvrier international). Au fur et à mesure des développements de la guerre civile, les bolcheviks ont fait de la nécessité vertu en acceptant, puis en poussant à la quasi-disparition de la vie politique. Par la suite, après l’interruption de la NEP, le parti n’a pas seulement monopolisé l’expression politique, il l’a réduite à un monologue répété par des millions de voix qui n’ont fait que renvoyer au pouvoir ses propres orientations et l’image d’un peuple docile (quoique souvent inquiétant dans sa morne absence de réponse). Les autorités ont des échanges de façade avec des organisations de masse qui n’ont plus aucune autonomie, elles n’ont des échanges contrariés et réticents avec les groupes sociaux les plus importants qu’à leur corps défendant et en dehors de toute institutionnalisation. La NEP liquidée, le stalinisme qui fait fond sur la terreur, les acclamations plébiscitaires et l’« unité indéfectible » de la volonté populaire ne veut, en réalité, connaître que des groupes et des individus qui nient leur spécificité et leur propre façon de dire ce qu’ils sont. Le pouvoir n’a plus que des questions uniformes et ne veut plus prendre en compte que des réponses répertoriées et cataloguées à l’avance venant de couches sociales dont les différences les unes par rapport aux autres sont elles-mêmes connues au préalable. La société est censée s’unifier à partir des problèmes simplifiés, mais aussi le plus souvent mal formulés que lui posent les autorités, dans un pseudo-dialogue où la langue commune ne permet plus que des échanges factices. La politique n’est plus que l’affirmation tautologique du pouvoir, la mobilisation répétitive du corps social pour des objectifs qui, la plupart du temps, ne peuvent être atteints, et n’ont, en tout cas, pas de portée immédiatement tangible et positive pour ceux qui doivent se mobiliser. La surpolitisation de composantes essentielles de la vie quotidienne (en particulier au niveau de la production) a pour rançon une apathie politique rampante qui laisse passer sans réactions notables les campagnes les plus contradictoires et les prises de position les plus opposées. La politique dépérit parce qu’elle n’est plus synthèse de la diversité ou égalisation progressive, au moins idéalement, des inégalités et des différences par le biais des échanges, des prestations et des contre-prestations entre les composantes hétérogènes de la société, mais se veut pure relation de commandement et de subordination, réitération d’un rapport de force sans déplacement significatif des rapports d’influence. Chacun doit rester à sa place sans avoir la possibilité d’influer sur ce que fait ou dit le voisin ou le partenaire. La politique n’est plus comme sous le capitalisme un échange substantiellement inégal, fétichisé et transfiguré en échange égal entre des citoyens formellement égaux, elle se supprime en tant que politique, en tant que représentation et distorsion des réalités sociales en présence, parce qu’elle se nie en tant que dialogue ou confrontation dont le résultat n’est pas connu à l’avance.

Après la mort de Staline, la situation, il est vrai, se transforme sensiblement, du moins dans un certain nombre de ses données les plus apparentes. Le parti reprend vie, c’est-à-dire ne se comporte plus comme le simple instrument d’exécution d’un dirigeant unique et infaillible ; il cherche même à se présenter comme la manifestation d’une authentique volonté collective, notamment au niveau de sa direction. Il prétend ainsi se rapprocher des administrés en se faisant l’écho de certaines de leurs préoccupations, alors qu’il se veut en même temps leur interprète privilégié, l’organe qui transmute des aspirations ou des intérêts inarticulés en besoins socialement reconnaissables et reconnus. C’est le parti qui redresse les erreurs et les fautes dont il est le principal responsable, décide de ce qui doit être changé et de ce qui ne doit pas l’être. Autrement dit, le parti ne dénie pas une certaine consistance aux catégories sociales qui constituent la société soviétique, mais il nie qu’elles puissent s’exprimer distinctement et directement. Le parti ne répond qu’à des pressions indirectes ou à ce qu’il suppose être les réactions profondes et implicites des groupes auxquels il est confronté. Il entend en même temps leur tracer les limites des comportements licites et tolérables en tant qu’il se croit juge souverain des conflits qui peuvent affleurer à la surface ou rester latents. Le parti, en quelque sorte, dit la société en ses lieu et place, et parce qu’il s’en tient à cette prétention, doit sans cesse nier qu’il puis se y avoir des antagonismes ou des contradictions majeurs. Il lui faut résoudre la quadrature du cercle, donner une lecture homogène d’une société hétérogène, dominée par une division du travail social très complexe et très inégalitaire, en minimisant les divergences de vues et d’intérêts aussitôt qu’il les mentionne ou les admet du bout des lèvres. Le parti est le grand conciliateur d’affrontements qui n’ont pas le droit d’avoir lieu en tant que tels. Il se révèle plus immobile qu’il n’est mobile, puisqu’il cherche plus la reconduction des situations anciennes que l’établissement d’équilibres nouveaux. Son activisme est un activisme pour le statu quo, pour la reproduction d’un système de communications et de connexions unilatérales dont les défaillances sont mal compensées par une coercition omniprésente et le plus souvent d’une efficacité douteuse. Le pouvoir comme violence organisée surestime sa propre efficacité, et surtout veut sous-estimer les effets pervers de ses injonctions les plus péremptoires. Il n’y a pas de reviviscence de la politique, parce qu’elle reste une manifestation de puissance essentiellement confinée dans les sommets, qui ne se module, ni ne se diffuse dans le reste de la société. La politique comme séquence d’ajustements réciproques, comme suite de négociations, de transactions et de compromis n’existe plus que comme une infra-politique, que comme une politique souterraine des marchandages inavoués, des concessions consenties et reprises sans règles déterminées, c’est-à-dire comme politique de l’arrangement précaire destiné à suppléer les failles et les défaillances de l’Etat qui prétendument prévoit et ne se trompe jamais.

Parvenu à ce stade de l’analyse, on peut mieux comprendre la problématique de la relation sociale spécifique du « socialisme réellement existant », ce qui verrouille son évolution et le met du côté des forces tournées vers le passé. Sa paralysie doit être attribuée en définitive plus à la régression du politique et de la politique qu’à la sclérose idéologique. Plus précisément, la sclérose idéologique s’alimente au refus de la multilatéralité des échanges politiques, au refus de leur diversification parallèlement à toute diminution des inégalités économiques et sociales. Il n’est pas exagéré de dire que la fascination de la force, la réduction du parti à un organe de contrôle et de gestion du pouvoir ont occulté, dès le lendemain de la Révolution d’Octobre [8], le nécessaire redéploiement des formes et de la dialectique politique en direction de la majorité de la société, redéploiement que les conseils ou soviets ne pouvaient assurer à eux seuls. La synthèse « aprioriste » à laquelle le pouvoir soviétique a soumis les besoins et les aspirations populaires ne pouvait que se trouver en porte-à-faux par rapport à la société, non seulement en fonction des privilèges accordés dans ce cadre à la bureaucratie, mais surtout en fonction du rapport de méconnaissance qui tendait à s’établir entre le centre et la périphérie. La socialisation de l’économie s’est accompagnée d’une désocialisation politique, plus précisément d’une rupture entre la socialisation de l’expérience qui s’effectuait spontanément dans les groupes et ce qui se présentait comme le prolongement de ces expériences au niveau global, notamment du pouvoir organisé. Ce déphasage, bien sûr, n’est pas absent dans les démocraties occidentales où bien des couches de la population se trouvent de fait exclues de la participation politique (sauf à participer de manière symbolique et rituelle), mais il n’est jamais aussi fort que dans les pays du « socialisme réellement existant ». C’est d’ailleurs cela qui les place sous le signe de la compulsion de répétition, de la répétition du même au nom du changement social. A l’évidence, l’absence d’une théorie politique élaborée chez le Marx de la maturité n’est pas restée sans conséquences graves.





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[1L’expression « socialisme réellement existant » est lourde, mais elle rend mieux les nuances du réalisme bureaucratique, opposé à toute recherche d’actualisation de l’utopie, que l’expression « socialisme réel ».

[2Paris, 1981.

[3On peut se reporter au deuxième tome de son Traité d’économie marxiste, Paris, 1962.

[4Voir le volume Le salaire socialiste, Paris, 1974.

[5Paris, 1973.

[6Paris-Lausanne, 1980.

[7On peut se reporter aux deux ouvrages Le système totalitaire et La crise de la culture, Paris, 1972.

[8Des réflexions intéressantes ce sujet dans l’ouvrage de Agnès Heller et Ferenc Feher, Marxisme et démocratie, Paris, 1981.